LA DÉMOCRATIE DIRECTE D’ASSEMBLÉES. Une désaliénation politique qui gagne du terrain

par | BLE, Démocratie, SEPT 2019

Devant l’incapacité des gouvernements à répondre aux urgences sociales et écologiques, la réappropriation du pouvoir politique par les citoyens réunis en démocratie directe apparaît comme une alternative de plus en plus crédible. Des exemples de réalisations concrètes et des arguments théoriques solides indiquent qu’une telle auto-organisation est non seulement possible à grande échelle, mais constitue la meilleure perspective pour l’avenir immédiat de l’humanité.

Quoiqu’on en parle très peu dans les grands médias, l’autogouvernement est une réalité dans certaines régions du monde, où il se maintient parfois depuis des décennies, en dépit de la guerre plus ou moins déclarée que lui livrent les États. On pense immédiatement au Chiapas zapatiste, et plus récemment les Kurdes de Syrie du Nord ont déclaré s’organiser en communes autonomes réunies dans une confédération. Au siècle dernier, les tentatives de ce genre avaient été éphémères, écrasées par des pouvoirs autoritaires, comme les communes anarchistes d’Ukraine en 1917-1919 ou les collectivisations libertaires d’Espagne entre 1936 et 1939.1 On observe aussi de nombreux exemples d’autonomisation plus partielle, comme les mouvements paysans qui s’approprient une agroécologie de subsistance, ou, en zones urbaines, les coopératives de logement, d’alimentation et de partages de services. Dans tous ces cas, l’auto-organisation sans hiérarchie ni propriété privée se révèle parfaitement viable, n’était le harcèlement dont ces oasis d’autonomie sont victimes de la part des grandes entreprises prédatrices des ressources naturelles, ainsi que des États qui garantissent à celles-ci un accès privilégié. Il ne manque pas de témoignages montrant comment, en pratique, des gens ordinaires parviennent à établir des processus horizontaux de prise de décision, à instituer et faire respecter les règles de la vie en commun, et à améliorer considérablement leurs conditions de vie matérielle et culturelle.

Parallèlement, dans la plupart des pays européens, le régime politique en vigueur perd de plus en plus l’adhésion des citoyens, comme en témoignent l’augmentation constante des abstentions lors des élections et les nombreuses expressions d’une autre attente démocratique. Le mouvement des gilets jaunes en France a montré que, si l’expression majoritaire revêt encore la forme d’une sommation au gouvernement de répondre aux urgences sociales et écologiques, une minorité a commencé à s’organiser en assemblées populaires locales, elles-mêmes coordonnées en “assemblées des assemblées”, pour donner à l’ensemble des résidents d’un lieu le pouvoir de décider des aménagements nécessaires à la vie en commun.2

LA DÉMOCRATIE CONTRE LA FABLE DE LA REPRÉSENTATION

Comme le rappelle opportunément le philosophe Jacques Rancière, ce qui caractérise la démocratie, ce n’est aucunement le vote, c’est le tirage au sort, fondé sur l’absence de titre particulier pour participer au pouvoir politique.3 Il faut même ajouter que, dans les démocraties antiques, le tirage au sort ne valait que pour les fonctions exécutives, tandis que le pouvoir législatif et les décisions concernant les situations concrètes étaient assurés par l’ensemble des citoyens réunis en assemblée. Comme on le sait, l’absence de titre pour être citoyen n’était pas totale à Athènes : il fallait être de sexe masculin, de condition libre et de parents athéniens. L’évolution historique a heureusement rendu obsolètes les deux premières conditions ; la troisième doit être repensée dans le cadre de la question des frontières, de la libre installation des personnes et de l’engagement plus ou moins durable d’un individu sur le lieu où il vit. Moyennant ces corrections, la démocratie directe redevient un modèle pertinent à se réapproprier.

C’est à l’époque moderne qu’est née la fable de la “représentation démocratique” selon laquelle les “élus” ne seraient que les représentants des diverses composantes de la population, de telle manière qu’à travers eux la population tout entière s’autogouvernerait.4 Pour que cela soit vrai, il faudrait non seulement que les parlementaires soient effectivement issus de toutes les composantes de la société, ce qui est strictement impossible dans le système actuel des partis et des campagnes électorales, mais surtout qu’il existe des catégories de personnes telles qu’un seul membre représente tous les autres, comme si un être humain pouvait se résumer à une certaine caractéristique sociale de laquelle toutes ses opinions découleraient. En réalité, ce qu’on appelle “représentation” est tout simplement un abandon du pouvoir entre les mains de quelques professionnels, si bien que ce régime n’est une démocratie ni directe ni même indirecte.

