CHRONIQUE D’UNE IMPORTATION ANNONCÉE

par | BLE, Justice, MARS 2013, Politique

Extraits des travaux de Dan Kaminski [1]

Le Service Public Fédéral (SPF) Justice, n’a pas été épargné par les velléités du Gouvernement de moderniser ses administrations publiques dès 1999, jetant les bases d’une nouvelle approche qui allait engendrer la réforme Copernic. Inspiré des pratiques du secteur privé, l’objectif de ces réformes est de modifier la conduite des services publics en l’orientant davantage vers une gestion axée sur la performance. Dans le cadre de cette orientation “managériale”, les plus hauts fonctionnaires fédéraux (présidents du comité de direction, directeurs généraux, directeurs) sont dorénavant nommés pour un mandat à durée déterminée de six ans et encadrés par des plans de management composés d’objectifs explicites et d’indicateurs de performance. Peu de recherches sont parvenues à identifier de manière précise l’influence réelle de ces réformes managériales sur l’évolution des modes de fonctionnement au sein des administrations publiques. Il semblerait du moins que la réussite des réformes administratives dépend de l’appropriation des finalités par les acteurs de terrain.

La lecture de la partie consacrée aux changements opérationnels et stratégiques du plan de management dans les rapports d’activités du SPF Justice,[2] nous révèle clairement l’émergence d’un discours managérial qui plonge le lecteur non averti dans un univers teinté de jargons anglicisés, comme l’introduction en 2008 du Common Assessment Framework (CAF – une méthodologie visant l’autoévaluation et l’élaboration de plans opérationnels), du Business Process Management (BPM) pour gérer et améliorer les processus de travail et présenté comme le langage de description symbolique choisi par le SPF ou encore la mise à disposition de l’outil Customer Relationship Management (CRM) pour les technico-commerciaux des équipes méso.

Le but ici n’est pas de décoder ce wording mais d’interroger l’appropriation de l’action managériale sur le terrain (cf. ci après l’interview de Marc Dizier, directeur de prison) et de prendre de la hauteur avec Dan Kaminski et ses travaux consacrés à la triple équation pénalité, management, innovation.[3] Dans l’impossibilité de résumer sa pensée, nous tenterons d’en extraire quelques éléments permettant de comprendre le contexte d’émergence d’une orientation managériale dans la pénalité. Un exercice réducteur périlleux puisque l’auteur y a consacré cinq leçons compilées dans un ouvrage qui nous invite à parcourir “les contours de l’institution de la pénalité, afin d’en dénaturaliser la légitimité et les modalités de pensée qui la respectent et lui donnent sa consistance”.

UN PETIT DÉTOUR PAR LE CONCEPT LARGE DE “PENALITÉ”

Partant du postulat que c’est la peine qui définit le crime, la pénalité est dévolue “à l’affectation de la peine aux situations problématiques juridiquement nommées crimes”. La pénalité est dès lors une institution sociale qui repose sur un appareillage de production permettant à l’institution de s’organiser. Mais la pénalité recouvre aussi plus largement “l’ensemble des formes et des normes institutionnelles, organisationnelles, professionnelles et profanes qui soutiennent la légitimité d’une fonction spécifique, la livraison intentionnelle de la douleur”.

Depuis le début de la modernité, des concepts politiques et moraux – incompatibles entre eux – sont martelés pour justifier le droit de punir et légitimer la pénalité. Pour la peine privative de liberté, il s’agit à la fois de punir, surveiller, neutraliser, dissuader, amender, réinsérer, réparer, réhabiliter la personne emprisonnée. Autant de justifications qui sont, selon l’auteur, en repli.

