QUELLE LIBERTÉ AU TRAVAIL ? RÉFLEXIONS POLITIQUES À PROPOS DE LA “LIBÉRATION D’ENTREPRISE”

par | BLE, Politique, SEPT 2018, Social

Depuis quelques années, en Belgique et en France, on parle de plus en plus de l’“entreprise libérée” ou de “libération d’entreprise”.1 Le terme s’est popularisé après la décision de plusieurs entreprises et quelques SPF de s’inscrire dans ce courant. Avançant l’idée que l’organisation du travail doit “promouvoir la plus grande liberté possible pour le travailleur”, cette philosophie de management pose question à un grand nombre d’observateurs et observatrices. Cet article propose quelques clés de lecture afin de mieux comprendre ce courant de pensée et garder un œil averti sur les transformations qu’elle inspire.

Depuis les années ‘80, la gestion d’équipe a pris une place de plus en plus importante dans les librairies et sur les tables de chevet de nombreux cadres et dirigeants d’entreprises. Qualifiée de “néo- management” par Boltanski et Chiapello dans Le nouvel esprit du capitalisme2, cette littérature fait la promotion, entre autres, de moyens alternatifs à la bureaucratie et au recours à une hiérarchie pour organiser le travail. S’inscrivant dans ce courant, Liberté et cie. de Brian Carney et Isaac Getz, publié en 20093 et promu de manière significative par ses auteurs, a contribué à diffuser les notions d’“entreprises libérées” ou de “libération d’entreprise” pour faire référence à une série d’entreprises qui aborde la gestion du personnel en mobilisant une philosophie que l’on pourrait grossièrement qualifier d’humaniste. Cet idéal mobilise encore une importante communauté d’adeptes parmi le grand public et la direction de différentes entreprises et SPF en France et en Belgique.

Nourri par les travaux de la psychologie humaniste – Maslow, McGregor, etc. – et  sa  critique  de  l’organisation  scientifique du travail et  de  la  bureaucratie,  le  livre ne cautionne pas un modèle particulier d’entreprise, comme la sociocratie ou l’holacratie.4 Le livre contribue  à  renforcer la croyance en une philosophie de gestion particulière qui encourage  le management à faire confiance aux travailleurs et à leur professionnalisme pour réaliser leurs tâches. Plusieurs entreprises présentées dans le livre ont fortement décentralisé la prise de décision vers des équipes autonomes, ont réduit de plusieurs niveaux leur hiérarchie, ont accru la participation des travailleurs de première ligne à différentes décisions qui  étaient l’apanage du management et, surtout, ont fait tomber une série de symboles qui valorisaient la hiérarchie – bureaux avec une meilleure vue, chauffeur, voiture de fonction, stationnement réservé, etc. Certaines entreprises décrites vont même jusqu’à laisser les travailleurs décider de leur salaire.

Ainsi, selon cette compréhension, l’entreprise est libérée dans la mesure où elle est délivrée d’une hiérarchie “pesante” et “contrôlante”, ce qui donnerait davantage de liberté dans la réalisation du travail. Analysons cette tendance en se posant quelques questions.

DONC…  C’EST COMME SI LES TRAVAILLEURS S’APPROPRIAIENT LEUR ENTREPRISE ?

Premièrement, cette philosophie n’aborde jamais frontalement la question de la propriété de l’entreprise. On observe que, dans toutes les entreprises présentées dans Liberté et cie., c’est généralement parce qu’une personne en position d’autorité a les coudées suffisamment franches au-dessus de sa tête qu’elle est en mesure de décentraliser son autorité.

Décrit comme un “leader libérateur” par Getz, ce cadre supérieur – qui est souvent le directeur général de l’entreprise – est-ce lui qui demeure légalement responsable  des performances de l’entreprise auprès des actionnaires. Ainsi, lorsque l’actionnaire est faible ou ne s’inquiète pas de la gestion de la direction, alors ce “leader libérateur” peut faire ce qu’il souhaite. Il arrive toutefois que les propriétaires soient en droite ligne idéologique avec cet idéal et se considèrent eux-mêmes comme des “libérateurs potentiels”.

