En 2005, nous avons mené une étude pour le PNUD avec le but de cartographier les actions développées par les ONGs et l’État hondurien en matière d’éradication de la violence de genre au Honduras. Nous avons pu constater que bien que les programmes et projets spécifiques étaient – et restent encore – insuffisants, l’insistance acharnée des organisations de femmes avait réussi à rendre visible la violence de genre et à pousser l’État hondurien dans des actions soutenues et à consacrer des ressources pour lutter contre ce fléau.
Cependant, nos premiers entretiens avaient aussi montré que la plupart des actions privilégiaient la violence au sein du couple au détriment d’autres formes de violence touchant également les jeunes femmes et les fillettes, et atteignant déjà des niveaux alarmants.[1] À l’époque, nous avions formulé l’hypothèse selon laquelle ces autres formes de violence s’articulaient aussi autour du système de genre et étaient ancrées d’une part dans des institutions informelles (dans la communauté, dans l’espace public, et liées aux actions des gangs – les maras – et du crime organisé), et d’autre part, dans des institutions formelles (violences de genre tolérées ou perpétrées par l’État).
Aujourd’hui, la violence au Honduras a été exacerbée par l’extrême pauvreté, les inégalités criantes, et le caractère autoritaire et répressif du modèle d’accumulation extractive. L’insécurité citoyenne s’est accrue sous le régime mis en place après le coup d’État de 2009, alors que dans le même temps, sous prétexte de crise économique, les institutions publiques supposées fournir une réponse à la violence ont été affaiblies. L’État se voit ainsi dans l’incapacité de mettre en œuvre des stratégies appropriées pour éradiquer la violence de genre ainsi que de garantir le respect des droits humains de la population en général ; notamment les droits des populations en condition de vulnérabilité comme les femmes (adultes, adolescentes, enfants). La corruption généralisée, la collusion entre les élites politico-économiques et le crime organisé, et la radicalisation des gangs suite à l’application de politiques de “mano dura”, sont les derniers éléments du triste tableau qui dépeint la situation dans l’un des pays les plus violents du monde.
Dans ce contexte, la violence à l’égard des femmes (des filles et des jeunes femmes) est devenue un phénomène répandu, systématique et multiforme.[2] Selon le Rapporteur spécial sur la violence à l’égard des femmes : entre 2005 et 2013, le nombre de meurtres violents de femmes a augmenté de 263,4%3 tandis que les organisations féministes ont déclaré une “alerte rouge” face à l’augmentation des féminicides, l’impunité quasi absolue des crimes et le manque de volonté politique pour enquêter les crimes haineux contre les femmes et traduire en justice les responsables.
Malheureusement, les hypothèses que nous avions formulées en 2005 ont été vérifiées. La violence faite aux femmes dans le cadre des institutions formelles et informelles est notamment visible dans le contexte de la crise migratoire qui touche le Honduras ainsi que d’autres pays du Triangle du nord de l’Amérique centrale.[4] En effet, selon l’agence des Nations Unies pour les réfugiés, parmi les femmes migrantes interrogées en 2015 par cet organisme, deux tiers signalent les menaces directes et les attaques des membres de gangs parmi les raisons qui les ont obligées à quitter leur domicile.[5] Alors que l’administration étasunienne multiplie les mesures visant à réduire le flux de migrants de la région ; un nombre croissant de femmes et de filles fuient le Salvador, le Guatemala et le Honduras en direction des États-Unis pour échapper aux attaques de gangs et groupes criminels. Des adolescentes et des fillettes abandonnent leurs études et leurs foyers pour échapper au recrutement forcé dans les maras, à l’exploitation à des fins de prostitution, aux enlèvements, au harcèlement chronique et au viol.[6]
Pour aggraver les choses, l’administration Trump accélère l’expulsion de Honduriens – la possibilité d’être expulsé est beaucoup plus importante pour les Honduriens que pour les ressortissants d’autres pays de la région[7] – et met fin à des programmes tel que le programme Parole, créé par l’administration précédente pour fournir le statut de réfugié aux enfants migrants non accompagnés. Le tout se conjugue pour prendre en étau une population vulnérabilisée et désemparée, et aggraver ce que certaines organisations dénoncent comme une crise humanitaire négligée.[8]
Notre étude de 2005 suggérait que les femmes et les jeunes filles étaient également susceptibles de subir la violence au sein même des entités publiques qui sont censées les protéger et les défendre. Malgré l’absence de nouvelles études depuis, l’évidence empirique semble confirmer également cette hypothèse : le cas de la mort de 40 filles guatémaltèques brûlées dans un foyer pour enfants alors qu’elles tentaient de fuir les maltraitances, l’exploitation sexuelle et les agressions, semble confirmer qu’elles sont valables pour toute la région.[9]
Néanmoins, au cours des dernières années, quelques études ont commencé à remédier au manque de connaissances sur la relation entre la violence de genre et l’insécurité, et plusieurs organisations internationales ont pu s’en saisir pour exhorter l’État hondurien à mettre en œuvre des politiques publiques intégrales afin de garantir pleinement la sécurité et le respect des droits humains des femmes. [10] Malgré cela, les efforts restent insuffisants face à l’ampleur du problème.
