“La séparation de la religion et de l’État est la condition essentielle de la liberté politique”.
Karl Marx
Dans des pays comme les États-Unis, la Pologne ou la Hongrie, la religion influence fortement les politiques. Et ce, en partie, du fait de certains groupuscules religieux qui manipulent l’opinion publique au nom d’un passé rompu, au nom d’un retour à la tradition, comme une sorte de retour vers le passé. Comment des groupes néo-conservateurs parviennent-ils à influencer les directives politiques, ainsi que les citoyens ? Comment expliquer ce lobbying dans une société moderne et sécularisée où la séparation de l’État et l’Église est censé être un fait acquis ? Certaines personnalités politiques séduiraient des religieux, qu’il ne faudrait froisser au risque de perdre un électorat certain. Qu’en est-il donc de la séparation de l’État et du religieux dans un tel contexte ?
La situation des évangélistes états-uniens[1] illustre parfaitement ce propos, car elle révèle un lobbying, une influence banalisée sur les décisions et les décideurs politiques. À tel point que l’on pourrait se demander s’ils sont devenus des conseillers politiques légitimes et ou stratégiques. A priori et grâce à la subsidiarité et la concertation constante (en Belgique) nous ne sommes pas encore au stade états-unien, ni français d’ailleurs, « Dieu » merci ! Séduire les religieux serait (re)devenu tendance ? Devrons-nous remonter au temps du Saint Empire Romain Germanique où la christianisation battait son plein pour renouer avec ses valeurs chrétiennes, si ancrées dans les sociétés féodales ? Certaines personnes rêveraient-elles encore d’une société médiévale ? Nous penserions que non, mais cela étant dit les gens souhaiteraient se diriger vers une mouvance moins démocratique et libérale comme le dit si justement Cécile Vanderpelen-Diagre, Professeure d’histoire contemporaine à l’ULB et directrice du CIERL (Centre Interdisciplinaire d’Étude des Religions et de la Laïcité) lors de notre rencontre à ce sujet le 4 octobre 2024.
Cet article se déclinera en plusieurs parties, nous commencerons par un peu d’histoire avec le Saint Empire Romain Germanique et verrons comment tout un continent s’est christianisé dans une époque médiévale qui a marqué l’Histoire. Dans un second temps, nous parlerons de la contre-révolution, puis des partis politiques religieux en Europe, comme en Pologne ou en Hongrie et de comment ceux-ci influencent la société. Enfin nous traiterons de quelques situations belges et plus particulièrement bruxelloises qui ont révélé des mouvances conservatrices et des pensées réactionnaires.
Le Saint Empire Romain Germanique, un héritage historique empreint de nostalgie ?
Le Saint-Empire Romain Germanique[2], centré sur l’Europe, incarnait la fusion du pouvoir politique et religieux. L’Empereur, régissant par droit divin et protecteur de la chrétienté, reflétait la complexité des rapports entre pouvoir et spiritualité. La religion était la pierre angulaire dans la construction et l’élargissement des frontières, c’était le christianisme qui fédérait les différents territoires de l’Empire. Tout comme le Saint-Empire romain germanique, où pouvoir et religion étaient inséparables, il apparaît que certains partis politiques actuels en Europe adoptent ce modèle en incorporant des principes religieux au centre de leurs stratégies politiques.
Au Moyen-Âge, l’Eglise jouait un rôle important. Elle approuvait et légitimait le pouvoir de dirigeants et fédérait les territoires. De plus, elle exerçait une influence certaine sur les institutions administratives et juridiques. Évidemment, parler du Saint Empire en détails serait fastidieux, mais l’idée ici est de partir d’un point de vue historique marquant, afin de faire des parallèles avec les situations actuelles et dénoncer ce retour supposé de la religion dans la politique.
Mais même après des siècles de sécularisation, l’influence de la religion sur le pouvoir politique n’a pas totalement disparu. Malgré des changements majeurs dans la relation entre l’État et la religion, nous continuons de voir des partis politiques en Pologne, en Hongrie et en Italie, notamment, placer les valeurs religieuses au centre de leur politique. Ces exemples contemporains démontrent comment les idéologies religieuses, à l’instar des liens qui unissaient autrefois l’Église et l’État, continuent de façonner les politiques publiques.