La limite ici est légale. En effet, l’actionnaire détient ce que l’on appelle le pouvoir résiduel, c’est-à-dire le droit ultime de commander son entreprise. Même s’il délègue entièrement son pouvoir de commandement dans son entreprise, il détient le droit inaliénable de nomination du comité exécutif de l’entreprise et peut décider, s’il le juge utile, de mettre un terme à l’aventure de “libération”.

Deuxièmement, ce type de transformation n’empêche pas non plus l’entreprise d’être vendue à un autre groupe d’actionnaires qui, du jour au lendemain, pourrait décider de remettre les travailleurs dans les mains d’un management plus autoritaire.

À la différence d’une coopérative de travail, où les travailleurs possèdent l’entreprise, un “leader libérateur” ou tout autre management plus décentralisé est ainsi toujours potentiellement à la merci des actionnaires et des détenteurs de capitaux.

NE PEUT-IL PAS Y AVOIR UN RAPPORT DE FORCE IMPORTANT QUI DONNE, DE FACTO, LE CONTRÔLE DE L’ENTREPRISE AUX TRAVAILLEURS ?

Bonne question ! Parce que l’on transfère le pouvoir  décisionnel aux travailleurs, on pourrait penser qu’une plus grande délégation accroît,  en   quelque sorte, la “démocratie” au sein de l’entreprise. Pendant longtemps, le mouvement syndical belge a revendiqué le contrôle ouvrier (socialistes) ou l’autogestion  dans les entreprises (chrétiens), sans nécessairement en revendiquer la propriété. En fait, même s’il y a  encore un propriétaire, rien n’empêche les travailleurs de la gouverner eux-mêmes.

Cette idée n’est pas cocasse et, pour s’en rendre compte, comparons l’entreprise à  un État. Il n’est pas nécessaire d’être une république, où le peuple est en quelque sorte “propriétaire” de son État pour être une démocratie. Prenons l’Angleterre en exemple. Bien qu’elle soit un royaume et que la terre appartienne à  la Couronne et pas au peuple, personne ne remet en cause qu’il s’agit bien d’une démocratie –même si elle pourrait l’être davantage !

Ce détour par la théorie politique nous permet toutefois de prendre conscience, que plusieurs éléments ont une importance avant de pouvoir parler d’une démocratie : la souveraineté populaire, une constitution, des élections libres, la protection des droits des minorités, etc. Sans ces garanties, on ne parlerait pas de démocratie.

Si l’on revient à la proposition des “libérateurs d’entreprise”, on comprend qu’elle s’insère d’abord  dans  une critique psychologique d’une entreprise qui ne laisse pas assez de place à l’humain au travail. Alors que les patrons sont encouragés à faire confiance à  leurs travailleurs, les travailleurs sont également encouragés à faire confiance à leurs patrons. Toutefois, on en arrive rapidement à voir les limites quand on prend conscience des enjeux en terme de gouvernement démocratique du travail et pas seulement sa gestion.

Ici, l’analyse d’Isabelle Ferreras  et sa proposition d’un bicamérisme5  appliqué à l’entreprise nous permettent  d’offrir une critique à ce genre de proposition. Ces entreprises doivent aussi proposer des solutions pour assurer des droits et des garanties aux travailleurs quant à une série de décisions stratégiques qui les concerne, que ce soit la nomination des dirigeants de l’entreprise, la façon dont le travail devrait être organisé et ce qui devrait être produit par l’entreprise, pour ne prendre que ces sujets. Sans une instance qui a des pouvoirs égaux à ceux des actionnaires au minimum, les travailleurs font confiance aveuglément à la bonne volonté des personnes qui les gouvernent dans l’entreprise.

EST-CE QUE CE POURRAIT ÊTRE PLUS DÉMOCRATIQUE ?

On pourrait le penser. Toutefois, pour plusieurs “libérateurs d’entreprises”, ce n’est pas tant la démocratie qui est valorisée que la liberté de décision des travailleurs de faire ce qu’ils veulent. La démocratie est souvent décrite comme étant trop “exigeante”, parce qu’elle demande notamment de se parler, de tenir compte des avis des personnes et n’arriverait pas à fournir des réponses dans l’urgence.

Alors que la démocratie “ralentirait” le processus de décision, les entreprises qui s’inscrivent dans la “libération d’entreprise” valorisent la prise de décision individuelle. Pour éviter les écueils, elles encouragent les travailleurs à tester leurs idées auprès de leurs collègues afin d’évaluer dans quelle mesure cette décision a un potentiel dommageable pour l’entreprise. En fonction du risque, le travailleur peut alors prendre la bonne décision. On parle ici d’une forme d’ajustement mutuel, plutôt que d’une forme de décision collective.

