INTERVIEW: LIBRE-EXAMEN ET ENGAGEMENT À L’ULB

par | BLE, Démocratie, Education, Laïcité, MARS 2021

Anne Morelli, historienne, professeure honoraire à l’ULB

L’objectif de cette analyse est d’aborder le libre examen sous l’angle de la pratique et l’expérience concrète de l’engagement. À cette fin, nous avons interviewé Anne Morelli, professeure honoraire d’histoire à l’Université libre de Bruxelles, pour interroger les principes du libre examen à l’aune d’exemples historiques d’engagements politiques de l’ULB et de son cercle du libre examen (dit du « Librex »). La préparation de cet entretien a reposé en grande partie sur le livret « Approches du libre examen, 70 ans du cercle du libre examen » publié en 1998 par le Librex. La question guidant cet entretien est simple : Que nous révèle l’histoire sur les tensions entre libre examen et engage ment politique ?

Eva Deront (ED) : Pour mieux saisir le contexte, pouvez-vous nous expliquer pourquoi la notion de libre examen semble plus institutionnalisée à l’ULB (et à la VUB) que dans d’autres universités européennes ?

Anne Morelli (AM) : Il faut remonter au contexte de la fondation de l’ULB en 1834. L’ULB a été fondée face à l’Université de Malines (qui deviendra l’Université catholique de Louvain, l’UCL), une université catholique, dont les enseignements sont basés sur la foi. Selon les principes de l’UCL, la foi doit soutenir tous les enseignements et les recherches et l’université se doit de transmettre la foi aux étudiants.

Mais, pour des hommes du XIXe siècle qui avaient une haute idée de la science, ces positions étaient impossibles à accepter. C’est dans la loge maçonnique, « Les Amis philanthropes », que nait l’idée de créer une université différente, basée sur la devise « Scientia vincere tenebras » : la science vaincra les ténèbres, la science doit être prééminente et non pas la foi. L’ULB basait ses enseignements sur la raison, la science, et l’UCL sur la foi. Ce groupe fondateur constitué de libéraux et de francs-maçons n’était pas pour autant composé d’athées. Théodore Verhaegen, par exemple, le fondateur de l’ULB, était catholique, mais ne voulait pas que la religion dicte ses lois à la recherche.

Ailleurs en Europe, il y avait également des universités protestantes. Les Protestants revendiquent la paternité de la notion de libre examen et considèrent que c’est à partir du protestantisme et de la lecture directe des textes sacrés que cette notion s’est développée. Mais, en fait, par sa revendication du libre examen revendiqué comme principe de base de son enseignement, l’ULB était assez originale dans le panorama des universités européennes de l’époque.

ED : Voyez-vous une évolution dans les conceptions du libre examen ?

AM : Tout le monde aujourd’hui dans le milieu scientifique se dit libre exaministe, que ce soit à l’ULB ou à l’UCL car personne, ou presque, n’attend le point de vue d’une autorité pour mener une recherche. La seule autorité qui compte aujourd’hui serait sans doute celle de l’argent.

ED : Pouvez-vous nous donner quelques exemples d’engagements politiques de l’ULB et de son Cercle du libre examen ?

AM : Il est important de ne pas confondre le principe du libre examen et le Cercle du libre examen. Le Cercle ce sont des étudiants qui essaient d’appliquer le principe du libre examen à une situation donnée, à une époque donnée et qui s’insurgent en particulier contre l’argument d’autorité. Il y a quelques années, les étudiants du Librex allaient d’auditoire en auditoire pour sensibiliser l’ensemble des étudiants à leur libre arbitre face à l’argument d’autorité. Ils s’appuyaient notamment sur l’expérience de Milgram, qui montre que lorsque l’on nous donne un ordre avec un argument d’autorité, on fait fi de notre propre morale et on accepte de faire des choses opposées à nos convictions (dans cette expérience, des étudiants se mettent à en torturer d’autres car le professeur leur a dit que c’était possible et normal). Cette sensibilisation à la lutte contre l’argument d’autorité est une application des principes du libre examen : on ne doit pas croire quelque chose parce que c’est dans la Bible ou que le Pape l’a dit, mais on doit faire soi-même ses expériences, ses constats scientifiques, et ensuite trouver une « vérité ». La tradition du baptême étudiant c’est ça aussi, quand c’est bien fait : montrer au jeune « bleu » que l’on accepte des choses inacceptables car imposées par l’autorité (des « poils »).

