“LA MAIN INVISIBLE” LIGOTÉE DANS LE DOS DE L’HUMANISME

par | BLE, DEC 2019, Economie, Politique

L’économie capitaliste nous est souvent présentée comme une nouvelle religion, avec ses prophètes, lesquels nous demandent de croire en les forces “invisibles” du marché. Si cette tendance à la réification de l’économie dite de libre-marché est tantôt naïve ou tantôt intéressée, il n’en demeure pas moins que les résultats et les conséquences des activités économiques ne sont pas “naturelles”. Elles sont le produit d’actions humaines s’inscrivant dans un cadre institutionnel complexe… dont on peut cependant faire une histoire naturelle.
Cette analyse vise à mettre en lumière la richesse de la pensée d’Adam Smith afin de purger la métaphore de la “main invisible” des idéologies qui la caricature à outrance, créant ainsi un obstacle supplémentaire à l’éducation économique et à l’assainissement des débats entourant l’économie et la redistribution des richesses.

Il est fondamental lorsque l’on discute d’une idée ou de l’œuvre d’un auteur classique de la remettre dans son contexte historique et discursif. Celle d’Adam Smith (1723-1790) ne fait pas exception, bien au contraire. Celui à qui l’on associe la paternité de la “main invisible” en économie était en fait un philosophe moral dont la contribution à l’école émotiviste ne saurait être sérieusement contestée. L’analyse présentée dans ce qui suit défend l’hypothèse selon laquelle la mauvaise réputation que traîne le penseur tient à la prise hors contexte de certains éléments avancés dans La Richesse des Nations, ce qui ne permet pas de saisir toute la complexité de l’anthropologie philosophique qu’il a développée.

Il importe de débuter par  rappeler  que  les Lumières, y compris écossaises dans le cas qui nous occupe ici, ont été des penseurs importants de la liberté individuelle. Il s’agissait de penser une économie où l’agentivité, ou faculté d’action, des individus serait respectée et non totalement anéantie par un système économique d’exploitation comme pouvait l’être le féodalisme en vigueur à l’époque, ce que l’on nommait le servage – un mot pas très loin sur le plan sémantique de celui d’esclavage ; alors que dans la tradition de droit romain, la liberté se définit par l’opposition entre le citoyen et l’esclave.

La philosophie de Smith est à la fois un questionnement sur les liens entre émotions et raison, entre subjectivité et objectivité, entre une politique de la force et une politique de la liberté et du droit entendu en son sens noble. Comme pour ses pairs parmi les Lumières écossaises, il s’agissait pour Smith de produire une nouvelle science de la nature humaine, plus exactement une histoire naturelle de l’humanité et des conventions sociales, y compris ce qu’on nomme  la  morale, qui lui ont permis de s’adapter et de survivre  à son environnement – à l’inverse de ceux qui ont cherché à trouver un fondement métaphysique à la moralité, à partir de la raison purement déductive. Bref, il s’agit d’une œuvre profondément humaniste qu’il importe de redécouvrir et de s’approprier pour se prémunir contre les détournements idéologiques et le prêt-à- penser ambiant .

ÉGOÏSME, INTÉRÊT ET… SYMPATHIE

La phrase qui a créé l’ambiguïté dans  La Richesse des Nations est la suivante : “Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais plutôt du soin qu’ils apportent à la recherche de leur propre intérêt. Nous ne nous en remettons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme”.1 C’est la notion d’égoïsme qui pose ici problème. Quelle interprétation en donner ?

Chez les Lumières, on distinguait communément deux passions égoïstes, l’amour de soi et l’amour propre. Si la première se rapporte au souci que nous avons naturellement pour notre propre conservation, la seconde se définit comme ce que l’on nomme communément l’égo, c’est-à-dire l’amour de notre personnalité sociale, comprise dans sa dimension comparative.

Une partie de la confusion  à  propos  de l’égoïsme chez Smith vient du fait qu’un de ses contemporains, Bernard Mandeville, a fait l’éloge de l’avidité dans La Fable des Abeilles : Vice privé, vertu publique. Dans ce texte, il pousse la satire jusqu’à motiver la cupidité, le vol, la luxure et autres vices en termes d’intérêt public. Comme nous le verrons dans les lignes qui suivent, Smith ne peut admettre une telle vision des choses puisqu’elle est totalement incompatible avec sa Théorie des Sentiments Moraux.