Quelques mois d’observation dans une entreprise qui participe à la démarche de “libération” m’ont permis de constater que le travail dans des entreprises complexes a besoin, d’une manière ou d’une autre, d’être coordonné. S’ils valorisent des prises de décisions décentralisées, les travailleurs se rendent souvent compte qu’une série de décisions ayant un impact collectif doivent être prises ensemble. Cela  suppose,  outre  la décentralisation du pouvoir, de penser des institutions au sein de l’entreprise pour être capable de prendre ses décisions.

D’autre part, dans plusieurs entreprises “libérées” que Carney et Getz recensent, de nombreux travailleurs organisent leur travail dans le cadre d’équipe autonome de production de biens ou de services. Les pouvoirs vont varier : certaines équipes pourront choisir un représentant parmi leurs membres pour être représentées dans les réunions stratégiques alors que d’autres pourront participer au recrutement de leur cadre. J’ai pu observer une organisation du travail dans laquelle, bien que les cadres étaient davantage amenés à jouer un rôle d’accompagnateur de leur équipe, ils en restaient, en quelque sorte, les dirigeants.

Il est intéressant de relever que, même si les travailleurs le pouvaient, cette position n’est pas toujours remise en question. Parfois, une connaissance technique un peu plus poussée accroît la légitimité d’occuper une position de coordination d’une personne par rapport à une autre, sans que cette coordination ne soit remise en cause. Comme quoi, en supprimant parfois des structures formelles de pouvoir, on ne fait que les remplacer par de nouvelles. Mais cet enseignement a une portée plus large que les seules entreprises s’engageant dans cette philosophie.

AIMER OU DÉTESTER ?

Ici, loin de moi l’idée de chercher à célébrer ce genre d’initiatives ou de discours. En tant que tendance qui semble gagner en popularité, il est important pour une sociologie du travail et des organisations de tenter de mieux comprendre la portée politique de ce type de transformation sur la vie de l’entreprise. Lorsque les idéaux de démocratie, d’égalité et de liberté qui fondent nos sociétés nous tiennent à cœur, il est difficile de fixer des limites à notre imagination quant à ce qui est encore à changer dans nos sociétés. En ce sens, il est important d’étudier les différentes formes d’expérimentations qui nous permettraient peut-être de prendre en compte des choses importantes qui auraient pu être oubliées.6

Si le management, qui est après tout aussi composé des travailleurs au sein de l’entreprise, est convaincu que traiter les autres travailleurs avec respect et dignité est une bonne chose, je crois que rien ne sert de tenter de les convaincre, au contraire. Aussi, si des actionnaires sont convaincus qu’il faut laisser les travailleurs les plus autonomes possible parce que ce sont eux qui créent la valeur, ce n’est pas non plus un problème. Par contre, s’ils sont convaincus par cette dernière affirmation, alors je pense qu’ils devraient aussi être conscients que cette création de valeur se paie.


1 Dominique Cardon, À quoi rêvent les algorithmes ? Nos vies à l’ère des big data. Paris, Seuil “La République des idées”, 2015, 112 pages

2 Dominique Cardon, “Le pouvoir des algorithmes”, Pouvoirs 2018/1 (N° 164), p. 63-73

3 Association des professeurs documentalistes de l’éducation nationale, site internet wikinotions, http://apden.org/ wikinotions/index.php?title=Algorithme

4 Dominique Cardon, À quoi rêvent les algorithmes ? Nos vies à l’ère des big data.

5 OPTIC, “Pouvoir régalien et algorithmes, vers l’algocratie ?”, Sous la direction de Pierre GUEYDIER, 01/2018, page Internet : http://optictechnology.org/images/files/Research/ OPTIC2017-Pouvoir-rgalien-et-algorithmes.pdf

6 “Les algorithmes sont-ils vraiment tout puissants ? Et si notre algorithme intérieur était plus fort que ceux des géants d’Internet ?”, Paul Vacca, Medium, 12/2017, page Internet : https://medium.com/@paulvacca_58958/lalgorithme-in- t%C3%A9rieur-2bab7b35c917


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