ÉVOLUTIONS DU SECRET PROFESSIONNEL : UNE MENACE RÉCENTE POUR LE TRAVAIL SOCIAL (AU NOM DE LA LUTTE ANTITERRORISTE)

par | BLE, Confiances Défiances Surveillances, Démocratie, Social

CADRE LÉGISLATIF

Au fil du temps et des adaptations aux menaces terroristes grandissantes, les dérogations aux règles de droit
sous couvert de de la lutte antiterroriste ont été de plus en plus nombreuses. Si la lutte contre le terrorisme est
un objectif légitime, les diverses mesures sécuritaires adoptées depuis la vague d’attentats en France en 2015
et en Belgique en mars 2016 ont souligné l’importante tension entre sécurité et libertés
.

La création de nouvelles exceptions au secret professionnel est un exemple qui illustre cette tension. En effet, dans le but de prévenir la menace terroriste et de faciliter le travail d’enquête réalisé par les forces de sécurité, la collaboration des travailleurs sociaux, éducateurs et assistants sociaux, est de plus en plus exigée, quitte à porter atteinte à l’essence même de leur travail.

Rappelons tout d’abord que le secret professionnel n’est pas un droit ni une valeur, mais une obligation légale, et une mesure d’ordre public, inscrite dans le Code pénal à l’article 458 et assortie de sanctions pénales en cas de non-respect de l’obligation. Cet article interdit aux dépositaires du secret de révéler les informations qui leur ont été confiées, sauf dans les cas où la loi le prévoit, comme par exemple lorsqu’ils sont appelés à rendre un témoignage devant la justice (mais pas devant la police ou le parquet). Les exceptions doivent être prévues par la loi. Le principe est donc le secret ; parler est l’exception.

La loi prévoit aussi une exception, l’article 458bis, qui rend possible pour le dépositaire de rompre ce secret professionnel dans certains cas précis, lorsqu’il a eu connaissance d’une infraction grave qui a été commise sur une personne vulnérable. Le professionnel peut alors en informer le procureur du Roi lorsqu’il existe un danger grave et imminent pour l’intégrité physique ou mentale de la personne vulnérable et qu’il n’est pas en mesure de protéger cette intégrité.

L’article 422bis du Code pénal limite encore le secret professionnel : il s’agit d’un article qui sanctionne l’absence d’aide à personne en danger. Dans certaines situations, le professionnel se trouve donc face à deux obligations : l’obligation du secret et l’obligation de protéger, ce qui peut entraîner, le cas échéant, une divulgation de confidences couvertes par le secret.

Enfin, la notion jurisprudentielle d’état de nécessité peut intervenir pour rompre le secret professionnel, “cette notion donne une faculté, au cas par cas, d’interpeller une autorité en cas de danger grave et réel (proportionnalité), imminent (donc toujours futur !) et lorsque toute autre alternative a d’abord été envisagée (subsidiarité”).

Il apparaît donc clairement que des exceptions à l’obligation du secret professionnel existent dans la loi et permettent à un travailleur qui se trouve dans une situation telle qu’il craint un danger important pour la sécurité publique, comme par exemple dans le cas d’une menace terroriste, de rompre ce secret et d’aviser le Procureur du Roi de ce danger.

MODIFICATIONS RÉCENTES

Cependant, ces dernières années, des exceptions supplémentaires ont été prévues par le législateur afin d’encourager les travailleurs à rompre le secret professionnel dans le cas très précis de la lutte antiterroriste.

En effet, depuis la loi du 4 mai 2017 modifiant l’article 458 du Code pénal, les travailleurs sociaux, membres du personnel des CPAS, des mutualités, des caisses d’allocations familiales, de Fedasil et de toutes les autres institutions de sécurité sociale, sont désormais tenus de transmettre, à la demande du parquet, des informations initialement confidentielles, voire de les livrer spontanément en cas de suspicion de lien avec le terrorisme. Le secret professionnel ne pourra plus être invoqué dans un tel cas.

Ensuite, la loi du 30 juillet 2018 prévoyant la création de “cellules de sécurité intégrale locales en matière de radicalisme, d’extrémisme et de terrorisme” (appelée CSIL-R) a été adoptée. Elle prévoit aussi de nouvelles dérogations aux règles liées au secret professionnel.

Une CSIL est, selon le site du service Sécurité & Prévention du Service public fédéral Intérieur, “une plateforme de concertation communale locale, appelée Cellule de sécurité intégrée locale en matière de radicalisme, d’extrémisme et de terrorisme (CSIL-R), permettant l’échange d’informations entre les services sociaux et services de prévention, les Taskforces locales et les autorités administratives. Le bourgmestre doit prendre l’initiative à cette fin”.