Contre-révolution
Contexte né dans le cadre de l’opposition à la Révolution française. L’évènement révolutionnaire[3] a chamboulé les positionnements habituels. En effet, les principes démocratiques issus de la déclaration des droits de l’Homme ont été perçus comme un bouleversement d’une civilisation chrétienne idéale. Évidemment, les fervents défenseurs de l’Ancien Régime défendaient le christianisme contre l’arrivée des idées modernes à tel point que ces zélateurs contre-révolutionnaires que l’on nomme les apologistes commençaient à soutenir et défendre la thèse du complot comme principale source d’explication. Comme une impression de « déjà vu » ? ou de « revu » finalement, scandant la destruction de l’église au profit des idées philosophiques modernes. La Révolution française serait perçue comme un châtiment par les chrétiens, qui aurait été envoyé sur terre pour améliorer la foi des hommes, ce qui fait qu’ils assisteraient à la victoire finale de l’Eglise et au retour du Christ sur terre, flirtant avec un discours apocalyptique, et nous voilà 235 années plus tard avec les évangélistes étatsuniens qui croient dur comme fer à une prophétie de type apocalyptique. Les temps ont changé mais certaines visions et lectures de la Bible persisteraient-elle ? En effet, pour certains évangélistes étatsuniens le soutien à Israël est vu comme un signe de prophétie en cours de réalisation, cela serait d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles ils sont si impliqués dans la politique et influencent tant les personnalités politiques aux Etats-Unis. Le documentaire Praying for Armageddon de Tonje Hessen Schei traite parfaitement de ce sujet – présenté au Festival des Libertés en 2023. Il sera d’ailleurs projeté au cinéma Aventure dans le cadre du Ciné-Libertés, vous pourrez trouver toutes les informations de la programmation sur la page Facebook du Festival des Libertés.
Un peu de complot
La théorie du complot n’est pas nouvelle dans la pensée catholique et trouve ses racines au XVIIIe siècle. D’ailleurs après la révolution beaucoup de catholiques parlent de leur engagement tel un combat entre « La Cité de Dieu et la Cité du Mal, entre l’Eglise et la Révolution, entre Dieu et Satan ». Les penseurs conservateurs réactionnaires interprètent les événements liés à la révolution et les changements qui y sont associés comme des signes d’une société qui s’éloigne de Dieu. Après la saisie des biens du clergé et la constitution civile de 1790, l’Église est placée sous le contrôle de l’État. Cette rupture est perçue comme une attaque contre la religion. Les tradionalistes percevaient ces actions comme une tentative d’exclure Dieu et la religion de la société, comme si l’État voulait leur imposer une société laïque se trouvant aux antipodes de leurs valeurs chrétiennes traditionnelles. Les penseurs catholiques et monarchiques prônent un retour à un ordre social fondé sur la foi et la monarchie.
Pour certains traditionalistes, les malheurs du présent (lors de la révolution) étaient interprétés comme des châtiments mais ils espéraient toujours un retour à une restauration religieuse et morale. Par ailleurs, la Commune de Paris (XIXème siècle) et Mai 68 ont ravivé ces mouvements contre-révolutionnaires, renforçant donc l’idée de s’éloigner de Dieu et que tous ces mouvements confirmaient leur vision apocalyptique. Bien que ces idéaux contre-révolutionnaires soient profondément ancrés dans le passé, ils résonnent toujours dans certaines discussions politiques contemporaines, en particulier en Belgique. De nos jours, les débats sur l’IVG, le mariage pour tous et d’autres progrès sociaux illustrent la persistance de valeurs traditionnelles défendues par des groupes religieux dans la politique belge et bruxelloise. Les penseurs contre-révolutionnaires, comme De Maistre, ont opposé les idéaux religieux aux valeurs laïques modernes.
Entre principes et valeurs traditionnelles, leurs cœurs (ne) balancent (plus).
En Europe la laïcité et la distinction entre l’Église et l’État ont pris une place prépondérante dans le domaine de la gestion. Pourtant et malgré la sécularisation de la société nous avons le sentiment que les religions prennent davantage de place dans nos états influençant des textes de loi en leur faveur, comme la suppression du droit à l’avortement ou le refus de la prolongation du délai ou encore la régression et la répression des personnes LGBTQ+ faisant fi de tous droits humains, faisant ressurgir les pensées les plus conservatrices et des personnes réactionnaires prêtes à tout pour reculer devant les droits humains. Même si la religion a tendance à se dissocier de la sphère politique dans les démocraties contemporaines, on a le sentiment qu’elle servirait d’instrument de mobilisation a des fins idéologiques, ce qui à notre sens devrait nous alarmer. Cela étant dit ces groupes séduiraient certains partis politiques et feraient usage d’électoralisme pour gagner davantage de terrain au niveau électoral, ce qui traduit donc une revitalisation du religieux dans les politiques malgré les transformations significatives de la relation entre religion et politique.
