En 1949, dans Le deuxième sexe, Simone de Beauvoir avait cette phrase restée célèbre : “on ne naît pas femme, on le devient”. On peut en dire autant des hommes : on ne naît pas homme, on le devient. Formules qui suggèrent que le fait d’être femme ou homme n’est pas donné a priori, dès notre naissance ou même avant, mais bien un processus social par lequel une femme accède au féminin et un homme accède au masculin, à travers l’apprentissage de pratiques, de normes et de rôles.
Ce fut pendant longtemps, pour les femmes, l’apprentissage quasi-exclusif des rôles de mère et d’épouse et, pour les hommes, l’apprentissage des rôles de soldat et de pourvoyeur des ressources économiques de la famille. Ces différences sont, bien sûr, moins prégnantes aujourd’hui dans les pays occidentaux. Les femmes sont moins identifiées à leur rôle de mère depuis que sexualité et procréation ont été dissociées grâce à l’accès aux droits à la contraception et à l’interruption volontaire de grossesse (IVG). Les hommes sont moins identifiés à leur rôle de soldat depuis que la conscription n’est plus obligatoire, et à leur rôle de pourvoyeur économique depuis que les femmes sont entrées dans le salariat massivement et de manière irréversible.
Le féminisme de la deuxième vague qui se développe à la fin des années 1960 et au début des années 1970 dans les pays occidentaux, met en cause la domination masculine sur les femmes par la monopolisation masculine des ressources matérielles, politico-symboliques et coercitives, des ressources des pouvoirs économique, politique, social et culturel. La division sexuée du travail entre hommes et femmes dans les différentes sphères de la société sera ainsi dénoncée au cours de cette période, tout comme l’accaparement du corps des femmes à travers la procréation et son prolongement dans le travail domestique gratuit. On est donc en présence d’une mise en cause de la partition existant entre production et reproduction, entre privé-domestique et public- politique, une partition qui débouche sur une asymétrie de pouvoir. La libre disposition de soi et donc de son corps
sera revendiquée à cette occasion à travers les luttes en faveur des droits à la contraception et à l’IVG, mais aussi à travers toutes les luttes contre les violences à l’encontre des femmes, allant du harcèlement de rue au viol et au féminicide, en passant par les violences symboliques et les agressions verbales et sexuelles, aussi bien dans l’espace privé que dans l’espace public. Depuis cette époque, les enjeux liés à l’intime, au corporel et aux vies privées, se sont politisés et sont devenus des enjeux de débats publics et politiques.
C’est de ce terreau qu’est issue la notion de genre : il s’agit de distinguer le sexe biologique du sexe social, en remarquant à quel point cette notion de genre varie dans l’espace et dans le temps. Sa variabilité géographique et historique est l’expression de sa construction sociale et représente en ce sens une rupture avec le naturalisme et l’essentialisme. Le naturalisme est la réduction du sexe au biologique comme si, à la naissance, l’inscription à l’état civil d’une fille ou d’un garçon n’était pas un acte avant tout social qui nous assigne à des identités sexuelles binaires (féminine/masculine). L’essentialisme, lui, est le fait d’attribuer aux femmes et aux hommes des traits et des qualités supposés inhérents à leur sexe, pour en faire des groupes homogènes. La femme, pas plus que l’homme, n’existe. Existent des femmes et des hommes pris dans des rapports sociaux. Ou pour le dire autrement : on ne devient pas femme ou homme de la même manière dans l’Antiquité, à l’époque moderne et contemporaine, en Europe, en Asie, etc.
La notion de genre est donc un outil d’analyse qui déconstruit la naturalisation des rapports sociaux de sexe, c’est-à-dire qui démontre que ces rapports n’ont rien de “naturel”. Elle met en effet en lumière trois dynamiques socio-politiques :
- la séparation entre le masculin et le féminin. Cette séparation s’articule à la division entre la sphère publique et la sphère privée, division traditionnellement légitimée au nom de la naturalité des places, des rôles et des fonctions assignés aux femmes, dans des espaces qui leur sont réservés ;
- la hiérarchisation du masculin sur le féminin, hiérarchisation qui s’appuie sur une relation stratégique de pouvoir fondée sur la monopolisation par les hommes des ressources matérielles, politico-symboliques, organisationnelles, coercitives et répressives;
- la variabilité, dans le temps et dans l’espace, de la division sexuée du travail dans l’ensemble des sphères de la vie en société. La reconnaissance de cette variabilité infirme ainsi le caractère immuable de cette division.