Cette loi a pour vocation d’axer la lutte contre le radicalisme, l’extrémisme et le terrorisme autour de la prévention en détectant le plus tôt possible les situations de radicalisation et ceci dans le but de prévenir les infractions terroristes. Concrètement, cela signifie donc que des participants à ces concertations pourront en toute légalité lever leur obligation de secret professionnel sans que cela ne puisse leur être reproché. La cellule se compose obligatoirement du bourgmestre, d’un représentant de la police locale, ainsi que d’un fonctionnaire communal dans un rôle de coordination. De la présence de ce membre de la police découle que, bien que créées dans un but préventif, les CSIL-R ont par essence un lien avec le répressif.

Le bourgmestre peut convier tout service susceptible d’être en contact avec des personnes potentiellement radicalisées : c’est là qu’interviennent les travailleurs sociaux.

On constate donc que ces deux lois récentes créent de nouvelles exceptions légales au secret professionnel.

On peut tout d’abord s’interroger sur la pertinence de ces nouvelles lois alors que les lois existantes, telles qu’exposées ci-dessus, permettaient déjà à un travailleur de réagir face à une situation qui représentait une menace pour l’ordre public.

En outre, les professionnels se voient confrontés à la difficulté de définir ce que sont des signes inquiétants de radicalisation, d’extrémisme ou de terrorisme. Car le choix des informations à partager ne repose sur aucun critère précis.

De plus, ces nouvelles exceptions légales entachent la confiance nécessaire que les bénéficiaires doivent pouvoir ressentir envers les travailleurs sociaux qui s’occupent d’eux. Cette confiance est évidemment essentielle pour fournir un travail d’accompagnement utile. Restreindre le secret professionnel c’est abîmer le travail social comme nous pouvons le constater dans les deux exemples ci-dessous.

QUELQUES DIFFICULTÉS CONCRÈTES : PAROLES AUX TRAVAILLEURS SOCIAUX

L’expérience de François[1], travailleur social dans une ASBL qui accompagne des usagers de drogue, illustre pleinement ces difficultés. Monsieur Didier, ex-détenu, est hébergé dans l’ASBL après sa sortie de prison. Lors de sa détention et suite à des propos tenus lors d’une dispute avec un gardien, Monsieur Didier a été suspecté de radicalisme et fiché auprès de l’OCAM.

C’est pour cette raison que l’ASBL a été contactée à plusieurs reprises par la police afin de savoir si Monsieur Didier y était hébergé. Ces interrogations advenaient hors du cadre d’une enquête officielle et sans que la police ne donne aucune information sur les raisons de cette demande. Les travailleurs de l’ASBL ont toujours refusé de communiquer des informations à son sujet, considérant, à raison, qu’ils étaient tenus au secret professionnel.

Suite à ces refus répétés, 6 policiers en civil se sont présentés à l’institution, demandant à voir Monsieur Didier et exigeant des informations à son sujet. Les travailleurs sociaux leur ont demandé de présenter un mandat et comme ils n’en avaient pas, ils ont refusé aux policiers d’entrer. Les 6 agents ont beaucoup insisté et la tension est montée. A ce moment-là, François est arrivé afin d’aider ses collègues à l’entrée à expliquer aux policiers que les travailleurs de l’institution étaient tenus au secret professionnel et qu’ils ne pouvaient donc partager aucune information au sujet des bénéficiaires. Les policiers ont alors menacé François de l’interroger lui, ce qu’il a accepté. L’audition a eu lieu dans les locaux du centre. Lors de celle-ci, les agents lui ont posé de nombreuses questions au sujet de Monsieur Didier, mais François a systématiquement refusé d’y répondre, invoquant à nouveau son obligation au secret professionnel.

Après leur départ, François a décidé d’informer Monsieur Didier de la visite des policiers au centre et de leurs demandes répétées d’informations à son sujet. François a assuré à Monsieur Didier qu’ils avaient toujours refusé de leur répondre. Heureusement, Monsieur Didier a cru son assistant sur parole et a continué à vouloir être accompagné par le centre. Il a fallu que les travailleurs du centre soient particulièrement fins et adéquats afin de maintenir le lien de confiance avec ce bénéficiaire, alors qu’il savait que la police avait voulu les interroger à son sujet.

Il est important de garder à l’esprit que ces événements sont intervenus alors que François avait une expérience de 6 ans dans cette ASBL. Travailleur social depuis de nombreuses années, il a eu l’aplomb de s’opposer à l’entrée de la police dans le centre sans mandat et de refuser de communiquer des informations alors même qu’il était auditionné. D’autres travailleurs moins informés ou simplement plus sensibles à ce type de pression auraient pu partager des informations au sujet de Monsieur Didier ce qui aurait eu des conséquences particulièrement dommageables sur le lien avec le bénéficiaire.