Tour d’horizon conservateur européen
De plus en plus de partis politiques intègrent des valeurs religieuses dans leurs programmes dans le but de défendre des valeurs traditionnelles comme la famille, anti-avortement, LGBTQ+ comme en Pologne avec Le Parti Droit et Justice fortement lié à l’église catholique. L’Italie n’est pas en reste non plus, en effet, son influence historique de l’Eglise Catholique sur les partis conservateurs avec leur lutte contre la laïcité stricte. La Hongrie avec Viktor Orban qui prône un retour à une « Europe chrétienne » ou encore le parti Vox en Espagne qui milite contre les questions de genre et de famille. Il semblerait que le conservatisme ainsi lié à la montée de la droite extrême, gagne du terrain. La politique de certains pays d’Europe de l’Est serait influencée par l’idéologie religieuse conservatrice, et la Belgique n’est pas à l’abri de débats similaires. Alors que la séparation entre l’Église et l’État y reste forte, certains débats polarisants mettent en évidence l’influence continue des groupes religieux, notamment sur des questions sociales telles que l’avortement ou l’EVRAS.
Il y aurait ce sentiment qu’une lutte contraire prendrait place, un retour en arrière contre les avancées libérales et démocratiques en matière des minorités sexuelles ou du droit des femmes comme les lois anti-avortement. Ces mobilisations conservatrices issues de groupes religieux intégristes comme Civitas (mouvement catholique intégriste) s’offusquent des avancées démocratiques mises en place pour garantir, somme toute, des droits fondamentaux. Finalement la pensée réactionnaire n’utiliserait-elle pas la religion comme alibi à un retour aux valeurs traditionnelles ? Ces concepts réactionnaires se manifestent non seulement à travers les discours, mais également par le biais d’actions de lobbying destinées à persuader les dirigeants politiques et à adopter les lois dans une perspective conservatrice.
Ce sont justement les avancées progressistes qui irritent au plus haut point les réactionnaires religieux, ce combat les aide à construire leur discours réactionnaire et plus précisément dans une société où Trump triomphe au nom des valeurs et des principes, qui priment au-dessus de la démocratie et de toutes jurisprudence, pourvu que les portes du paradis restent ouvertes.[4] Comme le dit Lakoff : « Nous ne votons plus pour des idées mais pour des valeurs car elles sont un terrain d’ancrage commun, on s’identifie à celles et ceux qui ont les mêmes valeurs que nous ». La communication de Trump est particulièrement efficace car elle se base sur des valeurs comme avec le modèle du père strict, alors que la communication des démocrates se base sur des faits et des analyses au lieu de mettre en avant le concept de valeur.
Les mouvements réactionnaires s’appuieraient donc sur la religion pour rejeter les idées progressistes, cette sorte d’appel à la chrétienté européenne face à la problématique de la migration et la montée de l’Islam en Europe se confrontent, même si l’identité chrétienne se sent menacée par l’islam, on peut constater un dénominateur commun, le combat contre les libertés individuelles. Nous parlons ici précisément des groupes intégristes et extrémistes, toutes religions confondues.
Point de vue belgo-bruxellois
De nombreux projets sociétaux ont suscité des controverses en Belgique, parmi lesquels le projet EVRAS[5] et le droit à l’avortement. Ces réformes, bien que soutenues par une grande partie de la population, rencontrent des résistances de la part de certains groupes religieux ou conservateurs qui les perçoivent comme contraires à leurs valeurs. Par exemple, le programme d’éducation sexuelle EVRAS dans les écoles a soulevé des inquiétudes dans certaines communautés qui le considèrent comme une atteinte à l’innocence des enfants. Des discours et des campagnes de désinformation basés sur des stéréotypes religieux ou culturels alimentent ce climat de tension, amplifiant les préjugés. Ces propos accentuent les incompréhensions, intensifiant les conflits entre les diverses communautés plutôt que de les réduire.
À Bruxelles, où l’islam est la première religion[6], le débat politique est inévitablement influencé par le caractère religieux, surtout en raison de la pluralité des points de vue au sein de la communauté musulmane. Par exemple, la problématique du port du voile dans la sphère publique. La régulation de ces pratiques est perçue par certains partis comme une protection de la laïcité, tandis que d’autres, tels qu’Ecolo et le Parti Socialiste, adoptent un point de vue plus inclusif et sont en même temps accusés de faire de l’électoralisme et du communautarisme.
