FIRAS KONTAR : « L’UNIVERSALISME DES DROITS HUMAINS N’EST PAS À GÉOMETRIE VARIABLE »

par | Démocratie, Education, INTERFÉRENCES, Politique

Casse-tête militant
À travers de multiples voix, Bruxelles Laïque s’interroge sur le militantisme et l’engagement politique.

1 – FIRAS KONTAR ; 2 – JEAN-YVES PRANCHERE ; 3 – NINON BERMAN & JONAS PARDO ; 4 – CECILE HISTAS ; 5 – Jacques Moriau ; 6 – Philippe Corcuff (1) ; Philippe Corcuff (2)

Pour entamer cette série d’entretiens au long cours sur le militantisme et l’engagement, ses joies et ses peines, ses réussites et ses difficultés à mener ses combats, ses pratiques et ses pathologies, nous avons rencontré Firas Kontar, militant franco-syrien pour les droits humains, la liberté et la démocratie en Syrie. Car du local au global, il nous faut adapter et repenser nos logiciels politiques. Alors que la guerre fait rage en Ukraine et à Gaza, et qu’elle se poursuit en Syrie, où en sont les discours universalistes sur les droits humains ? Comment contrer les discours de propagandes ? Et quel militantisme à l’heure des réseaux sociaux ? Entretien à bâton rompus.

***

Bonjour Firas Kontar et merci d’ouvrir ce cycle d’entretien consacré au militantisme et à l’engagement politique. Faisons d’abord brièvement connaissance. Quel est votre parcours ? Qu’est-ce qui vous amène à prendre la parole dans l’espace public, dans des articles, entretiens, livres ?

Ma parole est celle de quelqu’un qui se bat pour la liberté de son pays, la Syrie, pour réaliser un rêve. Ce pays, je l’ai découvert quand mes parents syriens terminent leurs études en France et que nous rentrons. J’avais 10 ans. Je reviens en France à l’âge de 20 ans pour les études supérieures. J’ai très vite fait la comparaison, et j’ai vu cette terreur du régime. J’ai rêvé très tôt d’une liberté en Syrie, comme tous ceux qui ont manifesté en 2011. Et ma parole, elle est là pour rappeler les faits, rappeler que notre combat, c’est avant tout la liberté, c’est la démocratie, c’est se débarrasser d’une dictature, et ce n’est pas autre chose.

Avez-vous d’autres engagements ?

Avant la Syrie — et la révolution syrienne de 2011 — j’avais une approche qui était déjà centrée sur les droits humains. La première cause que j’ai défendue c’est le droit des Palestiniens à disposer d’un pays. J’étais militant de l’AFPS (Association France Palestine Solidarité) à l’époque, j’étais aussi engagé chez les écolos, comme animateur des Verts à Lyon.

Le terme de militant, ou d’activiste, est parfois connoté — positivement ou négativement. L’utilisez-vous pouvez pour vous présenter ?

Oui, moi j’utilise le terme militant. On utilise parfois la dénomination de politologue pour me présenter, peut-être parce que j’ai écrit des livres, des articles. Le problème, c’est que le militantisme devient un terme un peu générique, donc je précise souvent « militant pour les droits humains ». Vous avez des militants à l’extrême droite, des militants qui sont encartés, ou des militants pour des causes qui ne sont pas très saines. Par exemple, être militant chez SOS chrétiens d’Orient, c’est soutenir Assad.

De même, je n’ai pas de problème avec le terme d’activiste, même si je trouve qu’il devient un peu léger. Tout le monde se prétend activiste. Il y a des activistes qui ont peut-être rendu ce terme péjoratif par la légèreté de la cause qu’ils portent et leur méconnaissance des choses.

« On a trop vite été noyé dans un discours géopolitique qui a déshumanisé les Syriens, qui a effacé leur combat pour la liberté, la démocratie, pour se débarrasser d’une dictature. »

En quoi ce « rappel », comme vous dites, concernant la Syrie est-il nécessaire, selon vous ?