Concernant l’engagement de l’ULB et du Librex, il ne faut pas croire qu’il y ait eu unanimité, par exemple, contre le fascisme. En 1935, lors de l’agression de l’Italie fasciste contre l’Ethiopie, des professeurs de l’ULB (Grégoire, Errera, Van Kalken) ont lancé une pétition pour soutenir l’Italie fasciste. Naturellement, des professeurs antifascistes ont riposté, mais il n’y avait donc pas unanimité. L’ULB n’est pas un seul corps. Certes, il y a des moments que nous avons plaisir à relever, comme la fermeture de l’ULB en 1941 pour ne pas tomber sous la botte nazie. Mais, là encore, des professeurs n’étaient pas d’accord qu’on ferme l’Université, ceux – minoritaires à l’époque – qui en avaient besoin comme gagne-pain et qui étaient prêts à accepter que l’Université soit dominée par des profs nommés par les Nazis.

Plutôt que l’engagement de l’ULB dans son entier, c’est une histoire de personnes. Par exemple, au moment de la dictature des colonels en Grèce, il y avait à l’ULB des étudiants qui soutenaient la dictature des colonels et d’autres qui soutenaient les démocrates. Si on veut un exemple plus actuel, on peut relever qu’il y a aujourd’hui des étudiants et des professeurs qui soutiennent inconditionnellement Israël dans toutes ses actions politiques et militaires, et à côté de ça, d’autres – Juifs ou pas – qui sont critiques ou qui soutiennent les campagnes de boycott.

ED : Si l’on revient à quelques grands engagements qui sont mis en valeur à l’ULB tel que le soutien à la République espagnole en 1936 ou encore au Chili d’Allende lors du coup d’Etat de Pinochet : l’engagement a-t-il été pris par l’institution ou bien a-t-il été le fait de quelques individus ?

AM : Ce sont des moments où il y a eu un engagement de nombreux membres de l’ULB mais ça ne veut pas toujours dire un engagement officiel de l’institution. Lors la guerre d’Espagne, le Cercle du libre examen était très actif dans son soutien à la République mais ce cercle était composé d’étudiants de gauche et d’extrême gauche (socialistes et communistes) qui refusaient la « neutralité ». La majorité à l’ULB était favorable aux Républicains car de l’autre côté, il y avait l’Eglise et les militaires ; pour quelqu’un de laïque ce n’était pas possible de soutenir le camp franquiste.

La statue d’Allende située avenue Paul Héger a été officiellement inaugurée par le recteur en présence de la fille d’Allende. A ce sujet, on peut vraiment dire que c’est une action du rectorat de l’ULB, de même que lorsqu’il y a eu l’affaire Ken Loach : le rectorat a pesé de tout son poids pour qu’on accorde le doctorat honoris causa à Ken Loach, malgré les accusations d’antisémitisme portées contre lui par les Sionistes en vertu de son soutien à la cause palestinienne.

ED : Qu’est ce qui préside à ces prises de positions politiques ? Pourquoi un soutien affiché à Allende et pas à la République portugaise avant Salazar par exemple ?

AM : Ce n’est pas du tout comparable car Salazar n’a pas provoqué une guerre civile pour s’imposer. Dans le cas d’Allende, c’est le choix de la démocratie. Il a été élu démocratiquement et il est renversé à la suite d’un coup d’Etat, fomenté par les USA. C’est quand même difficile dans ce cas de ne pas être du côté de la démocratie.

ED : Avez-vous l’impression que l’opposition aux idées d’extrême droite soit aujourd’hui moins évidente à l’ULB et à la VUB ? Pour quelles raisons ?

AM : Selon moi, depuis 30 ans, il y a peu ou pas d’étudiants d’extrême droite visibles à l’ULB. Dans les années 1960, il y avait un groupe qui s’appelait « Jeune Europe », un groupe de suprémacistes blancs dirait-on aujourd’hui. Ils en venaient régulièrement aux mains avec les étudiants d’extrême gauche qui étaient présents sur le campus. Ces étudiants d’extrême droite ne sont plus visibles. Il y a quelques mois, des tracts « it’s beautiful to be white » sont apparus à l’ULB : il y a tout de suite eu une réaction de la communauté universitaire, mais les auteurs ne se sont pas manifestés. Ils ont peur de le faire car l’Université n’est plus blanche : elle est aussi mélangée que la population bruxelloise. Il n’y a pas de place aujourd’hui pour l’extrême droite à l’ULB et donc il n’y a pas de mobilisation contre elle. Dans le climat actuel, il vraiment tout à fait improbable de voir des suprémacistes s’exprimer ouvertement à l’ULB. Ils en ont le droit mais ne l’exercent pas… Ou vont étudier ailleurs.