La protection des minorités religieuses serait une priorité pour certains partis politiques, cependant cette démarche est parfois considérée comme une stratégie communautariste et électorale, surtout à Bruxelles qui compte une grande diversité religieuse. Par exemple, les Parti Socialiste et Ecolo se sont opposés à la prohibition de l’abattage rituel sans étourdissement, un thème délicat pour quelques électeurs juifs et musulmans. Cette protection des minorités est fréquemment critiquée par leurs adversaires qui la perçoivent comme une démarche dans le but d’obtenir le « vote musulman ». Corinne Torrekens, spécialiste en sociologie politique, fait référence à l’électoralisme qui se manifeste dans la démocratie : d’après elle, « la démocratie repose sur la volonté de l’électorat », mais ce désir est façonné par des tactiques de séduction électorale. Faut-il pour autant chercher à capter systématiquement le « vote musulman ?” Les partis politiques loueraient la défense des minorités dans l’objectif d’un électoralisme et d’un communautarisme certains.
Un autre cas notable est la controverse concernant un « tract » d’Ecolo[7], accusé de communautarisme pour avoir visé le public musulman en traitant des sujets tels que le soutien au port du voile et l’accès à une nourriture halal. Ce mouvement, considéré par certains comme une stratégie électorale, a provoqué des conflits entre le PS et Ecolo, avec des accusations mutuelles de tentatives d’obtention de suffrages religieux. Quelques membres d’Ecolo ont même critiqué le PS pour mener une campagne de dénigrement contre eux. Ce genre de concurrence met en lumière les tensions au sein de la gauche et des Ecolos à Bruxelles, où les partis cherchent à conquérir l’électorat varié de la ville, fréquemment au détriment de leurs partenariats politiques classiques. Par conséquent, que l’on évoque des partis de droite, de gauche ou d’écologistes, le communautarisme et l’électoralisme paraissent occuper une place prépondérante dans la sphère politique bruxelloise.
Récemment, l’arrivée du Pape François à Bruxelles a provoqué une controverse intense, notamment en raison de ses déclarations anti-avortement qui ont surpris une partie de la population belge, qui a même divisé au sein de la communauté catholique. Les propos du Pape, pour rappel, un personnage spirituel et une force diplomatique internationale, posent des interrogations sur les discussions politiques en Belgique. D’ailleurs 150 gynécologues ont demandé que l’Archevêque de Malines-Bruxelles se positionne quant aux déclarations du Pape. Cet événement démontre comment des personnalités religieuses influentes peuvent raviver des problématiques sociétales dans le dialogue public, ce qui pourrait affecter les décisions électorales des citoyens et la conduite des partis politiques. En sa qualité de porte-parole du Vatican, qui n’est autre que la première force diplomatique mondiale (diplomatie pontificale), le pape ne se limite pas à prononcer des discours spirituels. Il exerce également une influence géopolitique qui pourrait affecter directement les décisions politiques locales, notamment dans le domaine du droit des femmes à disposer de leur corps et des valeurs de la famille traditionnelle.
Le mot de la fin
Pour conclure nous pourrons dire que la relation entre religion et politique à Bruxelles met en lumière les tensions constantes entre les convictions personnelles et les exigences d’un État laïque. Bien que les partis fassent parfois appel à l’électoralisme pour attirer des minorités religieuses, les contraintes exercées par des groupes confessionnels sur des thématiques sociétales sensibles, comme le port du voile, mettent en lumière la profondeur de ces influences dans le débat public. Dans ce cadre, le défi ne se limite pas aux alliances électorales : il est en fait de redéfinir les limites entre la foi et le pouvoir, entre les convictions personnelles et la neutralité, au sein d’une capitale multiculturelle.
[1] Fath, S. (2023, avril). Nationalisme chrétien évangélique aux États-Unis. Observatoire international du religieux
[2] https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/006626/2016-04-25/
[3] Martin, J.-C. (2006). Dictionnaire de la contre-révolution. Fayard
[4] Pirotton, G. (2023). Comment nos cerveaux comprennent la politique ! “Droitisation” du paysage politique : des clés pour comprendre, se former et agir stratégiquement.
[5] BX1. (2023, 18 septembre). Evras : « Des conservateurs qu’on imaginerait opposés se retrouvent autour des mêmes inquiétudes »
[6] Déglume, P. (2022, juin 25). A Bruxelles, des élus sous influence religieuse ? L’Echo.
[7] Bombaerts, J.-P. (2019, mai 15). Ecolo ciblé de toutes parts après le tract polémique. L’Echo.