Selon le spécialiste d’Adam Smith, Knud Haakonsen, la “contribution la plus originale de Smith à la philosophie morale” a été de suggérer que ce que certains considéraient comme “l’artifice de la moralité” était en fait une partie intégrante, naturelle, de l’humanité, “c’est-à-dire qu’il n’y a pas de condition dans laquelle les gens ne génèrent pas d’esthétique morale et autres conventions. Conséquemment, Smith rejetait complètement l’idée selon laquelle un état de nature précède, historiquement  ou  conceptuellement, à  la condition civile et, conséquemment, excluait la notion de contrat social comme passage entre la vie naturelle et artificielle de l’humanité […] il concevait la moralité comme quelque chose de conventionnel, au sens où elle fait partie de la manière dont l’humanité s’est adaptée aux circonstances dans lesquelles elle se trouve”.2

Il apparaît, une fois pris en contexte, que l’égoïsme dont parlait Smith se rapporte à l’amour de soi, à notre souci naturel pour notre propre conservation, mais pas uniquement en tant qu’individu, aussi en tant qu’espèce “sociale”. L’histoire naturelle de l’humanité de Smith est une histoire de l’animal social que nous sommes. Notre propre conservation et notre prospérité sont indissociables des conditions sociales de notre existence et donc aussi celles de nos pairs, parce que nous sommes liés à eux par l’économie des émotions et de la sympathie.

La convenance de nos émotions négatives, les passions dites “asociales”, comme la colère et l’indignation, face à des actes de vol, de dépravation ou d’avidité débridée n’est pas accessoire chez Smith. Au contraire, ces passions sont les “gardiennes de la justice” : “bien que leur utilité pour l’individu soit reconnue, dans la mesure où elles font qu’il est dangereux de l’insulter ou de lui porter préjudice […] leur utilité pour le public, comme gardiennes de la justice, ainsi que dans l’administration de celle-ci, n’est pas moins considérable”.3 En d’autres mots, à côté de l’espace amoral où se déroulent les échanges avec notre boulanger ou le brasseur du quartier, il y a notre capacité à nous indigner comme rempart contre les inconvenances et l’injustice.

Dans la morale émotiviste de Smith, la sympathie n’est pas que de l’empathie, par exemple pour les gens qui sont injustement dans la souffrance. La sympathie est plutôt la concordance des affects, comme une symbiose, comme une symphonie est une harmonie entre les sons, et qui forme un tout plus grand que la somme des parties. C’est là que se crée une moralité intersubjective, dont nous pouvons mesurer l’intensité dans ses dimensions physiques et psychologiques. C’est à ce moment-ci de l’histoire qu’il faut saisir toute la subtilité et les nuances de la pensée de Smith pour éviter le piège de la caricature : en rejetant la distinction entre nature et artifice, il ne naturalisait pas les échanges marchands, mais il prenait en fait une posture philosophique humaniste : il rejetait l’asservissement de l’humain par l’humain comme étant quelque chose d’artificiel. C’est pourquoi il rejetait la notion de contrat social. On ne saurait institutionnaliser la domination. De plus, Il ne croyait pas tellement que la poursuite décentralisée de nos intérêts nous permettrait “naturellement” de prospérer, mais plutôt que l’intégration de l’intérêt égoïste, compris comme amour de soi, était à la fois nécessaire et désirable dans le cours de l’histoire naturelle de l’humanité. C’est là toute la puissance d’une anthropologie philosophique de la liberté qui vise à fournir une justification à l’émancipation des humains en admettant une dose, naturelle et raisonnable, d’égoïsme (versus l’égoïsme socialement construit et sans limite de l’amour propre).

Au final, la théorie de la convenance de Smith, soutenue par nos émotions et notre sympathie, sert d’appareil critique pour juger nos attitudes morales, ou intéressées, à partir d’un point de vue impartial. Cela s’applique également à la puissance commune, le bras de la justice. L’histoire naturelle de Smith vise donc à découvrir les mécanismes permettant aux conventions morales qui assurent la reproduction, l’épanouissement et la prospérité de l’humanité. Le produit est un savoir qui permet une normativité indirecte, à travers une analyse comparée des jugements moraux et juridiques – les seconds étant le prolongement des premiers – et de leur concordance avec la sympathie et la morale intersubjective que l’on désigne communément sous le vocable de “bon sens” ou de “sens commun”. En aucun cas la poursuite “égoïste” de l’intérêt n’est appelée à venir briser cette communion organique qui résulte de l’évolution des sociétés humaines. Bien au contraire.