Il est nécessaire parce qu’on a trop vite été noyé dans un discours géopolitique qui a déshumanisé les Syriens, qui a effacé leur combat. D’ailleurs, au début, mon action était plus « syro-syrienne ». Je suis retourné en Syrie pour manifester et soutenir la révolution, et petit à petit, j’en suis venu à parler de plus en plus en France, parce que je trouvais qu’on était incompris. On était noyés dans une information qui n’était pas réelle. Je voyais une grande différence entre ce que nous, nous voulions pour la Syrie et ce qu’il en ressortait. Notre souffrance n’apparaissait pas. On nous parlait des Américains qui ont fait ci, des Israéliens qui ont fait ça, mais pas de la Syrie des Assad.

À l’origine de votre prise de parole, c’est donc le lien avec la Syrie, un lien biographique, familial et centré sur les valeurs démocratiques. Quand est apparu le versant plus factuel, voire analytique dans votre discours ?

C’est venu en parallèle. Pour que je sois crédible, il fallait que je ramène des faits, de la réalité à mon discours. J’ai très vite compris que se limiter à des paroles, ça ne servirait pas à grand-chose. Par conséquent, les faits, les événements précis, sont toujours très présents dans tout ce que je dis et écris. J’ai compris que dans ce monde — où tout est remis en question —, le fait n’existe pratiquement plus. Moi, je ramène toujours aux réalités.

Vous avez un exemple ?

Si vous parcourez mon mur Facebook, je pense que je suis celui qui a le plus documenté sur les Syriens morts dans les prisons d’Assad. Mais c’est un exemple parmi d’autres. Je dresse énormément de portraits de Syriens, je donne des chiffres qui sont vérifiés par des ONG. Mon discours aujourd’hui, c’est essentiellement ça. Il est loin de l’émotion que je ressens, bien sûr, en tant que Syrien… Mais je ne parle pas que des morts sous la torture, je parle aussi de ces gens qui sont contraints de fuir, de ces gens qui vivent sous les tentes, de la déshumanisation et de la responsabilité de la dictature syrienne, du fait qu’il y a 10 millions de Syriens qui ont été contraints à quitter leur domicile, forcé à l’exil par Assad et que sa victoire militaire a renforcé leur exil, n’a pas permis leur retour.

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Il y a également Daech…

Certes. Sauf que quand on vous disait que c’était Daesh l’unique problème, que les gens ne fuyaient que Daech, c’est une négation de la Révolution de 2011, et de ses causes. Actuellement, Assad a récupéré 70 % des territoires syriens et les gens ne reviennent pas, c’est-à-dire qu’il y a encore plus de 10 millions de Syriens qui ne peuvent pas revenir. Les faits sont là : il y a encore aujourd’hui plus de départs que d’entrées en Syrie.

J’entends votre attachement aux faits. Néanmoins, seriez-vous prêt à tordre les faits pour faire avancer votre cause ?

Jamais, parce que je pense que tordre les faits ou manigancer, ce n’est pas servir notre cause. On finit toujours par nous le reprocher, on finit toujours par s’en apercevoir. La force de ma parole c’est que jamais je n’ai dit quelque chose qui s’est révélé faux. Si par erreur, mais jamais par manigance, j’ai dit ou écrit des informations erronées, c’est généralement parce qu’il y a eu une erreur due à la vitesse à laquelle circulent les informations locales en Syrie. Et je fais mon mea culpa.

Parce que ce n’est pas efficace ou parce c’est une question de morale ou d’éthique ?

Vous voyez, ma cause est juste et claire : il n’y a pas besoin de tordre les faits. Quand vous avez des centaines de milliers de morts, donc 15 000 personnes qui sont mortes sous la torture dans les prisons d’Assad, que faut-il de plus ? Quand des rapports démontrent qu’Assad a bien utilisé les armes chimiques, ou a bombardé entre 2015 et 2018, près de 500 fois les hôpitaux syriens, que faut-il de plus ?

De plus, la fin ne justifie pas les moyens. Ce n’est pas une question de fin, c’est une question de réalité vs un discours ambiant confus ou une propagande. Confronter la réalité à la propagande partout présente, c’est en grande partie mon combat. Et quand on rappelle ces faits-là, on casse la propagande. On montre que de nombreux discours disculpent souvent le régime. Si tous les journalistes, tous les médias remettaient au centre des discours les paroles des Syriens et non pas la géopolitique, peut-être qu’on n’aurait moins cette vision déformée du conflit syrien qu’on a encore de nos jours.