La notion de genre s’appuie, politiquement, sur celle d’égalité, à savoir la dénonciation des discriminations à l’égard des femmes ou la dénonciation des différences transformées en inégalités et en hiérarchies sociales.
Le principe de l’égalité trouve son origine dans la Révolution américaine (1775-1783) et dans la Révolution française (17891795) qui proclame l’égalité en droit de tous les individus, indépendamment de leurs caractéristiques sociales. C’est dire
que tous les individus sont semblables, non pas en tant qu’êtres, mais bien au regard de la loi, indépendamment des différences de naissance, de rang et de statut social. L’égalité de statut vis-à-vis de la loi renvoie à l’universalité de celle-ci : elle est générale, valable pour tous les individus et non particulière à des statuts ou à des ordres sociaux. En ce sens, l’égalité de statut s’oppose à la discrimination et au privilège. L’égalité en droit établit un espace commun permettant à tous les individus de se lier malgré leurs particularités. Elle renvoie à l’universalité des droits qui est au cœur de la commune humanité des individus puisque tous partagent la raison (Condorcet). L’égalité en droit ne nie pas les différences entre individus ; elle suppose ces différences, non pas à la manière de la féodalité sur le mode vertical de l’infériorité, mais sur le mode horizontal de l’altérité (l’autre est toujours un alter ego). Cependant, l’égalité de statut a autorisé, dans les faits, les discriminations de genre. Ainsi, par exemple, le Code Napoléon (1804) a très longtemps autorisé la mise sous tutelle des femmes par le mari ou par le père. L’égalité de statut a permis, par le suffrage censitaire, des discriminations basées sur la fortune et a fait du propriétaire la figure dominante du citoyen au XIXe siècle. Elle a aussi permis les discriminations de couleur : l’esclavage (aboli en 1848 en France), l’apartheid et la ségrégation raciale (abolie seulement en 1965 aux Etats-Unis).
Le principe de l’égalité est réaffirmé dans la Charte des Nations Unies et la Déclaration des droits de l’Homme. Outre l’égalité de statut, elles consacrent, aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, l’égalité de traitement. L’égalité de traitement établit l’interdiction des distinctions de race, de sexe, de religion : il est interdit de réduire les individus à un groupe d’appartenance. Ce que cette interdiction met en cause, c’est la différenciation qui stigmatise, la différenciation qui produit l’exclusion, laquelle est ensuite légitimée par la biologie (racisme et sexisme) ou la religion. Ce qui est donc interdit, c’est d’attribuer un statut minoritaire, marginal ou d’exclusion à des individus porteurs de certains traits. L’égalité de traitement est une approche anti-discriminatoire, un outil juridique de réalisation de l’égalité formelle de statut. C’est cet outil qui a prévalu dans les grands instruments juridiques mis en œuvre par les Nations Unies, tels que, en 1966, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. Il faudra attendre 1979 pour qu’une convention, la Convention sur l’élimination de toutes les discriminations envers les femmes, aille au-delà de l’égalité de statut et de l’égalité de traitement. Cette convention, par définition contraignante pour les Etats qui l’ont ratifiée, prévoit la possibilité de recourir à des mesures de traitement préférentiel pour contrebalancer les situations inégalitaires. Notons que de telles mesures sont des droits compensatoires de discriminations et non des droits catégoriels. A ce titre, l’enjeu ne représente donc pas un quelconque particularisme : il réside dans la réalisation effective d’un universalisme qui se fonde non pas sur des individus abstraits, largement essentialisés ou naturalisés, mais sur des individus concrets, ancrés dans de multiples rapports sociaux, qu’ils soient de classe, de genre ou ethniques.