Le 20 janvier 2022, l’autoproclamé État Islamque lançait son assaut sur Ghwayran pour regarnir ses rangs depuis la chute de son califat en 2019. Cette prison, la plus peuplée de cette région du nord-est de la Syrie est l’une des plus grandes sous contrôle kurde. Cette ancienne école reconvertie en pénitencier accueillerait environ 5000 détenus européens et non-européens, dont des mineurs d’âge. Nous ne savons pas la proportion que représentent ces enfants, ni si certains sont Belges. Nous savons, par contre, que des mineurs sont morts lors de cette attaque tandis que d’autres sont emprisonnés de manière arbitraire et illégale dans des camps administrés par les Kurdes. Au moins 28 enfants belges y vivent avec leurs mères dans des conditions inhumaines depuis de trop nombreuses années. Avec la complicité des pays européens.
ZOOM ARRIÈRE
Suite à la perte en puissance de l’EI,[1] les Forces Démocratiques Kurdes ont instauré trois camps afin d’y détenir les anciens combattants et leurs enfants.
Actuellement, il en reste deux, Al-Hol et Roj, situés dans le Kurdistan syrien. On y dénombre environ 650 enfants européens sur près de 40 000 enfants détenus avec leurs mères. Majoritairement âgés de moins de 12 ans, ils représentent plus de 60 pays différents. Les hommes sont également détenus dans des établissements fermés dans la région.
Ces camps s’apparentent de facto à des camps de détention : les enfants et les mères n’ont pas de liberté d’aller et venir. Si ces deux camps bénéficient de l’aide humanitaire de nombreuses ONG, surtout pour l’eau, la nourriture et les soins de santé, en bénéficier est difficile du fait d’un climat intense de violences d’où découle une gestion sécuritaire aléatoire. Les rivalités religieuses et ethniques entre les différentes personnes retenues s’ajoutent à cette ambiance mortifère. Débrouillards avant l’heure, les enfants jonglent, de manière précoce avec des trocs et transactions monétaires pour couvrir leurs besoins primaires. Exposés à la vue des armes kurdes, interdictions et injonctions multiples sous couvert de maintien de l’ordre sont leur lot quotidien. Les conditions climatiques sont très rudes, tant en hiver qu’en été, alors que leurs tentes de fortune ne les protègent ni de la chaleur, ni du froid, ni des intempéries ou tempêtes de sable. Le risque pour les enfants d’être victimes de rapts et d’exploitations sexuelles augmente au fur et à mesure qu’ils grandissent. Pour les jeunes garçons, le risque est grand d’être enlevés pour renforcer les milices kurdes. Majoritairement nés dans cette prison à ciel ouvert, ces enfants grandissent dans des conditions inhumaines qui portent atteinte de manière grave et répétée à leur développement et à leur intégrité physique et mentale. Pas un seul de leurs droits n’est respecté. C’est leur vie qui est en danger dans ce qu’on nomme désormais le “nouveau Guantanamo”.[2]
DES PRINCIPES JURIDIQUES CONTRAIGNANTS…
La Belgique a ratifié la Convention internationale relative aux droits de l’enfant[3] tout comme ses trois protocoles additionnels. Deux[4] d’entre eux renforcent sa responsabilité en matière de protection des enfants contre leur participation à des conflits armés et toutes formes d’exploitation.
Par conséquent, elle devrait prendre toutes les mesures possibles pour faire en sorte que les enfants touchés par un conflit armé bénéficient de la protection et des soins.[5] Ils devraient en outre bénéficier de mesures facilitant leur réadaptation physique et psychologique et leur réinsertion sociale. Plus particulièrement à la situation d’enrôlement pour certains de ces enfants, notre gouvernement a l’obligation de garantir que les enfants impliqués dans un conflit armé soient démobilisés de leurs obligations militaires et qu’ils puissent quitter sans conditions les forces armées et groupes armés.[6] Enfin, elle est tenue de préserver l’unité familiale.[7]
Une décision de principe avait été prise en décembre 2017 par le gouvernement afin de faciliter le rapatriement de Syrie des enfants de moins de 10 ans. Malgré cela et malgré les instruments juridiques contraignants, la Belgique n’agit toujours pas de manière suffisante.
… MAIS DES DROITS DE L’ENFANT BAFOUÉS
Plusieurs arguments avancés par les autorités peuvent expliquer cette inertie. Si nous ne les trouvons pas acceptables, nous devons toutefois constater, qu’après plus de cinq années d’interpellation en continu du Délégué général aux droits de l’enfant et de nombreuses autres institutions[8] de défense des droits de l’enfant et de l’homme, de multiples freins ont, soit ralenti les possibilités d’agir des autorités belges, soit leur a permis de se rendre aveugles et sourdes.