Sans considérer certaines positions pessimistes concernant la “nature humaine”, les deux objections les plus couramment adressées à la démocratie directe à l’heure actuelle sont, d’une part, qu’une assemblée générale n’est possible que pour un nombre réduit de personnes sur un territoire limité ; d’autre part, que nos sociétés sont devenues trop complexes pour pouvoir être dirigées par des gens ordinaires. La première objection n’en est pas vraiment une : le modèle assume que les assemblées locales constituent l’unité de base de la démocratie, mais se concertent entre elles en fonction des besoins de coordination à une plus grande échelle. À la seconde objection, un penseur comme Aristote avait déjà répondu que les compétences politiques sont d’une autre nature que les connaissances théoriques, de telle sorte qu’à peu près tout le monde peut les acquérir par un apprentissage de base qui se révèle surtout pratique.5 En effet, pour bien délibérer sur les affaires de la cité, il faut avoir une connaissance des ressources et des besoins du territoire, ainsi que des relations avec ses voisins, mais il faut surtout savoir évaluer et développer une argumentation concernant les avantages et les inconvénients de chaque option possible. Sur des sujets complexes, l’assemblée consultera des spécialistes, mais c’est elle qui prendra la décision convenant au mieux à l’ensemble de la communauté. La démagogie qui a ruiné la démocratie athénienne, d’après plusieurs témoignages de l’époque, s’est installée précisément parce qu’aucune instruction publique n’était organisée pour donner aux citoyens cette formation de base sans laquelle le jugement éclairé est remplacé par les préjugés et les manipulations. Depuis lors, une multiplicité de techniques ont été développées pour transformer la diversité des opinions en une intelligence collective rassemblant et dépassant toutes les intelligences personnelles.

UNE URGENCE ACTUELLE

L’argument de la complexité, qui sous-tend les deux objections mentionnées, est renforcé par le système actuel de mondialisation économique et géopolitique. Or, ce système industriel productiviste doit d’urgence être démantelé, même indépendamment de la question du régime politique, parce qu’il est en train de détruire la planète et de menacer la vie de tous ses habitants. La raison en est que le capitalisme est un mode de production qui a besoin d’une croissance illimitée et d’une augmentation constante du profit pour les actionnaires. Pour satisfaire ces conditions, même s’il prétend devenir “vert”, il devra sans cesse lancer de nouveaux produits, en s’appropriant toujours plus de ressources et en exerçant la plus grande pression possible sur les travailleurs. Ces produits étant largement inutiles, il en forcera la consommation par l’obsolescence programmée, par le matraquage publicitaire, et par la confusion idéologique entre l’être et l’avoir.

La prise en compte de l’urgence écologique constitue un argument de poids en faveur de la décentralisation institutionnelle et économique. La nécessité pour une démocratie directe de se développer à une petite échelle devient un avantage, et constitue même la meilleure solution pour l’avenir des humains et de la planète. En effet, chaque entité locale devra retrouver un mélange des activités nécessaires à la vie : habitations, terres et ateliers, lieux publics et d’échanges, écoles, etc. Les assemblées qui se partagent une région évalueront ensemble de quelles ressources naturelles elles disposent et quels types d’énergie elles peuvent mettre en place, quels besoins elles peuvent couvrir par elles-mêmes et par les échanges avec leurs voisines. Ainsi disparaîtra la division du territoire
en immenses zones spécialisées nécessitant une quantité aberrante de transports (de marchandises, de personnes, d’énergies). Plus de mégapoles surpolluées, de campagnes désertées, de ban lieues dortoirs, de zones commerciales incitant à la surconsommation. De telles mesures ne seront jamais prises par les États, en raison des collusions d’intérêt entre les dirigeants politiques et les dirigeants économiques, qui en général font partie de la même classe, mais aussi de leur idéologie centralisatrice et de la concurrence qu’ils exercent entre eux pour le contrôle des ressources mondiales. Au contraire, ni les assemblées locales ni leurs coordinations régionales n’auront intérêt à un tel délire d’accumulation et d’autodestruction. Seuls des citoyens directement concernés et responsables pourront décider de mettre un terme aux énergies dangereuses et polluantes, aux extractions meurtrières de matières premières dans les pays surexploités, à l’extermination de la nature, à l’enchaînement infernal des déplacements imposés, du travail superflu, des loisirs commerciaux. Cette proposition, alliant écologie,  citoyenneté  véritable et désaliénation de la vie quotidienne, porte un nom : l’écologie sociale, et elle a été développée dès les années 1970 par un penseur révolutionnaire américain, Murray Bookchin.6 C’est d’elle que s’inspirent expressément le leader kurde Öçalan, ainsi que le courant assembléiste des gilets jaunes. Sa promotion est à l’ordre du jour de rencontres internationales, dont la troisième s’est tenue à Liège du 26 au 29 septembre dernier.