« Cet universalisme des droits humains qui est aujourd’hui idéologisé est dramatique et grave. »

Vous dites avoir eu une approche d’abord syro-syrienne, avant de parler à un public français. Dans le même ordre d’idée, peut-on étendre votre cause à d’autres thématiques et d’autres publics ?

Plus généralement, on peut dire que les Syriens sont peut-être ceux qui sont plus universalistes concernant les Droits Humains, parce qu’ils ont conscience que ce qui s’est passé en Syrie à un impact d’ailleurs. Avoir voulu briser la révolution en Syrie a eu un impact en Ukraine. L’étape d’après de Poutine, allié d’Assad, ça a été d’envahir l’Ukraine. Et les Syriens étaient parmi les plus fervents défenseurs des Ukrainiens. L’impunité d’Assad, la banalisation de la barbarie et des méthodes de Poutine et d’Assad en Syrie a eu un impact sur la façon de faire la guerre partout dans le monde. Quand Netanyahu bombarde comme il le fait la bande de Gaza, ça ressemble énormément au Camp palestinien de Yarmouk détruit par le régime syrien.

Même si, en tant que militant, on ne peut pas être partout, sur toutes les causes…

On ne peut peut-être pas partout, et on est informé de certains confits plus que d’autres, oui. Mais il y a des conflits qui nous rapprochent. Et les Syriens sont rapprochés par les Ukrainiens, parce que l’on considère qu’on a le même bourreau. Cependant, il y a cette conscience que les droits humains doivent s’appliquer sans distinction. L’universalisme des droits humains n’est pas à géométrie variable. Peut-être que quand on s’est battu pour la Syrie, on arrive à voir des choses un peu plus en profondeur.

Cet universalisme dont vous parlez, n’entre-t-il pas en contradiction avec un phénomène de cloisonnement des luttes — y compris, vous l’avez dit, entre des causes qui devraient se rejoindre ?

Oui, et je le regrette. Pour certains, l’idéologie prend le pas sur l’universalisme. On retrouve également cela dans les partis politiques, parfois par calcul politique. Je l’ai vu dans la campagne pour les élections européennes. Des gens qui sont très engagés pour la Palestine n’ont pas eu un mot pour 13 ans de crimes en Syrie, alors qu’Assad a fait bien pire que Netanyahou. Je n’aime pas comparer, mais le niveau de crime est phénoménal : je pense aux massacres chimiques, aux 15 000 morts sous les tortures, ou aux 150 000 personnes qui agonisent encore dans les prisons d’Assad. Bien souvent, ils n’ont pas eu un mot, pas un seul, sur tout cela. Et ils se réveillent par « campisme ». C’est Israël, donc c’est mal, c’est Assad, on se tait. Quand c’est la Chine, on ne parle pas des Ouïghours, etc. Cet universalisme des droits humains qui est aujourd’hui idéologisé est dramatique et grave.

De même, je vois des palestiniens qui ont soutenu Assad, alors qu’ils sont pour la libération de Palestine, ou des Palestiniens qui soutiennent à Russie. Il y a donc, malheureusement, une sorte de découpage idéologique, et le véritable universalisme des droits humains ne ressort pas souvent…

Comment l’expliquez-vous ?

Certains pensent toujours que soutenir Assad, c’est soutenir la cause palestinienne, alors que c’est, peut-être après Israël, celui qui a le plus massacré de Palestiniens. Dans le même ordre d’idées, malheureusement, il y a des Ukrainiens aussi qui ne montrent aucune solidarité avec les Syriens, alors qu’il y a beaucoup de Syriens qui ont porté les drapeaux ukrainiens dans les zones rebelles. Mais ça dépend beaucoup de la sensibilité des gens à ces questions humaines.

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Je vois beaucoup de Syriens qui n’avaient aucun engagement politique particulier prendre la parole sur ces conflits. Seulement, ils ne cautionnent pas qu’on s’en prenne à des civils, où que ce soit. Ils refusent de voir s’appliquer à d’autres ce qu’on leur a fait, tout simplement. Par empathie, en quelque sorte.

Vous avez évoqué les élections européennes et les doubles discours concernant la Palestine et la Syrie. La gauche est souvent sur la sellette. À qui pensez-vous ?