Tout d’abord, un changement de gouvernement précédé d’un gouvernement[9] fédéral en affaires courantes[10] n’a pas facilité la prise en considération du retour des “enfants de djihadistes” et de leurs parents dans l’agenda politique. Ce sujet n’est pas des plus attractifs, d’autant qu’il provoque des tensions entre néerlandophones et francophones.
D’un point de vue géopolitique, la situation des camps au Kurdistan syrien ne facilite pas les dynamiques diplomatiques. En effet, le peuple Kurde n’est pas reconnu comme une nation par la Belgique, ni par ses voisins européens. La Belgique n’a dès lors pas de capacité d’agir juridiquement dans cette partie de la Syrie. En outre, le maintien de bonnes relations avec la Turquie[11] constituerait un intérêt supérieur à toutes discussions avec les Kurdes de Syrie qui tentent, malgré tout, de faire de ces milliers de prisonniers européens une monnaie d’échange avec l’Europe en vue de leur reconnaissance. À cela s’ajouterait le fait que la Belgique, faute de moyens techniques suffisants pour réaliser une opération militaire, ne peut agir qu’avec le concours d’autres pays, eux-mêmes peu enclins à rapatrier leurs propres citoyens.
En parallèle, et de manière paradoxale, des affaires en justice relatives à des plaintes portées contre l’État belge par les familles de ces enfants ont elles aussi ralenti le processus. En décembre 2019,[12] un juge avait ordonné à l’Etat belge de fournir “une assistance consulaire” et “les documents administratifs et de voyage nécessaires” à leur retour en Belgique, dans un délai de 6 semaines, sous peine d’une astreinte de 5.000 euros par jour de retard et par enfant. L’appel de cette décision par l’État a suspendu toute démarche en faveur d’une action de rapatriement. L’astreinte pécuniaire a été levée en février 2020 par le juge d’appel estimant qu’il n’était pas possible pour le gouvernement de se conformer à la décision de décembre, notamment parce que les parents refusaient d’être séparés de leurs enfants. L’obligation de l’État belge de rapatriement ne portait que sur les enfants.
En réalité, c’est la question du retour des adultes qui constitue le point névralgique. Ce qui bloque fondamentalement les autorités est le fait de porter assistance et secours aux mères[13] poursuivies pour faits de terrorisme. Principalement du fait d’une opinion publique extrêmement défavorable à leur retour. Pourtant, les services de sécurité avaient affirmé publiquement en 2019 que les rapatrier constituait le seul gage de sécurité publique. Ils n’avaient pas toujours tenu le même discours. Deux ans plus tôt, en 2017, l’OCAM[14] considérait le nombre d’individus comme étant surnuméraire par rapport aux capacités de ses services à les surveiller. Deux ans plus tard, au vu du nombre de personnes disparues ou décédées dans la région, peut-être aussi à force de constater que les enfants et les adultes,[15] revenus d’eux-mêmes en Belgique, ne posaient aucun problème en termes de sécurité, leur discours a évolué en faveur d’un rapatriement des mères et des enfants. Pour la première fois, les intérêts humanitaires et sécuritaires se rejoignaient.
SITUATION EXPLOSIVE
Il faudra pourtant attendre encore deux ans pour qu’une action réelle des autorités belges soit réalisée, alignée sur nos recommandations. Elles avaient déjà rapatrié 8 enfants.[16] Ces derniers ne posaient pas cette question épineuse du retour des adultes, vu leur situation de “non-accompagnés” ou d’orphelins. En juillet 2021, rebondissement inespéré : 10 enfants avec leurs mères sont exfiltrés du camp de Roj, dans la plus grande discrétion. Cette opération de rapatriement n’a concerné que le seul camp de Roj, du fait de conditions de sécurité insuffisantes pour pénétrer dans le camp de Al-Hol. Il n’a en outre visé qu’une partie des femmes belges avec enfants présentes dans le camp.
S’il s’agit d’un précédent qu’aucun autre de nos gouvernements fédéraux n’aura osé réaliser, il est à regretter le fait que ce soient principalement les critères de sécurité nationale qui l’ont guidé à trier les mères autorisées à rentrer dans leur pays et non, celui de l’intérêt supérieur de leurs enfants. Des mères et des enfants belges n’ont donc pas pu profiter d’un retour dans leur pays afin d’obtenir protection pour elle et leurs enfants. À l’heure actuelle, 28 enfants belges et 15 mères sont toujours détenus dans le camp de Roj dans des conditions de vie qui se dégradent au fur et à mesure des jours qui passent. Les derniers événements ne sont pas de nature à nous rassurer. L’assaut de la prison à Hassaké a augmenté le climat de violence dans la région et par effet ricochet, également dans les camps. De nombreux incendies et des actes de mutinerie ont été rapportés mettant en danger de manière grave et imminente la vie des enfants sur place.