L’INTERDÉPENDANCE DES INTÉRÊTS POUR INDUIRE LA PAIX

C’est donc à dessein de systématiser une histoire naturelle de l’humanité que Smith a admis la notion d’intérêt, dérivée de notre instinct de conservation, de l’amour de soi, dans la sphère sociale, précisément à travers les échanges, considérés comme n’étant pas motivés par des passions sociales. La métaphore de la main invisible s’applique à l’intérieur de la nation, à travers le précepte de la division du travail (entre le boucher, le brasseur, le boulanger, etc.), mais également entre les nations, d’où émerge le concept “d’avantage comparatif”. Sans s’empêtrer dans les détails analytiques de ce concept, nous pouvons tout de même le définir par la “spécialisation collective du travail”. Pour des raisons géographiques et d’organisation sociale, les nations se concentrent dans la production de certains biens plutôt que d’autres, dans le but d’augmenter la production totale agrégée. Ce faisant, chaque nation se donne un avantage comparativement aux autres dans la production de ces biens précis. Ensuite, les surplus sont l’objet d’échanges commerciaux qui, au fil du temps, vont  rendre les nations interdépendantes. L’intérêt  et le commerce ont alors une chance de policer les relations anarchiques et belliqueuses entre les nations, précisément dans le contexte européen. Cette époque correspond d’ailleurs à l’émergence de la puissance marine britannique et à l’essor de l’industrie navale dans les grands chantiers portuaires d’Écosse. Le rêve était de donner une vocation commerciale, et non seulement militaire, à cette technologie qui permettait d’aller conquérir les marchés du monde. Malheureusement, cette idée n’a pas germé en Europe et les flottes ont servi à coloniser le reste de la planète, par exemple à travers le commerce triangulaire.

Par contre, elle a trouvé un terrain fertile dans les plaines fraîchement défrichées des colonies de l’Amérique naissante, dont les premières universités étaient d’ailleurs beaucoup influencées par le monde intellectuel écossais.4 C’est entre autres en institutionnalisant, entre eux, cette économie politique de l’interdépendance – et en l’appliquant à l’économie des armes – que les colonies devinrent des États qui réussirent à s’unir et à se prémunir du danger de devenir bêtement l’outil d’expansion colonialiste des puissances européennes dans le Nouveau Monde. L’idée de la main invisible et sa  logique  d’interdépendance des intérêts a permis aux États-Unis de s’émanciper du pouvoir colonial européen pour ensuite, depuis leur position géographique et historique inédite, succéder au Royaume-Uni en tant que puissance hégémonique. Il aura fallu encore près de deux siècles de guerre en Europe pour accepter d’intégrer les intérêts commerciaux des puissances européennes et ainsi pacifier le continent au sortir de la Seconde Guerre. C’est d’ailleurs en substance cette idée de l’économie politique qui animait les pères  fondateurs du projet européen, notamment Robert Schuman. Ces idées sont au cœur de l’Europe aujourd’hui et nous les côtoyons chaque jour ici même à Bruxelles. C’est pourquoi il faut se réapproprier et actualiser les idées des Lumières pour assainir le débat public sur l’intégration économique de l’Europe, ainsi qu’au niveau global.

Aujourd’hui, les multinationales ne s’inscrivent plus dans une logique de libre-échange, malgré ce qu’elles prétendent, mais bien davantage d’une nouvelle forme de colonialisme. Comme toutes les grandes puissances avant elle, l’Amérique (America) est passée du statut de gendarme du monde à un agent de domination planétaire. Elle est à son tour corrompue et utilise son pouvoir militaire pour défendre et poursuivre  ses  intérêts commerciaux et se maintenir dans l’opulence au détriment d’autrui – et non dans des échanges bénéfiques à tous les partis.

L’équilibre des relations internationales (RI) ne résulte pas de la rencontre des intérêts de tous, mais plutôt de la politique extérieure d’acteurs puissants, principalement les États-Unis. Cette affirmation peut sembler triviale, mais pourtant plusieurs oublient souvent l’importance des états et de la Raison d’État. L’organe de “gestion” des RI qu’est le Conseil de sécurité de l’ONU reflète cette réalité aussi brillamment que l’institution est dysfonctionnelle et immobilise la main invisible au sens où Smith a déployé cette expression. La puissance militaire de ces empires que sont les membres permanents du Conseil de sécurité et les différences entre leurs systèmes économiques respectifs suggèrent de fortes limites aux théories qui chercheraient à attribuer tous les malheurs du monde à l’un ou l’autre. La soif de domination inhérente à l’expérience d’animal politique et les rivalités géostratégiques qui en découlent précèdent également ces deux modes sociaux de production. La main invisible appliquée à l’échelle des populations entre elles vise à canaliser les différents intérêts, en quelque sorte à les civiliser. En aucun cas elle ne peut servir de justification à des politiques impérialistes telles que nous les observons avec les Uber, AirBnB, et GAFAM qui assurent le soft power diplomatique et de renseignement américain. Retour à une organisation économique hostile aux libertés individuelles…

Dans ce cas, la main soi-disant invisible est bien visible et nous ne sommes plus du tout dans la logique de la sympathie à l’endroit de nos semblables, ni dans la concordance de nos intérêts, toutes deux garantes de la convenance de nos actions individuelles et de nos relations collectives. Après, il faut faire la part des choses en s’attardant aux trajectoires historiques, puisque l’économie décentralisée a permis – sur une échelle de temps longue – la démocratisation de l’éducation et de l’accès à l’hygiène et aux soins de santé, entre autres choses (voir Livre-Examen sur Piketty pour une discussion plus approfondie sur l’histoire du capitalisme).