ED : Pourtant, Théo Francken est venu s’exprimer officiellement à la VUB il y a deux ans…

AM : C’est un peu différent. La VUB doit tenir compte du fait que les résultats électoraux portent au pouvoir un certain nombre de gens de droite et d’extrême droite. Ecouter leurs arguments n’est pas un péché. Le libre examen veut aussi dire écouter les différents avis, croiser les points de vue. Ce que j’ai toujours donné comme dernière diapositive à mes étudiants au cours de critique historique c’était : « Doute, puis agis ». C’est-à-dire qu’il faut croiser les points de vue, écouter les arguments des différents camps, avant de se faire un avis, puis agir. Par exemple, au moment de la guerre en Yougoslavie, il y a eu un débat à l’ULB avec le propagandiste de l’OTAN Jamie Shea (qui a d’ailleurs fini par prendre ses affaires et partir).

ED : Est- ce que ceci ne rejoint pas une définition idéaliste du libre examen, qui conçoit la pensée et le libre arbitre comme transcendants, indépendants de toute réalité matérielle, des inégalités, du contexte social dans lequel la pensée émerge et se développe ? C’est notamment la définition de Poincaré souvent mise en avant à l’ULB : « La pensée ne doit jamais se soumettre, ni à un dogme, ni à un parti, ni à une passion, ni à un intérêt, ni à une idée préconçue, ni à quoi que ce soit, si ce n’est aux faits eux-mêmes, parce que, pour elle, se soumettre, ce serait cesser d’être. » 

AM : Je pense qu’on a toujours intérêt à écouter les arguments des autres pour affiner sa critique, son opposition.

ED : Mais pour être en mesure de rejeter un argument d’autorité politique ou religieux, ne faut-il pas pouvoir s’en affranchir matériellement ?

AM : Oui, mais le XIXe siècle et son libre examen imaginaient très peu et mal que des enfants d’ouvriers arrivent à l’université, que ce soit à l’ULB ou à l’UCL. Les différentes classes sociales ne sont pas abordées par le libre examen, car, en son sein, il y a toujours eu cohabitation d’étudiants de diverses tendances depuis les libéraux jusqu’aux communistes.

ED : Certains opposent libre examen et engagement politique, voire tendent à amalgamer engagement et dogmatisme…

AM : Pour moi, ce n’est pas du tout incompatible. Dans le « Doute, puis agis » que je préconise aux étudiants, le principe du libre examen constitue la première partie : entendre les différents points de vue, croiser les arguments, avant de se faire un avis. Et puis, il faut agir : entrer en politique, prendre des positions sociales. Cela n’a rien à voir avec du dogmatisme, au contraire, c’est un engagement qui est né d’une réflexion soutenue par le principe du libre examen.

Le libre examen est peut-être – à tort – utilisé comme un prétexte pour discréditer des engagements politiques : il serait, soi-disant, une neutralité. Non, le libre examen est la méthode par laquelle on se fait un point de vue, un avis, mais qui doit être suivie de l’action. Sinon à quoi sert-il ?

ED : Dans le cas de la VUB, un cercle s’est vu déclaré incompatible avec le libre examen car il prônait l’éradication du sexisme et du racisme dans la société…

AM : Cela me semble très étonnant et insoutenable. Les premiers textes des fondateurs de l’ULB comme Auguste Baron disent déjà qu’ils refusent de « faire une distinction de castes, de races… ». Le racisme n’est pas possible dans l’université.


ED : En tant que libre exaministe, peut-on vouloir l’éradication d’une idée ou faut-il simplement l’entendre et la laisser vivoter de son côté ?

AM : On pourrait, en tant que libre exaministe, écouter toutes les opinions mais, en tant que membre de l’ULB et de la VUB, ce n’est pas compatible car la question des races et des castes est traitée dès la naissance de l’université : on ne fait pas de distinction entre les groupes.  La question du racisme me semble impossible à conjuguer avec les principes fondamentaux de l’université. La question du sexisme est plus compliquée car, au XIXe siècle, il était extrêmement répandu. Ce que nous pouvons dire, cependant, c’est que nous avons eu des femmes professeurs et étudiantes 40 ans avant l’UCL et déjà trois femmes rectrices (deux à l’ULB, une à la VUB).

ED : Y a-t-il des questions politiques ou géopolitiques sur lesquelles l’ULB ne s’est pas positionnée ?

AM : Il y a parfois une prudence excessive dans le sens où l’on demande beaucoup aux autorités de l’Université, au recteur, de se positionner. Dans certains cas, ils pèchent par prudence car leur réponse dépend d’un ensemble de facteurs politiques généraux qu’ils doivent avoir à l’esprit. Dans d’autres cas, ils ont été impeccables, par exemple pour les Iraniens détenus en Iran et proches de l’ULB. Ils essayent généralement de naviguer entre la prise de position et la prudence.

Mais ici on ne parle pas du libre examen, de la partie « doute », mais de la partie « agis ». Dans un certain nombre de cas, je suis fière d’être de cette université-là, comme dans le cas de Ken Loach, ou, plus lointain, sur la question de la résistance au nazisme.

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