LES ÉTAPES D’UNE DÉMOCRATISATION

Les pratiques d’assemblées non hiérarchiques existent probablement depuis la préhistoire ; elles se sont développées dans un grand nombre de cultures et sont présentes à l’heure actuelle dans le secteur associatif. On peut se reposer sur ces traditions et savoir-faire populaires pour constituer la première étape du processus de démocratisation, c’est-à dire la fondation d’assemblées populaires locales, pérennisant et développant les réunions spontanées issues des mouvements sociaux ou de l’activité associative. Le but de ces assemblées n’est pas simplement d’émettre des avis consultatifs ou de seconder les autorités officielles, comme dans la démocratie “participative”. Leur but est d’exercer réellement le pouvoir politique. Elles peuvent y arriver soit en prenant le pouvoir municipal par les urnes afin de le remettre dans les mains de l’ensemble des citoyens, soit en
auto-organisant progressivement tous les secteurs de la vie sociale indépendamment des institutions officielles, dans le but de rendre celles-ci, à terme, inutiles et obsolètes.7

La première étape n’est pas encore affranchie du cadre légal de l’État, ni des contraintes économiques du modèle
dominant. Il faut donc immédiatement viser les étapes suivantes, qui consisteront à :
• tendre vers une participation toujours plus large à l’assemblée, pour créer un véritable régime démocratique ;

• établir des liens entre les assemblées locales, en créant des assemblées régionales pour traiter des questions qui concernent un territoire plus vaste, auxquelles assisteront des délégués munis d’un mandat impératif, qui retourneront ensuite vers leurs assemblées de base pour leur soumettre les perspectives régionales ;

• s’affranchir le plus possible du pouvoir de l’argent, des banques, du grand commerce, du marché du travail, afin de libérer du temps pour l’auto-organisation au lieu de perdre sa vie à la gagner.

Une multitude de mesures peuvent être prises en ce sens au niveau de la commune : produire ses propres énergies renouvelables ; mettre les terres communales à la disposition du maraîchage bio ; mettre les locaux communaux à la disposition de services mutuels gratuits (gardes d’enfants, consultations médicales et juridiques, ateliers de réparation, trocs d’aliments autoproduits, de vêtements, de services… ) ; répondre au mal-logement par la réquisition de logements vides, par l’organisation de chantiers volontaires pour rénover ceux qui sont délabrés ; favoriser l’installation de coopératives ; développer les moyens de financements collectifs pour éviter les emprunts aux banques ; mettre en commun les moyens de transports, machines, outils, appareils électroménagers, etc. Toutes ces mesures peuvent être décidées par l’assemblée, qui en confiera l’exécution et l’organisation à des mandataires tirés au sort ou choisis sur base volontaire, pour une courte durée et avec remise de comptes devant l’assemblée au moment de leur sortie de charge. La clé de la réussite est que suffisamment de personnes, dans une commune donnée, aient le désir de changer leurs conditions de vie et s’approprient les connaissances théoriques et pratiques nécessaires pour le réaliser. Promouvoir cette perspective et s’organiser pour la réaliser sont des buts auxquels chacun peut contribuer, selon sa situation et ses moyens, dès maintenant.


1 Sur la révolution sociale espagnole, on peut lire par exemple : Collectif Rehdic, La collectivisation en Espagne. 1936 : une révolution autogestionnaire, Éditions CNT-RP, 2016 ; sur le Confédéralisme démocratique kurde : Pierre Bance, Un autre futur pour le Kurdistan ? Municipalisme libertaire et confédéralisme démocratique, Noir et Rouge, 2017 ; sur le Chiapas : Jérôme Baschet, La rébellion zapatiste, Flammarion (Champs Histoire), 2019.

2 Voir par exemple le site : montceau.assembleesdesgi- letsjaunes.fr.

3 Jacques Rancière, La haine de la démocratie, La fabrique, 2005.

4 Sur les débats populaires très vifs à ce propos durant la Révolution française, voir l’étude de l’historien Serge Aberdam, “Démocratie, démocratie directe et référendum, un hérItage révolutionnaire”, dans Inprecor, n°659-660, janv-fév. 2019 (article également consultable en ligne sur le blog de Claude Guillon).

5 Aristote, Rhétorique, I, 4, 1359b16-1360b3.

6 Plusieurs œuvres de Bookchin sont disponibles en français, notamment Au-delà de la rareté : l’anarchisme dans une société d’abondance, Montréal, Écosociété, 2016 ; Pouvoir de détruire, pouvoir de créer, L’échappée, 2019.

7 Voir Janet Biehl, Le municipalisme libertaire, Écosociété, 2013.

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