CHRONOLOGIE D’UNE RÉVOLUTION : DE WEINSTEIN À #ETMAINTENANT

par | BLE, Féminisme, MARS 2018

Octobre 2017, Harvey Weinstein passait malgré lui de l’autre côté de la caméra et les projecteurs hollywoodiens étaient braqués sur son histoire personnelle. Puis, il y eut un effet papillon qui s’est manifesté, l’époque oblige, par un déferlement de hashtags mettant en scène l’ampleur de la domination masculine dans nos sociétés. Chronique d’une révolution culturelle à l’ère 2.0 afin de réfléchir au sens de ce qui s’est passé et aux tensions qui pèsent maintenant sur le futur du féminisme.

Bien avant l’éclatement de l’affaire Weinstein, il y avait la campagne présidentielle américaine avec Donald Trump. Est-ce qu’une femme avec cinq enfants issus de trois mariages différents aurait pu faire campagne aussi sereinement dans les mêmes conditions ? Triste démonstration des doubles standards qui existent toujours, jusque dans les plus hautes sphères du pouvoir, trop souvent au détriment des femmes. De quoi montrer la vulnérabilité des arguments voulant que le féminisme soit une cause dépassée et que les femmes, comme les minorités sexuelles, ont obtenu l’égalité.

The Donald illustre bien souvent la manière dont les hommes peuvent instrumentaliser leur pouvoir à des fins politiques. Lorsque certains de ses alliés au sein du Parti Républicain – le parti duquel il est issu – sont accusés d’inconduites sexuelles, il se veut un ardent défenseur de la présomption d’innocence. À l’inverse, il a été très critique envers ses adversaires du Parti Démocrate, y compris Harvey Weinstein, donateur notable du parti qui a vu Hilary Clinton rater la présidence face à Trump. Une indignation sélective qui nous interpelle, notamment quant à l’autonomie du pouvoir que revendiquent les femmes. Il faut donc voir en filigrane des pages qui suivent l’ascension politique de Trump qui, malgré les nombreuses allégations à son endroit, a été élu et demeure confortablement en poste, comme réfugié dans l’œil du cyclone, pendant que l’ouragan #MeToo continue de créer des dommages importants – pensons au suicide récent de l’ex-manager de Rose McGowan, Jill Messick.
C’est sur ce fond ubuesque que nous proposons de retracer le fil des évènements. De #MeToo à la liberté d’importuner et jusqu’aux tensions qui menacent aujourd’hui de déposséder le féminisme de sa capacité à rassembler et à mobiliser, comment la lutte s’organise pour unir les forces des femmes et les canaliser en un véritable pouvoir de contrôle social ? Où en est maintenant cette discussion ?

#METOO : GRANDEURS ET MISÈRES D’UN HASHTAG

Très peu connue de ce côté-ci de l’Atlantique, c’est la militante et activiste Tarana Burke, originaire de Harlem, New York, qui est à l’origine du hashtag #MeToo. En 2006, elle l’utilise pour encourager la solidarité entre femmes, particulièrement dans la communauté afro-américaine, qui subissent des violences ou du harcèlement sexuel. Elle dénonce alors ironiquement l’invisibilité des femmes appartenant à des minorités visibles. Pendant des années, elle a soutenu une parole que personne ne voulait entendre. Aujourd’hui, des millions de femmes ont joint leur voix à la sienne et plus personne ne peut faire la sourde oreille. On peut donc dire qu’il s’agit d’une avant-gardiste dans les rangs de la lutte féministe et de ce que l’on nomme aujourd’hui dans les études féministes, l’intersectionnalisme, c’est-à-dire l’analyse des discriminations croisées – par exemple, être une femme et appartenir à une minorité visible et donc subir de la domination machiste appuyée par une domination raciale. En somme, l’histoire de Burke inspire une admiration sur le plan humain, mais aussi intellectuel, pour avoir pointé du doigt et nommé un phénomène répandu, resté jusque-là invisible.

C’est cependant l’actrice Alyssa Milano qui propulsa #MeToo au sommet des tendances sur les réseaux sociaux en l’utilisant dans la foulée de l’affaire Weinstein. Milano est ensuite rapidement mise au courant de l’existence de la vie antérieure de #MeToo, ce qui fit instantanément de sa créatrice une figure médiatique incontournable. À juste titre.

N’en demeure pas moins que c’est depuis que des femmes appartenant majoritairement à des cercles caucasiens et privilégiés, dans le monde académique et les études du genre et puis, surtout, par des actrices hollywoodiennes ayant le pouvoir de littéralement mettre en scène leur propre récit, que la créatrice de #MeToo s’est retrouvée au cœur des festivités du Nouvel An à Times Square, à quelques pas de Harlem, son champ de bataille. Elle figure également parmi les silence breakers (“briseuses de silence”) nommées “personnes de l’année” par le prestigieux magazine américain Time. Quelques jours plus tard, elle était présente aux Golden Globes où le mouvement Time’s Up (“C’est Fini”), un des enfants de #MeToo, a pris toute la place. Les initiatrices de ce projet sont des actrices américaines qui ont voulu lancé un mouvement de solidarité, en créant une banque de fonds pour soutenir les femmes n’ayant pas les moyens d’intenter des actions en justice – ou d’éventuellement perdre leur emploi – contre leurs agresseurs. Elles ont d’ailleurs écrit une Lettre de Solidarité à leurs sœurs de combat.[1] On peut dire que Tarana Burke a eu son heure de gloire et, surtout, que la dénonciation des agressions machistes a fait beaucoup de chemin dans notre culture.