La Belgique avait été sommée par le Comité des droits de l’enfant dans son rapport de 2019 de “faciliter le rapatriement rapide de tous les enfants belges et, lorsque cela est possible, de leur famille ».[17] Ce 23 février 2022, c’est la France qui fait l’objet de cette même sommation.[18]
Si les autorités craignent toujours une opinion publique défavorable qui reste aveuglée par cette fausse image de “petites bombes à retardement”, qu’elles se rassurent ! L’expérience nous montre que les prises en charge “des enfants de retour” par les services de l’aide et de la protection de la jeunesse fonctionnent bien. Cet accompagnement de qualité leur permet de valoriser leurs compétences et de développer de grandes facilités pour s’intégrer dans notre société belge.
La Belgique ne peut plus être complice de la détention illégale et arbitraire de ses ressortissants. Elle doit stopper le traitement inhumain et dégradant que subissent ses propres enfants. La situation explosive sur place justifie l’urgence à agir et son obligation à protéger ces enfants. Le rapatriement est la seule voie possible.
[1] Par facilité d’écriture et de lecture, nous utiliserons l’acronyme « EI » pour désigner l’auto-proclamé Etat Islamique.
[2] https://www.rightsandsecurity.org/impact/entry/europes-guantanamo-report
[3] Par facilité d’écriture et de lecture, nous utiliserons l’acronyme « CIDE » pour désigner la Convention internationale relative aux droits de l’enfant.
[4] Le Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l’enfant, concernant l’implication d’enfants dans les conflits armés (en vigueur depuis 2002) et le Protocole facultatif concernant la vente d’enfants, la prostitution des enfants et la pornographie mettant en scène des enfants (ratifié en 2006).
[5] Conformément aux articles 19, 38 et 39 de la CIDE.
[6] Selon les Principes et Engagements de Paris relatifs aux enfants associés aux forces armées ou aux groupes armés adoptés en 2007 aux Nations-Unies.
[7] Conformément aux articles 5 et 10 de la CIDE.
[8] Au niveau national, le Délégué général aux droits de l’enfant, le Kinderrectencommisaris, la Ligue des droits humains, Défense des enfants international – Belgique, … Au niveau international, notamment le Comité des droits de l’enfant de l’ONU, la Commissaire aux droits de l’homme au Conseil de l’Europe.
[9] Suite aux élections fédérales, régionales et européennes du 26 mai 2019.
[10] Suite à la chute du gouvernement Michel II le 21 décembre 2018.
[11] En octobre 2019, la Turquie lançait une offensive sur le Kurdistan syrien pour les déloger de la région. Le conflit entre ces deux peuples n’est pas récent. La Turquie est l’opposant historique à la reconnaissance de cette partie de la Syrie, le Rojava.
[12] Ce n’est pas la première fois que l’Etat belge est contraint par un juge de tout mettre en œuvre pour rapatrier des enfants de djihadistes. Une décision similaire en décembre 2018 lui avait ordonné de faire revenir six enfants de deux femmes parties combattre dans les rangs du groupe Etat islamique. Mais l’Etat avait interjeté l’appel, et il n’y a jamais eu de rapatriement organisé concernant ces six enfants tous âgés de moins de six ans.
[13] Notre attention est portée essentiellement sur les mères car les hommes, dont des pères, détenus dans les prisons kurdes ne sont ni identifiés ni localisés. Ils ne savent pas non plus contacter les autorités belges, à l’inverse des mères qui communiquent à partir de moyens de fortune dans les camps via leurs familles et via l’institution du Délégué général aux droits de l’enfant notamment.
[14] L’Organe de Coordination pour l’Analyse de la Menace.
[15] Un certain nombre de personnes et de familles sont revenues par leurs propres moyens, le plus souvent via des voies illégales dans des conditions déplorables et dangereuses via la Turquie notamment.
[16] Nous ne comptons pas les enfants rapatriés à partir de la Turquie car dès franchissement de cette frontière et sans poursuites de la part des autorités turques, l’Etat belge est dans l’obligation de porter assistance consulaire à ses ressortissants.
[17] CRC/C/BEL/CO/5-6, Observations finales concernant le rapport de la Belgique valant cinquième et sixième rapports périodiques, observations n°50
[18] Communication du Comité des droits de l’enfant des Nations-Unies, 23 février 2022, p.12 in https://tbinternet.ohchr.org/Treaties/CRC/Shared%20Documents/FRA/CRC_C_89_D_77- 79-109-2019_33552_F.pdf
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