On assiste, dit-il, ainsi à une définalisation de l’action pénale. L’action pénale ne vise plus des objectifs politiques et moraux. Elle fonctionne pour fonctionner. La prison, par exemple, ne répond plus qu’à l’ambition la plus réduite sans plus se soucier des fins sociales substantielles évoquées plus haut. En rappelant que la peine de prison doit être l’ultime remède, elle est reconnue comme “néfaste et à n’appliquer que comme pis-aller lorsqu’aucun autre dispositif pénal n’est concevable, la prison perd du même coup toute fonction finalisée : la protection de la société constitue le motif du repli propre à la peine de prison. La présenter idéologiquement comme ultima remedium permet de faire l’économie de l’objectif (bien peu explicite) que devrait rencontrer chaque emprisonnement”. En d’autres termes, citant Philippe Mary, “concentrée sur l’ordre et la sécurité, la prison se replie sur sa nécessité – purifiée de légitimations – et la gestion de sa nécessité”.

L’autre technique qui assure la désorientation de la pénalité est le cumul, soit une pénalité présentée comme servant à tout (par exemple, “les avantages dignes du couteau suisse” de la médiation pénale). La surveillance électronique est un autre exemple très contemporain de l’involution des finalités de la pénalité : “il n’y a aucune préoccupation que la mesure soit adaptée ou non à celui qui en bénéficie, qu’elle réalise ou non un objectif moral de la pénalité”. L’objectif devient managérial et s’énonce en “gestion des stocks et des flux de la marchandise humaine incarcérée”. C’est ainsi que depuis 2006, le souci de régulation a imposé le placement d’un nombre croissant de condamnés sous ce régime en raison de quotas fixés politiquement. La productivité conçue en termes strictement quantitatifs devient  prioritaire.

En résumé, la pénalité subit ainsi “une déflation politique et morale” qui entraîne “le resserrement ou le retournement de son intérêt pour son propre fonctionnement en lieu et place de sa fonction et de sa dimension symbolique”. L’auteur fait le lien entre la fragilisation des références sociales et morales des justifications de la pénalité avec la fragilisation contemporaine de l’Etat social. C’est dans ce contexte global et ses effets sur la pénalité qu’émerge donc une “tendance managériale qui privilégie la rationalité de l’organisation au détriment d’objectifs sociaux (finalités, orientations substantielles, valeurs) de l’action pénale”.

IMPORTATION D’UNE LÉGITIMATION ENDOGÈNE : LE MANAGÉRIALISME PÉNAL

Le management est donc en quelque sorte le revers historique de la définalisation. Un concept qui, loin de se réduire à des opérations techniques de l’administration pénale, va affecter l’ensemble de l’institution, de l’appareillage et des usages sociaux de la pénalité. Dans la période contemporaine, le management ne consiste plus “en l’accompagnement nécessaire de la réalisation d’un projet politique, mais en un substitut de ce projet lui-même : en quelque sorte, le management devient le projet politique, soit un projet a-politique”. L’action managériale contemporaine vise non pas à développer dans le réel une possibilité refoulée, mais “à rendre stable et contrôlable l’état dominant des choses”.

Pour revenir à la prison, un exemple qui illustre parfaitement cette instrumentalisation par la police managériale de l’état dominant des choses se retrouve dans le domaine des droits des détenus. En principe, la formalisation des droits des détenus est considérée automatiquement comme favorable aux détenus. L’auteur nous montre, à l’inverse, que l’émergence de tels droits n’intervient pas dans un contexte neutre et sert l’administration pénitentiaire. La reconnaissance de ces