Tout d’abord, il faut dire qu’il y a plusieurs gauches. En France, il y a le Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA) qui a toujours eu une posture qui est plus ou moins correcte, qui a toujours vu le peuple révolutionnaire syrien, qui en a toujours eu conscience.

De leur côté, les socialistes avaient une analyse géopolitique plutôt qu’« humaine », mais cette dernière apparaissait parfois aussi. Par contre les Insoumis, comme aussi Die Linke en Allemagne, comme aussi certains courant du Labour britannique proches de quelqu’un comme Georges Galloway, ont eu une lecture complètement conspirationniste et confusionniste. Si les pires paroles que j’ai entendues sur la Syrie sont souvent venues de l’extrême droite, du camp de Marie Le Pen qui avait des liens économiques avec Assad — je pense à la branche de Frédéric Chatillon —, elles sont venues aussi des Insoumis, et de Mélenchon.

Que lui reprochez-vous ?

Certains discours qu’il a tenus sont effroyables. Quand vous entendez le discours des pro-Israéliens qui vous expliquent que ce qui se passe à Gaza, c’est de la « lutte anti-terroriste », Mélenchon avait exactement les mêmes justificatifs à propos des bombardements russes et syriens d’Alep. Il mettait en avant le fait que « la partie Est de la ville est armée par les Nord-Américains et comporte des groupes dits d’al-Nosra, qui sont des branches d’al-Qaïda, et qui sont les gens qui ont assassiné les journalistes de Charlie Hebdo »… Précisons donc que sur 12 000 rebelles, seuls 200 étaient lié à al-Nosra. Et Mélenchon affirme que les USA soutiennent al-Qaïda, responsable des attaques contre la rédaction de Charlie Hebdo… En conséquence de quoi, pour Mélenchon, Assad et Poutine sont anti-impérialistes, vengent les assassinats et les attentats contre la rédaction de Charlie Hebdo et sont les libérateurs d’Alep-Est. Et plus généralement, pour lui, seuls les États-Unis d’Amérique sont malfaisants, pas les Russes et pas les Chinois. Il a tenu ce genre de propos qui sont une bêtise incroyable dans le champ géopolitique.

« On est face à un militantisme qui est aveuglé par son idéologie et aveuglé par son petit confort intellectuel franco-français ou belgo-belge. »

Le militantisme des sympathisants de Mélenchon s’est déplacé vers les Kurdes, et notamment l’expérience du Rojava. Ce n’est pas une bonne chose ?

Effectivement, j’ai entendu des manifestants me dire, « nous on est avec les Kurdes ». Mais ça veut dire quoi, « on est avec les Kurdes » ? C’est être contre les Arabes ? À vrai dire, les Kurdes, ils sont comme les Arabes : il y a des gens qui étaient avec la révolution, d’autres qui étaient avec le régime d’Assad, et même une branche des Kurdes qui a rejoint l’État islamique ! Donc il y avait un confusionnisme entretenu qui était hallucinant. Et ça, c’est à cause de la méconnaissance des faits, mais aussi le fait de tout remettre en question.

C’est tout de même important de douter, non ?

Pas pour cautionner des massacres. Jean-Luc Mélenchon disait que les Nords-Américains avaient mis en circulation des images manipulatrices. Alors que c’était des images diffusées par nous, les Syriens, pour alerter et documenter ! Quand la chaîne lancée par les Insoumis, le Média, refusait des diffuser des images, parce que soi-disant « non vérifiées », c’est un discours conspirationniste refusant le fait qu’Assad a bombardé des Syriens avec des armes chimiques. Claude El Khal, par exemple, ancien journaliste du Média, s’est fait sa notoriété sur Twitter en parlant de la Palestine. Sauf que c’était quelqu’un qui niait les massacres d’Assad, qui a soutenu le Hezbollah dans sa stratégie criminelle en Syrie. Moi, je ne peux pas mettre une personne pareille en avant. Je pense qu’il faut faire très attention à l’engagement de bout en bout. J’ai vu des écologistes soutenir Assad, expliquer que la crise climatique était la cause du soulèvement populaire. Je trouve tout cela lamentable. Et quand vous les confrontez, ils se réfugient dans le déni : « Vous me parlez de choses qui ne sont pas vraies », « ce sont des mensonges », etc. On est donc face à un militantisme qui est aveuglé par son idéologie et aveuglé par son petit confort intellectuel franco-français ou belgo-belge.