LA GLOBALISATION DE L’INDIGNATION

Dans le contexte actuel d’aggravation globale des inégalités, la théorie morale d’Adam Smith a trouvé écho chez l’un  des plus grands philosophes contemporains, Amartya Sen. Ce dernier est, à l’image de Smith, davantage connu pour ses travaux en économie à la suite de la reconnaissance qu’il a reçue en 1998 avec le prix Nobel, qu’il a  obtenu  pour ses travaux sur le bien-être et le développement. L’approche critique de John Rawls qu’il a développée en philosophie
politique, que l’on nomme l’approche des “capabilités” (notamment dans L’économie est une science sociale), a débouché sur la création de l’Indice de Développement Humain (IDH), qui se base sur des indicateurs comme l’espérance de vie et le niveau moyen d’éducation dans une population. Il s’agit d’un outil critique permettant de mettre en contexte le fameux Produit Intérieur Brut (PIB). Si le PIB augmente, mais que l’IDH n’augmente pas, on peut avoir de sérieux doutes sur la gouvernance et la vitalité démocratique d’un état.

Plus récemment, en 2009, Sen a publié une somme de son œuvre, The Idea of Justice (L’Idée de la Justice), dans laquelle il s’appuie sur la sympathie et la position du spectateur impartial, juge de la convenance, développée par Smith dans la Théorie des Sentiments Moraux (TSM). Sa grande contribution dans cet ouvrage est de critiquer l’approche du canon de la philosophie John Rawls, notamment son incapacité à penser de manière critique les inégalités entre les peuples et à l’échelle globale.5

Sen distingue entre l’impartialité “fermée” et “ouverte”. Il définit la première, qu’il attribue à Rawls, comme une impartialité limitée à la communauté politique dans laquelle nous  évoluons. Il  définit à l’inverse la seconde, qu’il attribue à la TSM de Smith, comme impliquant une impartialité venant de l’extérieur du groupe. Très concrètement, en considérant les gens qui sont concernés par nos choix démocratiques, comme lorsque les États-Unis ont envahi l’Irak en 2003. Il en appelle donc à notre sympathie, à notre humanité, pour considérer le point de vue des gens directement concernés lorsque nous jugeons de la convenance ou de l’inconvenance de nos actions, comme nos politiques extérieures. Il en déduit une approche des droits humains qui s’appuie sur la notion d’impartialité ouverte, laquelle interroge les rapports de domination qui existent à l’échelle globale et nous invite à sortir du cadre institutionnel traditionnel pour organiser la militance et la revendication des droits des plus vulnérables sur la planète.6 Nous sommes bien loin de la caricature d’Adam Smith qui est répandue autant à gauche qu’à droite du spectre de l’économie politique.

En somme, il est toujours d’actualité de dire que ce n’est pas de la bienveillance du boulanger ou du brasseur que nous devons attendre leur meilleur travail des céréales, mais bien de leur intérêt particulier. Cela dit, la morale de la sympathie et du jugement impartial de la convenance des actions nous rappelle que nous n’en profiterons pas si nous voyons nos semblables souffrir par la fenêtre, comme c’est le cas à Bruxelles avec l’explosion du sans-abrisme ces dernières années. Il faut plutôt s’appuyer sur le ressort de notre capacité à s’indigner et à dénoncer l’inconvenance de l’état actuel de la division du travail et de la redistribution des richesses. La main invisible existe toujours. Seulement, elle est ligotée dans le dos de l’humanisme, pendant que le bras de la justice faiblit à vue d’œil et offre de moins en moins de résistance, pendant que des truands violent les droits humains et exploitent la misère des plus vulnérables.


1 Adam Smith, La Richesse des Nations

2 Knud Haakonsen, “The Coherence of Smith’s Thought” , dans Cambridge Companion to Adam Smith, éd. Knud Haakonsen, Cambridge MA : Cambridge University Press, 2006, p. 9 (nous traduisons).

3 Adam Smith. Théorie des Sentiments Moraux (1759/1999), Presses Universitaires de France, Paris, p. 69.

4 Samuel Fleischhacker, “The impact on America: Scottish philosophy and the American Founding”, dans Cambridge Companion to the Scottish Enlightenment, éd. Alexander Broadie, Cambridge MA: Cambridge Uni- versity Press, pp. 316-337.

5 Amartya Sen, The Idea of Justice, Belknap (Harvard) : Cambridge MA, p. 123.

6 Ibid, p. 364-366.


Dans la même catégorie

Share This