Le cas du Honduras confirme les limites d’une approche de la violence de genre basée uniquement sur les relations interpersonnelles. Le caractère régional des phénomènes décrits, indique que, loin d’un cas isolé, nous sommes face à une tendance confirmée. Il devient donc indispensable de reconnaître la violence à l’égard des femmes au sein des institutions – formelles et informelles – comme un problème qui se distingue de la violence domestique et – en général – de réviser les cadres théoriques et conceptuels qui ont servi jusqu’à maintenant pour appréhender le concept de violence. Cette approche permettrait par la suite de mieux comprendre d’autres manifestations de la violence de genre, comme celles subies par les membres des communautés LGTBI qui nous appelle, quant à elle, à réviser les concepts binaires qui encore aujourd’hui limitent notre compréhension du genre.
[1] Karen Bähr Caballero, Violencia contra las mujeres y Seguridad en Honduras. Un estudio exploratorio. PNUD. Tegucigalpa, 2005.
[2] OHCHR, 2014,” Special Rapporteur on violence against women finalizes country mission to Honduras and calls for urgent action to address the culture of impunity for crimes against women and girls” in http://www.ohchr.org/EN/NewsEvents/Pages/DisplayNews.aspx?NewsID=14833 (consulté en Juillet 2017).
[3] Ibidem.
[4] La manifestation la plus terrible de cette crise migratoire est celle des enfants migrants : selon les sources officielles aux EUA, entre 2011et 2017, au moins 178 825 enfants voyageant seuls en provenance de El Salvador, du Honduras, et du Guatemala ont été arrêtés par la police des frontières de ce pays. Un tiers de ces enfants sont des filles.
[5] UNHCR, 2015, Women on the Run. First hand accounts of refugees fleeing El Salvador, Guatemala, Honduras, and Mexico. In http://www.unhcr.org/5630f24c6.html (consulté en juillet 2017)
[6] Nina Lakhani, “‘It’s a Crime to be young and pretty’: girls flee predatory Central American Gangs”, The Guardian, 2016.
[7] Cecilia Menjívar, Juliana E. Morris, Néstor P. Rodríguez, “The ripple effects of deportations in Honduras”, in Migration Studies, mnx037, https://doi.org/10.1093/migration/ mnx037 2017 Oxford University Press.
[8] Forced to Flee Central American Northern Triangle. A neglected Humanitarian Crisis, MSF, 2017.
[9] Angeline Montoya, “On suppose que le foyer pour enfants était une plaque tournante d’un réseau de prostitution”, Le Monde, 15 mars 2017.
[10] Voir par exemple : Violencia contra las mujeres y Misoginia. Una relación indisoluble. Un estudio sobre la misoginia en los espacios físicos públicos, CDM, 2011; Violencia y Seguridad Ciudadana. Una mirada desde la perspectiva de Género, PNUD, 2015.