On en revient à ce refus de l’universalisme, tel que vous l’utilisez.

Je m’entends dire « Oui, mais eux, ils sont de gauche, ils défendent les petites gens ici »,… mais ils cautionnent le massacre des « petites gens » là-bas ! C’est effectivement l’effacement de l’universalisme. Cette gauche n’a plus rien d’universaliste. En 2015, il y a eu la grande crise des immigrés, un million de Syriens sont venus en Europe. Pour ne pas condamner Poutine et Assad qui massacraient, qui bombardaient les Syriens, qu’ils les ont obligés à fuir la Syrie, Mélenchon s’en est pris à Merkel : « Elle entretient l’immigration et a ouvert ses portes parce que les Allemands ont besoin d’immigrés, elle faisait le jeu du patronat pour faire baisser les salaires ». Voilà le discours qu’a tenu Mélenchon, et d’autres, à ce moment-là. C’est quand même inquiétant même pour l’avenir de la gauche qu’un discours pareil puisse prendre.

Comment est-ce que vous interprétez le fait que certains « grands intellectuels », tels que Noam Chomsky, capte autant l’attention dans les milieux militants, malgré — ou à cause de — certaines prises de positions, géopolitiques notamment, problématiques ?

Je vais vous répondre en partant de ma propre expérience. Je suis retourné à la fac il y a quatre ans à Sciences Po pour suivre un master de sciences politiques, politique internationale et analyse des transitions. Un cursus qui devrait être assez poussé intellectuellement. J’étais avec des étudiants de 22 -23 ans — on pourra me rétorquer qu’ils manquent de maturité, sauf qu’en ce qui concerne le conflit syrien, j’ai vu tous types de personnes qui étaient à côté de la plaque. Bref, alors qu’on était en 2020 à Sciences Po, ils n’avaient aucune connaissance d’une des plus grandes tragédies de ce XXIe siècle. Les « grands intellectuels » arrivent donc à être écoutés parce que les conflits qu’ils taisent sont très mal documentés, sont très mal connus.

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Chomsky vient vous parler des pires massacres américains, lui qui a fait son beurre sur le Vietnam, qui est une réalité ; sur l’invasion de l’Irak de 2003, une autre réalité ; sur le soutien inconditionnel à Israël, bref, que des événements très bien documentés et pour qui, effectivement, les États-Unis sont les grands responsables. Mais vous vous rendez compte qu’il n’a jamais condamné Assad, qui a tué peut-être 300, 400, 500 000 à un million de personnes ! Et ceux qui l’accompagnent disent « ah oui, mais les Américains ont fait pire », on est quand même dans une escroquerie incroyable ! Il y a une confusion qui est énorme et il surfe sur cette confusion, cette méconnaissance. Et un travail journalistique qui a été parfois manipulateur.

En faveur d’Assad ?

Un des pires documentaires qui a parlé de la Syrie, à la télévision publique française, c’était « Un œil sur la planète spéciale Syrie », vers 2014 -2015. C’était une manipulation vraiment à grande échelle de l’opinion. Pour une fois qu’on parle de la Syrie un jeudi soir sur les chaînes publiques, c’était pour dire qu’Assad combat des djihadistes ! Comment voulez-vous lutter après face à cela ? Cela ne vient pas de nulle part. Il y a aussi un enseignement dans les écoles de journalisme qui s’appuie sur Chomsky et ces penseurs.

Vous mettez cause avant imprégnations idéologique concernant le conflit syrien, c’est cela ?

C’est une réalité. Dans des écoles de journalisme, on enseigne la thèse du grand méchant américain — que je ne remets même pas en cause —, mais il n’y a pas que le méchant américain ! Pour le comprendre, il faut restituer la réalité actuelle : les Américains se sont mis en retrait des affaires du monde et c’est un désastre géopolitique, car la façon dont ils sont retirés d’Irak, d’Afghanistan, et ailleurs, a laissé un vide qui a profité aux autocrates, tel que Poutine, notamment, qui a sauté sur l’occasion. Et cette tendance qui est sous influence de ces « grands penseurs » ne veut pas le voir, ne veut pas se remettre en question, ne veut pas voir la responsabilité des nouveaux acteurs qui arrivent, et l’émergence de nouveaux autocrates, qui sont aussi une catastrophe humaine pour le monde actuel.