droits émerge donc car elle produit “des effets fonctionnels et symboliques plus rentables pour le système étatique (en l’occurrence pour l’administration pénitentiaire) que les modalités antérieures, disciplinaires et arbitraires, de la régulation carcérale”. Cette reconnaissance n’est donc pas à considérer comme une avancée pour les droits des détenus, mais consiste surtout “en un progrès du cynisme managérial, sous l’empire duquel l’Etat distribue mollement ses responsabilités, exprimées en termes de droits individuels ; en échange, sans rien lâcher de sa vigueur répressive, l’Etat s’offre le luxe d’escamoter la question normative essentielle de la justification du recours à l’emprisonnement”. Les indices concrets de sa démonstration sont développés dans son ouvrage par le concept de droits emprisonnés. La loi pénitentiaire de 2005 formalise les droits des détenus mais quasi chaque disposition contient sa réserve, son exception. Par exemple, l’article 56 stipule que les lettres envoyées par les détenus ne sont, préalablement à leur envoi, pas soumises au contrôle du directeur, sauf s’il existe des indices personnalisés qu’une vérification est nécessaire dans l’intérêt de l’ordre et de la sécurité. Bref, tout ce que la loi pénitentiaire accorde d’une main, elle le retire de l’autre. La formalisation des droits a aussi eu pour conséquence d’alourdir le système sanctionnel. On peut donc  légitimement se demander si “le droit du détenu est à ce point contraire à son intérêt”.

Enfin notons qu’on peut pousser le cynisme managérial jusqu’à constater que la loi pénitentiaire de 2005 relative à l’administration pénitentiaire et au statut juridique des détenus ne constitue aucunement le socle des politiques managériales et du cadre stratégique qui en découle du SPF Justice (cf. interview de Marc Dizier).

L’ESPOIR EST DANS LES MARGES

L’auteur entrevoit toutefois, derrière ces mécanismes idéologiques de transformations, des espaces d’innovations intéressantes logés dans les marges du programme managérial. Concernant par exemple les droits des détenus évoqués plus haut, il croit en leur promesse comme innovation si on envisage résolument les conditions de leur effectivité.

En fait, face à la définalisation et la désorientation de l’action pénale et son recentrement sur ses procédures et son management, des brèches peuvent être produites ouvrant selon l’auteur “à un espace pour le retour de la pensée sociale et politique”. Comment ? Si l’institution ne pense plus à notre place (alors que c’est sa fonction) et qu’elle se réduit en quelque sorte à l’appareillage, nous pouvons “y entrevoir la chance de saisir cette crise pour qu’une pensée nouvelle questionne l’institution”. Les agences et agents pénaux “sont capables d’autonomie, de résistance à de nouvelles exigences ou aux effets les plus punitifs des transformations envisagées”, voire même d’invention de pratiques originales, inattendues dans les espaces où la professionnalité peut s’engager au-delà de l’exécution. C’est-à-dire, si on emprunte les termes de Marc Dizier : sortir “de cette comédie managériale par laquelle l’administration pénitentiaire – par exemple – a élevé les directeurs au rang de metteurs en scène (exécutants) en les dépouillant de toute possibilité d’action, tant vis-à-vis des détenus que des membres du personnel” (cf. interview de Marc Dizier).

En d’autres termes “le possible rentre par la fenêtre quand on le prie managérialement de sortir par la porte”. Selon Dan Kaminski, “la distance entre l’expérience vécue et le discours managérial se manifeste dans les usages, dans les marges de manœuvres et dans la ruse. Plus l’étau managérial se resserrera sur le justiciable et le travailleur de la pénalité, plus seront d’usage les marges de manœuvre et les ruses, sans qu’on puisse savoir évidemment quel discours viendra combler le  vide de l’hypocrisie”.


[1] Agrégé en droit et docteur en criminologie, Dan Kaminski est professeur à l’École de criminologie de l’Université catholique de Louvain-la-Neuve (UCL).

[2] http://justice.belgium.be/fr/binaries/Plan_de_management_SPF_Justice_2008_-_2014_tcm421-169104.pdf

[3] Des leçons présentées dans le cadre de la Chaire Francqui confiée par la faculté de Droit des Facultés universitaires Notre-Dame de la Paix (Namur) et la fondation Francqui en 2008 et repris dans un ouvrage : Presses universitaires de Namur – Travaux de la Faculté de droit de Namur, 2010, 209 pages ; Dan Kaminski, “Pénalité, management, innovation”, Revue de Droit Pénal et de Criminologie, sept/oct 2008, n 9/10, pp. 867-886

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