LE TRANSHUMANISME DE LA PENSÉE SAUVAGE

par | BLE, JUIN 2017, Technologies

Dans le cadre de ses vingt ans, la Maison du Livre organise, de septembre à décembre 2018, un cycle de rencontres, expositions, spectacles, projections, ateliers d’écriture, publications, etc. autour de la problématique du transhumanisme, entre fictions et réalités. Le but de cet événement multidisciplinaire, auquel participera Bruxelles Laïque, est de proposer à tous les publics, quels que soient leur âge, niveau d’étude, centres d’intérêts… d’accéder aux enjeux de cette question complexe, et de leur donner matière à réflexion et à débat. En voici une amorce.

ALCHIMIE, PENSÉE MYTHIQUE ET BRICOLAGE

L’alchimie est l’ancêtre de nos sciences, rappelle Thierry Hoquet en  introduction  de sa Cyborg philosophie. “Sans la folle prétention de transformer le plomb en or et de découvrir l’authentique fontaine de Jouvence, la science n’aurait pas fait un pas. (…) Cyborg n’est pas le rejeton fantasmatique des sciences mais un fantasme premier et inspirateur : le rêve d’un organisme infiniment plastique, susceptible de se plier à tous les environnements.[1]

Dans son ouvrage éponyme, Claude Lévi-Strauss définit La pensée sauvage comme le vestige d’une pensée mythique, procédant à l’inverse de notre pensée scientifique, et qu’il compare au bricolage contemporain. À l’opposé  de  l’homme  de métier, le bricoleur n’exige pas de matière première spécifique mais procède par combinaisons des “moyens du bord”. “Chaque élément représente un ensemble de relations, à la fois concrètes et virtuelles”.[2] Alors que le savant repose son étude sur un système de connaissances parfaitement maîtrisées, le bricoleur élabore des structures intuitives. Là où la science est avide de connaissances, le bricolage est avide de compréhension et la pensée mythique, bricolage intellectuel, est “libératrice par la protestation qu’elle élève contre le non-sens, avec lequel la science s’est résignée à transiger.[3]

L’hypothèse sera ici que le transhumanisme relève – ou peut relever – de cette pensée sauvage, inverse à la logique d’ingénieur. S’agissant de bricolage intellectuel, j’userai de concepts dans leur sens commun plutôt qu’en référence à une spécialisation particulière. Chargé par la Maison du Livre de réfléchir avec l’équipe à un prochain cycle multidisciplinaire  centré sur le transhumanisme[4], mon but est “simplement” de raconter, et par là dégager du sens. Ce qui suit n’est pas un programme. C’est là d’où je parle, subjectivement, une manière d’aborder le sujet.

PAYSAGE AVANT LA BATAILLE

Au départ, il y aurait cet être fragile, à peine viable, mal terminé et peu gâté par la nature, mais avec des rêves. Il compense son insigne faiblesse par le feu et les outils : Prométhée, ou les débuts de l’homme augmenté. Où dès les origines l’homme se prolonge dans les outils, où dès le départ il se raconte.

Il invente la raison, le beau, le bien, il se pose la question du sens. Il apprend à apprendre, il apprend à transmettre. Il distingue idée et réel, pensée et corps. Où dès le départ, l’humain se demande  ce qui fait l’humain : dans quel organe on le croise, ce qui le distingue des autres espèces…

Se sachant mortel, il s’invente une âme immortelle, mais de quoi est-elle faite, et où se loge-t-elle ? Pour pallier sa solitude, il fabriquera un dieu à son image.

Parallèlement à ces audaces, il se raconte des histoires effrayantes. Ainsi ce savant créant un monstre doué d’intelligence, qui se retournera contre lui… Se faire peur compte parmi ses activités favorites.

C’est aussi la chronique d’un narcissisme à chaque fois blessé, où l’homme réalise qu’il n’est pas le centre de l’univers, qu’il est mû par des forces échappant à sa conscience, qu’il n’a pas le monopole de l’intelligence et pourrait se voir supplanté…

Les blessures et les doutes ne l’empêchent pas d’accroître l’emprise sur son milieu, au risque d’entraîner sa perte. Assurément, cet “amoureux de la sagesse” n’est pas sage. Et bien que convaincu de sa supériorité ontologique, il n’a de cesse d’inventer des interlocuteurs à même de  le destituer. Dopé aux frissons, il aime se frotter aux limites et excelle à envisager le pire.