À vous entendre, on peut se dire que ce n’était pas complètement un hasard si le texte ayant beaucoup circulé intitulé « l’anti-impérialisme des imbéciles», dans lequel on trouve une critique radicale de cette pensée géopolitique binaire, est venu d’une militante syrienne pour les droits humains, Leila Al Shami.

Oui, oui, bien sûr. Et puis, l’écrivain Yassin al-Haj Saleh aussi, en a beaucoup parlé de cet aveuglement. Beaucoup, parmi les Syriens, étaient les premiers à le voir.

« C’est difficile d’avoir une influence sur les partis. Ils ont une idéologie, des intérêts qui vous dépassent. »

En tant que militant pour les Droits humains, pour agir efficacement, est-ce qu’il faut rapprocher des partis politiques ?

Je ne me « rapproche » pas, mais je parle aux partis politiques si je suis invité à leur université d’été, par exemple. Il faut y aller pour avoir une influence, pour expliquer ce qui se passe en Syrie. Sauf à certains : je n’irai jamais parler au Rassemblement National.

Si j’ai toujours ma sensibilité écologiste, je pense qu’aujourd’hui ma force, pour la cause syrienne, c’est de ne pas être encartée afin de pouvoir parler à tout le monde. D’autres militants essayent de rentrer dans les partis politiques pour influencer, ont pris leurs cartes. C’est un autre choix.

Vous iriez à l’Université d’été des Insoumis ?

Je ne sais pas si j’irais, mais ils ne m’inviteront jamais. C’est une réalité. Là-dessus, ils choisissent bien leurs invités. Mais je pourrais très bien aller parler aux Verts, aux socialistes, aux centristes qui m’ont déjà invité.

J’ai témoigné devant la Commission des affaires étrangères du Parlement européen à l’invitation des députés européens de Macron. C’était eux qui me demandaient de venir, alors que je n’avais pas une sensibilité pour Macron, au contraire, je l’ai beaucoup critiqué. On avait beau l’avertir, Macron a couru pendant son tout son premier mandat derrière Poutine. Après, c’est difficile d’avoir une influence sur les partis. Ils ont une idéologie, des intérêts qui vous dépassent. Ils font des alliances qui sont plus fortes que la réalité, que les faits.

Au regard du paysage militant que vous dressez, votre parole est singulère. Quels sont les espaces qui accueillent une parole comme la vôtre ?

Il y a la Revue Esprit qui m’ouvre ses colonnes, comme L’Orient-Le Jour. Il y avait « Un œil sur la Syrie » l’ancien blog du regretté Ignace Leverrier, maintenant décédé, un ancien ambassadeur, et qui a été repris après par Nicolas Henin, et qui était un partenaire avec Le Monde. Si certaines portes s’ouvrent, d’autres se ferment aussi. Tout le monde n’est pas ouvert à me donner la parole. J’ai une liberté de ton que j’utilise. Moi, je ne m’adapte pas, je dis les choses telles qu’elles sont, et c’est peut-être ça qui les peut mettre mal à l’aise.

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Que voulez-vous dire ?

Récemment, j’ai vu un article de Mediapart qui présentait une égérie de la Palestine, Rima Hassan comme sous un angle positif, très positif. J’ai écrit à Edwy Plenel, l’ancien directeur du site d’information en disant, « est-ce que vous vous rendez compte qu’elle fait un petit peu la propagande du régime Assad, cette personne, alors que vous dites que la cause syrienne vous tient à cœur » ? Il m’a proposé un droit de réponse. Je l’ai fait, et il a refusé de publier, alors que ses journalistes me contactent habituellement pour avoir des informations, que je m’exprime avec eux, que je donne mon analyse. Lui qui parle tant d’universalisme, ça me fait rire jaune. Comme quoi la cause palestinienne, pour cette génération qui a grandi dans les années 1960-70, reste au-dessus de toutes les autres. Il faut revoir un peu les choses. C’était vrai à une époque, c’est beaucoup moins vrai aujourd’hui. Il y a d’autres causes qui sont aussi importantes.