Quelques mois après ces événements, la police a tenté de joindre François en appelant l’ASBL de façon insistante pendant plusieurs jours. Prétextant une affaire de roulage, ils l’ont invité à se rendre au commissariat afin d’y être auditionné et ceci à nouveau sans convocation ni mandat officiel. François s’est rendu au commissariat et les agents qui l’interrogeaient lui ont indiqué qu’il s’agissait bien d’une audition à propos de Monsieur Didier, suspecté de radicalisation. François les a informés qu’il était tenu au secret professionnel et que cette audition, en l’absence d’une convocation et de la déclaration de ses droits, n’était pas légale et qu’il souhaitait s’en aller. Une plainte a finalement été introduite par François et sa direction au comité P, sans suite à ce jour.

Finalement, comme le souligne François : “Ces politiques nous empêchent de rester dans le lien de confiance avec nos bénéficiaires. Face à une personne qui risque de se radicaliser, le meilleur moyen de l’en empêcher est de lui montrer un visage humain de la société et de continuer à l’accompagner en gardant un contact de confiance avec lui.”.

Julien, assistant social qui travaille dans un service d’assistance aux détenus, a également vécu une expérience illustrant ces difficultés.

Il s’agit cette fois d’un bénéficiaire, Monsieur Dupont, qui faisait l’objet d’une CSIL. L’agent de police responsable de la CSIL a contacté à plusieurs reprises le service pour lui demander de partager des informations au sujet de Monsieur Dupont, notamment sur sa présence aux rendez-vous fixés par le service. Les travailleurs ont refusé invoquant le secret professionnel auquel ils sont tenus, mais surtout l’incompatibilité de ce type de collaboration avec le travail et l’accompagnement de Monsieur Dupont. Les travailleurs ont ensuite été convoqués pour participer à la CSIL, ce qu’ils ont également refusé. Durant tout ce temps, la police n’a jamais partagé clairement auprès des travailleurs la raison de cette surveillance.

Comme dans le cas précédent, Julien a choisi d’informer Monsieur Dupont qu’ils avaient été invités à la CSIL, soulignant qu’ils avaient refusé dans le but de maintenir le lien avec lui et de pouvoir continuer le travail social. Il s’est rapidement rendu compte que Monsieur Dupont était particulièrement perdu et ne comprenait pas ce que signifiait le fait d’être visé par une CSIL. Pour ce bénéficiaire atteint de troubles paranoïaques, le fait d’apprendre l’existence d’une cellule de surveillance à son sujet, à laquelle ses assistants sociaux avaient été conviés alors qu’il leur avait communiqué des informations confidentielles, a renforcé ses troubles et créé une méfiance envers le service.

Malgré le travail du service pour tenter de clarifier au mieux la situation auprès de Monsieur Dupont, ce dernier s’est progressivement désinvesti du travail social jusqu’à décider de couper les liens avec le service. Cette méthode de surveillance opaque, incluant une tentative de collaboration avec les travailleurs sociaux, n’aura fait que renforcer le trouble de persécution du bénéficiaire, rajouter de la confusion à sa situation et finalement, rompre le lien de confiance qu’il avait construit avec les assistants sociaux.

Cette situation illustre parfaitement l’inadéquation de ces mécanismes de prévention car ils entraînent la rupture du travail social auprès de personnes qui en ont justement le plus besoin.

Julien : “La double casquette aider et surveiller empêche le bon déroulement du travail social. On a eu l’impression que les agents de police tentaient de passer par toutes les portes pour obtenir des informations. Cette tension a aggravé la situation jusqu’à rompre notre lien avec le bénéficiaire. Finalement, même la mission de protection de l’ordre public est mise à mal”.

Par ailleurs, dans les écoles, on entend de plus en plus de dénonciations à la police lorsque des propos vus comme radicaux sont tenus par des jeunes. Mis à part les centres PMS (psycho-médicosociaux), les membres du personnel scolaire ne sont pas soumis au secret professionnel, mais cela témoigne du climat délétère qu’il y règne. En effet, plutôt que de choisir de faire appel à des équipes d’accompagnement telles que celles du CAPREV (Centre d’Aide et de Prise en charge de toute personne concernée par les Extrémismes et Radicalismes Violents) qui ont pour objectif de travailler avec les jeunes et de les accompagner dans un lien de confiance, les intervenants scolaires choisissent d’informer la police et de mettre en mouvement un engrenage répressif là où l’on sait que l’accompagnement social serait plus adéquat.

Ces trois exemples illustrent les difficultés que rencontrent les éducateurs et assistants sociaux lorsque l’on exige d’eux de collaborer avec les services de police dans le cadre de la lutte antiterroriste.

Les récentes modifications législatives qui rajoutent des exceptions au secret professionnel dans le cadre de la lutte antiterroriste entachent l’essence même du travail social.


[1] Les noms et prénoms ont été modifiés.

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