HISTOIRE D’UNE FUITE EN AVANT

Si les questions soulevées par le transhumanisme remontent aux fondements de nos mythologies, elles sont incontestablement dans l’air du temps. D’où vient ce sentiment d’urgence ? Il faut distinguer la question transhumaniste du courant de pensée qui s’en réclame. Le développement conjugué des Nanotechnologies, Biotechnologies, Informatique et Cognitique (NBIC) laisse entrevoir des avancées vertigineuses. Demain, sans doute, des humains hybridés côtoieront des machines dotées d’intelligence artificielle et la problématique déborde désormais du cadre feutré des comités d’éthique. Le courant transhumaniste revendique cette évolution, réclame son accélération, lui donne un sens ‘techno-prophétique” allant jusqu’à établir un calendrier. Il n’en est pas pour autant dépositaire. L’acronyme NBIC ne sert ni le N, ni le B, ni le I, ni le C, mais il se sert de ces disciplines pour leur prêter un dessein, une convergence qu’elles n’ont pas forcément. De même,  le mot-valise technoscience[5] induit une inversion de hiérarchie. Il agite le fantasme d’une puissance occulte[6], qui “zappe” la recherche fondamentale pour se  mettre au service d’un projet (d’un progrès) défini par avance. “On n’arrête pas le progrès” dit l’adage. Mais tout ce qui est possible est-il souhaitable, voire inéluctable ?

Les tenants du transhumanisme tendent à renvoyer toute opposition à un infamant “bio-conservatisme”. Mais les progrès vont-ils nécessairement dans un sens unique, droit-devant-toute, la seule alter- native étant la stagnation ou la marche arrière ? Alors que la question gagnerait à se débattre par la palabre, entre gens raisonnables, les arguments se tendent, les clans s’invectivent mutuellement. Un dialogue serein est-il impossible ? Ne peut-on pas envisager un transhumanisme modéré ? Gageons qu’une majorité ignore la question ou l’observe avec une fascination circonspecte. Il n’empêche que, de part et d’autre du clivage, des forces se mobilisent pour durcir le ton. Combien sont les protagonistes ? Difficile à dire, mais ils agissent et occupent l’espace.

Sorte de Silicon Valley européenne, la région de Grenoble concentre un grand nombre de centres de recherches en nanotechnologies, robotique et intelligence artificielle, autour desquels les lobbys prolifèrent tandis que, simultanément, la même région voit naître les bio-luddites[7] de l’association “Pièces et main d’œuvre”, comme si les positions extrêmes étaient vouées à s’affronter autour de l’avenir de l’humanité avec des relents de Clochemerle.[8] À en croire d’aucuns, la question transhumaniste serait désormais la seule pertinente, annulant tout autre clivage.[9]

UN DUALISME QUI DISSOUDRAIT LES DUALISMES

Le sous-titre de Cyborg philosophie est pourtant : Penser contre les dualismes. “Cyborg bouleverse les dichotomies les plus  couramment  admises,  proposant  un chemin entre les grilles  d’alternatives binaires : nature/artifice, organisme/ machine, masculin/féminin, normal/pathologique, humain/non-humain. Penser contre les dualités, c’est bien sûr s’y opposer ; c’est aussi penser à leur contact, dans une proximité féconde et inattendue.[10] Où l’on retrouve le bricoleur qui déconstruit pour reconstruire ; où l’on rejoint la quête alchimique : “Résoudre ou même annihiler tous les conflits produits par l’antagonisme de la matière et de l’esprit, de l’idée et de la forme, du concret et de l’abstrait, et fondre toutes les apparences en une expression unique qui devrait être pareille à de l’or spiritualisé.[11]

La pierre philosophale des transhumanistes serait-elle l’immortalité des hommes ou leur dépassement par des intelligences non-biologiques ? De ab-humain (pour éloignement) à post-humain, l’Encyclopédie du transhumanisme et du post-humanisme[12] décline les préfixes, mais a-t-on défini l’humain ? Lorsque je médite, je ne quitte pas mon corps : j’observe ce qui me traverse, les pensées que forme mon cerveau. Mes pensées n’existent qu’à l’intérieur de mon corps. Pourrait-on les définir comme une forme – toute relative – d’intelligence ? Pourrais-je un jour mettre mon âme sur une clé USB ? Une intelligence artificielle peut-elle pratiquer la méditation ?

Avec “l’augmentation” des organes et l’introduction d’artefacts dans le corps d’une part, l’autonomisation des intelligences artificielles de l’autre, on mesure la rupture entrevue par la perspective transhumaniste. La cohabitation d’espèces hétéroclites constituera de plus en plus difficilement une société, dans le sens d’un groupe d’individus unifiés par un réseau de relations. Les mêmes techniques peuvent fabriquer des maîtres ou des esclaves – sans doute les deux simultanément.

Les notions de temps et d’espace  seront également remises en cause. La toute-puissance des GAFA[13] devrait reléguer les gouvernements nationaux au rang de reliques, le véritable gouvernement s’exerçant partout, sans s’inscrire dans aucun territoire. Quant au temps, le projet d’allongement de la vie jusqu’à atteindre l’immortalité devrait logiquement le dissoudre. Un temps infini est-il encore du temps ? À repousser les limites, on risque de se retrouver avec un couteau sans lame, une table tellement rase qu’il n’y aurait plus de table…