À côté de cela, #MeToo est devenu une créature autonome sur les réseaux sociaux et dans les médias. Le mouvement de solidarité et d’habilitation, qui a secoué le monde et suscité une prise de conscience, a aussi donné naissance à des interprétations douteuses, parfois carrément opportunistes. Alors que le modus operendi des dénonciations à l’origine de #MeToo comportait une forme de validation par leurs pairs, celui de #BalanceTonPorc, en France, était tout à fait différent. Bien que plusieurs l’aient légitimement utilisé, il contenait néanmoins le potentiel de devenir une fin en soi et il a parfois donné lieu à des dénonciations frénétiques et, dans certains cas, tout simplement calomnieuses. Les réseaux sociaux ont aussi contribué à ce dérapage, puisque c’est plus simple de publier un tweet que de déposer une plainte détaillée. #MeToo a donc ouvert une porte que certaines ont ensuite défoncée au bulldozer. On avait déjà là les germes des divisions qui ont ensuite fait réagir, au-delà des frontières, les féministes de tout acabit.

Aujourd’hui, il y a aussi le risque d’assister à une division classiste au sein du mouvement, c’est-à-dire une moralisation des comportements par une élite qui fera peser une nouvelle forme de puritanisme sur les relations hommes-femmes. Certaines privilégiées, utiliseront leur rang social pour dicter aux classes populaires comment penser le monde et les relations affectives et sexuelles. Aux États-Unis, ces divisions pointent déjà le bout du nez et deviennent des sujets de discussion. N’y a-t-il pas là un risque de désenchantement du monde ? C’est-à-dire la fin d’un romantisme de spontanéité, de passion hors mariage (ou couples engagés), laissant place à une codification rigide des rapports de séduction ? Est-ce que le puritanisme savonne la pente et que l’on se dirige vers une génération qui va imposer peu à peu le consentement explicite ? Chronologie d’un rancart : après le sex appeal, la “sexappli” ? On s’éloigne quelque peu du message porté par Tarana Burke et les millions de femmes qui ont dit #MeToo

DENEUVE ET CIE : PUTCH CHEZ LES REVOLUTIONNAIRES ?

Parmi les paroles libres qui ont nourri la vigilance à l’égard des dérives de #MeToo, comme #BalanceTonPorc en France, on retrouve la fameuse tribune publiée début janvier dans Le Monde, dans laquelle un collectif de cent femmes, dont Catherine Deneuve, affirme son rejet d’un certain féminisme qui exprime une “haine des hommes”. Une lettre qui a eu un effet coup de poing en invitant à la vigilance envers le lynchage des tribunaux populaires version 2.0 et un rejet clair du puritanisme. L’esprit de liberté – principalement sexuelle – qui anime le texte en a choqué plusieurs, c’est le moins qu’on puisse dire.

On a discrédité la missive sous prétexte qu’elle banalisait les agressions sexuelles et accordait le privilège aux hommes blancs et aisés de pouvoir importuner – ce pouvoir nécessaire à la liberté sexuelle de tous. Or, il faut toujours faire attention à ne pas créer un homme, ou dans ce cas-ci une femme, de paille pour réfuter un argument. La rigueur et le principe de “charité intellectuelle” doivent nous pousser à interpréter ces propos en fonction de la double intention qui les motive, à savoir critiquer la tournure qu’a pris le mouvement #MeToo, particulièrement avec #balancetonporc en France, et offrir un discours féministe alternatif ancré dans la culture française avec son penchant pour l’universalisme des libertés. Nous ne nous attarderons pas ici sur la première, à savoir la critique des possibles dérives de #MeToo et renvoyons plutôt le lecteur à l’article sur ce sujet.[2] Quant à la proposition d’offrir une perspective féministe alternative, elle a été au mieux considérée comme une fantaisie de classe et au pire comme étant carrément un acte de traitrise. La caricature et les citations hors contexte ont rapidement occupé un grand espace dans le paysage médiatique au détriment de la position de principe défendue par les auteures de la lettre. Or, c’est justement face à cette réaction que nous devons utiliser la méthode libre-exaministe et appliquer le principe de charité intellectuelle, afin d’ouvrir un débat apaisé et constructif.

En substance, on y trouve une position féministe cherchant à ne pas cantonner les femmes perpétuellement dans le rôle de victimes. Il s’agit de ne pas laisser l’autre, par exemple le frotteur, ou la situation, définir la femme, mais plutôt de penser la possibilité pour les femmes de se définir elles-mêmes en tant qu’agents et de faire peser l’humiliation sur le frotteur, celui qui est aux prises avec une “grande misère sexuelle”.


[1] https://www.timesupnow.com

[2] Dans ce numéro, “Maccarthysme porcin. #NotMe” de Sandy Orges, pp. 15-18

Dans la même catégorie

Share This