LA TRANSFORMATION INTÉRIEURE DE L’HUMANITÉ APPARTIENT AUX CITOYENS

par | BLE, Démocratie, SEPT 2015, Technologies

Une conviction et un parti pris dans les développements qui suivent : nos façons d’être, individuelles et collectives, sont à la source des risques de disparition de l’espèce humaine. Elles doivent nécessairement évoluer si nous souhaitons un autre futur qu’une immense régression de civilisation ou une fuite en avant sans conscience vers la fusion du biologique et des machines interconnectées tel que nous le proposent les tenants du transhumanisme. Ces derniers n’auront aucune difficulté à faire avancer leurs idées et projets d’humanité augmentée dans un monde fasciné par les apports exponentiels des technologies. On peut s’interroger sur ce que nous allons augmenter : nos capacités guerrières et destructives et de contrôle massif ou nos capacités d’altruisme et de coopération ? Quoi qu’il en soit le mouvement de “technologisation” massive du vivant est en route pour le meilleur et pour le pire. Et ceci hors tout débat démocratique. Ne nous en déplaise, il semble que ce sont les investissements massifs de capitaux dans les technologies qui conduiront le mouvement d’évolution de l’espèce avec comme guide suprême la main invisible du marché.

Il n’appartient à personne d’autre que nous, en tant que collectifs humains de la planète Terre, de dire ce que nous voulons devenir en tant qu’espèce humaine. La question du devenir de l’espèce humaine va bien au-delà de  la dimension politique mais reste, malgré tout, une question qui doit être traitée de façon politique, c’est-à-dire, à mes yeux, de façon démocratique.

Depuis quelques années, nous voyons fleurir dans le vocabulaire de ceux qui nous en parlent une multitude d’expressions autour de ce que nous sommes en train de vivre : changement, transition, transformation, mutation, ré-évolution, métamorphose. Chacun de ces mots désigne le passage d’un point, d’une situation, vers un autre point, vers une autre situation avec une amplitude, une profondeur, une intensité qui varient selon le mot employé. Il y a un consensus sur l’ampleur des évolutions qui sont à l’œuvre, sans précédent de mémoire d’homme. Pour le reste, je crois qu’il faut s’en référer à la formule d’Edgar Morin : “Ce qui se passe, c’est que nous ne savons pas ce qui se passe”. Devant le déficit de débat et d’expériences démocratiques sur la question du devenir de l’espèce humaine, ce sont  aujourd’hui les experts fragmentés dans leurs spécialités ou au service des forces dominantes qui pensent notre futur.

Le sujet de la transition intérieure de l’espèce humaine comme condition à l’émergence d’une nouvelle civilisation n’est pas traité comme un sujet politique dont la démocratie doit s’emparer.

Cette transition, qui peut se définir comme une évolution individuelle et collective de nos comportements, de  nos  attitudes,  de nos valeurs, de nos regards sur le monde et sur l’être humain traverse tous les domaines : économie, écologie, éducation, démocratie, science, société. Une transition humaine implique une profonde transformation de nos façons d’être et d’agir ensemble.

La question qui se pose est de savoir si cette dernière est au service d’un “buen vivir” et d’une reconnexion avec nous-mêmes, les autres et le monde tout autour et à l’intérieur de nous-même. Un système économique, social et culturel privilégie toujours certains choix de société, certaines valeurs ou moteurs d’action au détriment d’autres. Nous connaissons bien les choix de la civilisation dominante du moment : compétition plutôt que solidarité, expansion et conquête plutôt que recherche de l’équilibre, inégalité plutôt

que juste répartition, satisfaction illimitée des désirs plutôt que libre renoncement, court terme plutôt que long terme, vie extérieure plutôt que vie intérieure, domination de la nature plutôt qu’émerveillement et coopération, technoscience plutôt que science du déploiement de l’être (c’est-à-dire les techniques du déploiement de l’être dans ses potentialités de compassion, d’altruisme et d’expansion de conscience), hyper rapidité et débrouillardise plutôt que lenteur et profondeur, capacité à tirer parti des situations plutôt que sagesse dans l’action, efficacité plutôt que joie, cerveau gauche plutôt que cerveau droit, QI plutôt que QE…[1]

Cette question de la transformation personnelle liée à la transformation collective est un sujet central pour de nombreux auteurs engagés dans le champ de la métamorphose sociétale (Viveret, Rabhi, Morin…). Pour ma part, en tant que simple citoyen passionné et engagé sur ces sujets depuis plus de trente ans, j’ai le sentiment que cette question de la possibilité pour l’être humain d’entamer consciemment sa transformation de façon libre et non dogmatique commence doucement à émerger au-delà d’un petit cercle de convaincus.