Vous avez évoqué votre mur Facebook, les informations que vous y postez. Comment les réseaux sociaux ont-ils modifié la manière de militer ?

Ça en dit beaucoup de notre époque où on est très superficiel. J’utilise les réseaux sociaux, mais je fais des articles, des entretiens, des livres… Les nouvelles égéries actuelles des causes, reprises par les médias comme Médiapart ou Le Monde, qui sont sur les réseaux sociaux, n’ont bien souvent pas écrit un texte et ne vont jamais au fond des choses. C’est ça qui est fou. Quelques photos, quelques paroles sur Twitter, beaucoup de likes, être rassurés dans ses idées, dans son simplisme, ça ne fait pas un engagement.

Si j’utilise les réseaux, c’est pour parler de la Syrie. Ma personne ne compte pas dans mon combat. Et ce qui est tout le problème de l’activisme aujourd’hui, la personne est devant la cause à défendre. Dans cette nouvelle génération d’activistes, l’usage des réseaux sociaux entretient l’égo de manière hallucinante. C’est très m’as-tu-vu, vous avez plus de photos d’eux qu’il y a de photos de choses qu’ils et elles prétendent défendre. C’est tout ce problème du militantisme actuel. Il faudrait peut-être remettre en question la présence de soi dans le combat : s’effacer un petit peu plus au profit du combat plutôt que de promouvoir sa personne.

« Si j’utilise les réseaux, c’est pour parler de la Syrie. Ma personne ne compte pas dans mon combat. Et ce qui est tout le problème de l’activisme aujourd’hui, la personne est devant la cause à défendre. »

Je pense à des contre-exemples comme André Markowicz — traducteur et écrivain—, ou Jean-Yves Pranchère, professeur de théorie politique, qui écrivent régulièrement des textes soit plutôt longs, soit pour interpeller, en plus d’avoir une production hors de ces espaces. Et cela se passe sur Facebook...

Il y a une grande différence, clairement. Twitter, c’est un outil, ça vous permet de vite capter des journalistes, des gens d’influence. C’est pour réagir immédiatement et ça s’oublie très vite. Mais c’est surtout pour clasher les autres, ce n’est pas un espace de débats, mais de stress. En plus de la malhonnêteté intellectuelle qui y règne. Chacun est dans un camp déjà préétabli, les égos des comptes qui ont 20 000 ou 15 000 followers sont très forts, et ne changeront jamais d’avis. Donc c’est aussi un endroit où vous prenez beaucoup de coups gratuits. André et Jean-Yves sur Facebook essaient d’écrire plus en longueur, ils ne s’adressent pas au même public que sur Twitter, ce sont des gens qui veulent aller au fond des choses. Il y a un côté plus posé.

Malgré le fait de ne pas trop vous exposer personnellement sur les réseaux sociaux, ne ressentez-vous pas parfois un « épuisement militant » ?

En fait, c’est voir la Syrie se déchirer comme ça, être dans l’abîme qui me ronge de l’intérieur. Ce que je vis sur les réseaux sociaux, ce n’est pas très important. Nous notre mal est ailleurs, il est bien plus profond que le simple militantisme. Parfois, je prends mes distances, je regarde toujours un peu d’un œil de l’actualité en Syrie, mais j’essaie de ne pas trop répondre. Je suis beaucoup moins actif sur tous les réseaux sociaux, et ça me permet d’avoir un travail plus approfondi ailleurs. Ça permet de relâcher, de faire évacuer beaucoup de choses aussi même s’ils ne sont pas nécessairement publiés. C’est comme ça aussi que je me mets à distance : en travaillant des textes qui sont plus nourris, plus réfléchis, plus posés.

***

L’entretien a été réalisé en avril, avec relecture début juin 2024.
Mise à jour : Message de Firas Kontar sur Facebook : « Hier [13 juin 2024], j’ai été condamné par la justice dans un procès pour diffamation intenté par les amis d’Assad (la branche extrême droite) en raison de mon activité sur les réseaux sociaux. C’est ainsi que la justice en a décidé et je vais m’y conformer, pas la force de faire appel. Par conséquent, je vais mettre fin à mes activités sur les réseaux sociaux. Mes comptes resteront accessibles pour les informations qu’ils contiennent sur la Syrie, la Palestine, l’Ukraine et le Moyen-Orient. […] »

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