DU GRAND BAZAR TECHNOLOGIQUE À LA PATAPHYSIQUE DES IDÉES

Ce n’est sans  doute  pas  un  hasard  si  le transhumanisme s’inscrit dans un contexte d’impasse idéologique, avec une volonté confuse de “secouer le cocotier”, d’accélérer l’avenir au risque de confondre la fin et les moyens. N’étant pas scientifique, il fait feu de tout bois – quoi de plus naturel pour les héritiers de Prométhée. Il se veut prédictif, prescriptif, voire incantatoire.[14] Le plasticien Olivier Goulet, militant pour l’homme bionique, convoque même un débat mondial : “Je suis personnellement écœuré par l’attitude puritaine des politiques, des décideurs, mais aussi de la majorité de mes contemporains qui estiment que ces histoires relèvent de la science-fiction sans voir que c’est dès aujourd’hui qu’il nous faut aborder toutes ces questions. Je suis d’ailleurs persuadé que les problèmes aussi actuels et délicats et de l’insécurité et du chômage ne pourront se résoudre sans l’aide de la bionique, ou du moins de la perspective bionique. Toutes ces questions relatives à l’évolution de l’homme en profondeur doivent devenir une cause prioritaire et être l’objet d’un grand débat international.[15]

Par le recours à une mythologie préexistante (entre autres SF) mêlée à toutes sortes de prophéties  auto-réalisatrices,  la pensée transhumaniste accorde par avance une existence à ce qui n’existe que virtuellement, elle confond volontairement fiction et réalité, ce en quoi elle rejoint la définition donnée par Jarry à sa pataphysique : “Science des solutions imaginaires qui accorde symboliquement aux linéaments les propriétés des objets décrits par leur virtualité.”

Envisager les hybridations et cohabitations incite à réinterroger l’idée que nous nous faisons du futur, fut-ce par un biais imaginaire. Le neurologue et psychanalyste Miguel Benasayag[16] estime que ce n’est pas tant l’intelligence artificielle qui est dangereuse mais la paresse qui découle de l’usage des artefacts, par le biais des délégations de fonctions. Seule la culture, par la gymnastique et l’effort intellectuel qu’elle suscite, sauvera nos cerveaux de l’atrophie. Thierry Hoquet, quant à lui, fait remarquer que le fantasme d’une révolte des machines n’est qu’un anthropomorphisme de plus, tant nous sommes incapables de dissocier l’idée d’esclavage de celle de vengeance.

Être moderne, c’est bricoler dans l’incurable”, prétendait Cioran.[17] Peut-être est-il temps de ne pas avoir peur ? Le transhumanisme, cette espèce de “patascience” dont les aspects nihilistes inquiètent, permet de penser de manière oblique[18], en hors-piste, à rebours des systèmes traditionnels. Cette pensée sauvage est libératrice car, posant la question du sens, elle oblige à penser par soi-même. “Sans jamais remplir son projet, le bricoleur y met toujours quelque chose de soi.[19] Sans jamais parvenir à la définir, il interroge ce qui constitue l’humanité.

Penser pour ne pas subir, l’injonction relève du truisme mais elle renvoie au débat public. Elle incite à refuser la fatalité, à sortir des logiques binaires, à ne pas laisser les spécialistes confisquer leur spécialité.


[1] Thierry Hoquet, Cyborg philosophie, Seuil (“L’ordre philosophique”), 2011, p. 32.

[2] Claude Levy-Strauss, La pensée sauvage, Plon, 1962, p. 31.

[3] Ibidem, p. 36.[]

[4] Dans le cadre de l’année du vingtième anniversaire, de septembre à décembre 2018.

[5] Mot-valise dont la paternité est attribuée au philosophe belge Gilbert Hottois.

[6] Les mots-valises induisent souvent un amalgame plus ou moins douteux : militaro-industriel, judéo-maçonnique…

[7] Allusion aux mouvements des “luddites” au XIXe siècle : ouvriers tisserands briseurs de machines à tisser.

[8] Titre d’un roman de Gabriel Chevallier (1934) racontant une querelle villageoise à propos de la construction d’un urinoir.

[9] Ainsi de Laurent Alexandre renvoyant dos à dos  José  Bové et la Manif pour tous : pareillement réfractaires au transhumanisme, donc forcément du même bord à ses yeux…

[10] Thierry Hoquet, op. cit. p. 15.

[11] Rêve qu’Antonin Artaud prête à Platon dans son théâtre alchimique, in Le théâtre et son double, Gallimad, 1964, p. 80.

[12] Sous la direction de Gilbert Hottois, Jean-Noël Missa et Laurence Perbal, Librairie philosophique J. Vrin, Paris, 2015.

[13] Google, Apple, Facebook, Amazon.

[14] Vous aimez les titre chocs ? De “C’est officiel : les humains vont sur Mars !” à “Êtes-vous prêts pour les micropuces sous-cutanées ?” Le site https://iatranshumanisme.com est un vrai réservoir…

[15] http://goulet.free.fr/presse/presse-relique.html

[16] Miguel Benasayag, Cerveau augmenté, homme diminué, La Découverte, 2016.

[17] Syllogismes de l’amertume, Gallimard, 1952, p. 27.

[18] Étymologiquement, le terme bricolage signifie ricocher, zigzaguer, biaiser.

[19] Claude Levy-Strauss, op. cit. p. 35.

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