En effet, les perspectives de sens qui nous relient au domaine de l’Esprit ou de la Nature sont explorées depuis des millénaires dans le champ du spirituel ou du religieux avec des propositions d’évolutions de comportements et de valeurs porteuses de transformations sociales et sociétales. Tous les systèmes religieux du passé et du présent ont proposé et proposent des codes moraux et règles de vie en société conformes à leur système de croyances et l’histoire de l’humanité témoigne de l’influence déterminante de ces derniers sur le champ sociétal. Toutefois, ces propositions restent marquées par leur appartenance à une représentation particulière du monde qui limite l’extension de leurs idées. L’histoire témoigne là encore de la limite des croyances qui se vivent comme vérité unique, exclusive d’autres visions du monde.

Le champ de la psychologie apporte de nombreux outils pour aborder la transformation personnelle, notamment dans le dialogue entre les représentations mentales et le champ des émotions, mais reste relativement discret sur les perspectives de sens et sur les notions d’élargissement des champs de conscience. La philosophie, approche éminemment occidentale et riche d’un foisonnement intellectuel intense, pas toujours très accessible au commun des mortels, tente de nous donner des repères pour conduire notre vie,

mais reste relativement désemparée sur le monde de l’expérience du sensible : que faire concrètement du corps, des émotions, des expériences du sensible, des autres états de conscience ?

L’humanité est à l’aube d’une conscience partagée plus large que celle proposée par les approches des époques précédentes. C’est un des bénéfices de la mondialisation que de pouvoir parler d’un village mondial. Ceci devrait nous conduire à la reconnaissance d’une “Sophia Perennis” (Ultreia)[2] démocratique, une sagesse intemporelle et universelle capable de se reconnaître dans les multiples formes et apparences des expérimentations humaines. Ce bien commun de l’humanité, cette conscience commune au genre humain, appartient  à tous et doit donc faire l’objet d’un partage démocratique. Seul l’exercice démocratique exercé en conscience peut nous permettre de dépasser les clivages en reconnaissant la nécessaire diversité des représentations culturelles, artistiques et spirituelles, joyaux de la civilisation humaine. Seul l’exercice démocratique exercé en conscience peut nous permettre de trouver en paix les racines de l’unité sous-jacente en toute chose. Seul l’exercice démocratique sur ces questions pourra nous éviter le retour d’un religieux moralisateur ou l’avènement de la technoscience sans conscience venant combler le vide correspondant à la transition actuelle.

COMMENT ÉVOLUER VERS UNE DÉMOCRATIE PLUS EN CONSCIENCE ? QUELQUES PISTES À DÉBATTRE !

Explorer de façon beaucoup plus ouverte et large et avec l’apport d’un regard scientifique ouvert (ce qui devrait toujours être le cas) la notion de conscience. Les travaux du Mind and Life Institute sont un exemple.

Aller vers la reconnaissance pour chaque être humain de l’existence d’un espace de conscience libre qui le relie au monde. Une sorte de Droit individuel à la conscience. Développer les apprentissages non dogmatiques de l’expansion de la conscience (techniques de méditation, de créativité, d’énergie, d’intériorité…). Déterminer dans quelle mesure nos choix de société favorisent le développement d’une conscience collective et individuelle porteuse d’un renouvellement de civilisation.

Renouveler notre approche de l’échange démocratique qui, pour l’instant, ressemble à un pugilat plus ou moins courtois entre des idées opposées par un recours à d’autres approches de type consentement, construction des désaccords, méditation collective et recherche de la sagesse d’une décision. Cette évolution de la forme des rencontres entre les personnes doit aller de pair avec une évolution de la notion de représentativité et conduire à terme à la disparition du métier de politique au profit d’un temps limité de service du bien commun, soit par tirage au sort, soit par tout autre moyen qui permettra de privilégier la prédominance de la Sagesse à celle d’Hubris (démesure).

Stéphane Hessel dans son magnifique échange avec le Dalaï-Lama[3] appelait de ses vœux l’émergence d’une Démocratie laïque qui inclut un plan plus élevé de la spiritualité et de la tolérance. Ce sujet de la transformation et de l’évolution de la personne humaine n’appartient pas aux experts de l’Esprit, philosophes, psychologues, religieux ou autres. Il s’agit d’une question citoyenne dont le devenir est de la responsabilité première des citoyens. Il est temps pour cela de le placer au cœur de nos débats, au centre de nos expériences de transformation de la société.

Il est temps de nous doter d’une culture démocratique parce que partagée et expérimentée par tous de la transformation intérieure de l’humanité.


[1] Quotient émotionnel

[2] NDLR : Sophia Perennis, signifie “sagesse éternelle” et renvoie à l’idée d’une spiritualité commune à toutes les religions, son penseur le plus célèbre est Frithjof Schuon. Ultreïa était un salut de ralliement des pèlerins de Saint-Jacques de Compostelle.

[3] Dalaï-Lama, Stéphane Hessel, Déclarons la Paix ! Pour un progrès de l’esprit, Editions Indigènes, 2012

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