QUE FAIRE DE CE QUI NOUS EST LIVRÉ ?

par | BLE, MARS 2017, Social

Parfois, comme travailleur social, nous recevons des tranches de vie qui nous impressionnent. Parfois, la question qui se pose est de savoir si nous devrions en faire quelque chose !?

(Témoignage anonyme d’un travailleur social dans le secteur de l’insertion socioprofessionnelle)

Un  matin,  à  l’accueil  de   notre structure d’aide à la recherche d’emploi, une activité de groupe va commencer et l’on attend quelques retardataires en faisant les inscriptions  pour les semaines qui suivent. Un échange informel se déroule.

Un chercheur d’emploi m’explique  qu’il  ne pourra pas venir la semaine prochaine car il aura des intérims. Je cherche à positiver, même si l’intérim n’est   pas la panacée, c’est toujours ça de pris et cela permet de faire des contacts. Monsieur Nestor1 (nom d’emprunt) m’explique qu’effectivement c’est toujours le même restaurant qui l’appelle depuis des années via le même bureau d’intérim mais qu’il s’en satisfait… C’est toujours mieux que ce qu’il faisait avant. Car avant… [Petit silence] …

Avant c’était différent, je travaillais temps plein dans le bâtiment, dans la démolition. Le chef de chantier il nous amenait quelque part et il disait comme ça “weg weg weg”. On devait tout faire partir. Mais c’était fou, parce qu’il ne faisait pas attention.

Un jour, nous devions démolir un bâtiment de plusieurs  étages  et  puis  avec le compresseur, un de mes collègues à fait s’envoler mon casque de chantier. Mon casque était loin, à 30 mètres sur des débris. J’ai dit à mon chef de chantier : “Comment je fais pour aller chercher ça ?” Il me dit : “Ce n’est rien, c’est solide, tu vas par le milieu et tu remets ton casque.” A peine j’ai mis le pied que le sol s’est écroulé. Les débris étaient sur une ancienne verrière qui s’est brisée sur mon passage. Nous étions à plusieurs mètres au-dessus du vide. Si j’avais pris le chemin que mon chef de chantier m’avait dit, je ne serais plus là. C’est fou, comment on peut faire ça ? J’ai un collègue qui s’est coincé une jambe sous du béton, on ne pouvait pas aller l’aider, on risquait de se faire aussi écraser.

Une autre fois, je devais couper à la disqueuse pour enlever une ancienne citerne dans une cave. Mais il n’y avait pas d’aération. C’est très dangereux de disquer une citerne et encore plus s’il n’y a pas  de ventilateur pour aérer. On étouffe. Alors tu sors  prendre  l’air,  puis  quand  tu es dehors pour attendre que la poussière retombe, on te dit “tu fais quoi, tu glandes ? Retourne au travail”. Les jours où il y avait des contrôles pour la sécurité, tu peux être sûr qu’il y avait des ventilateurs, des barrières, et toutes les sécurités. Les autres jours, il n’y avait rien.

Un jour, il y avait 220 volts de courant et le chef de chantier voulait qu’on enlève tout. Il disait tout le temps “weg weg weg”. Il y  a un homme qui est mort. Moi, je ne vais plus travailler là-bas.

A ce stade du texte, comprenez vous mieux ma première phrase ? Je la réécris ici : Parfois comme travailleur social, nous recevons des tranches de vie qui nous impressionnent. La question qui se pose est de savoir si nous devrions en faire quelque chose !?

Une multitude de sous-questions se posent, nous pouvons les décliner à la Cyrano.

LES QUESTIONS SCEPTIQUES

Est-ce vrai ? Peut-on faire confiance à ce témoignage ?

Aux sceptiques, je dirais oui, ces histoires sont vraies. La personne qui m’a raconté cela souhaite garder l’anonymat, mais nous, travailleurs sociaux dans l’insertion socioprofessionnelle, savons trop bien combien certains secteurs offrent des emplois dignes d’un Germinal des temps modernes. Économies sur le matériel, exigence de rapidité au détriment de la sécurité, et souvent, dans certains secteurs, des entreprises qui embauchent des travailleurs dans des jobs sans assurance accident et sans contrats. “On signe le contrat bientôt, mais en attendant voilà ta paie et reviens quand même travailler demain.

Je ne les invente pas ces histoires, elles se présentent d’elles-mêmes dans notre pratique quotidienne. Un jour de printemps, un monsieur entre dans mon bureau : “J’ai besoin d’un beau CV et une belle lettre de motivation pour avoir un vrai contrat car ma femme et moi attendons un petit garçon, je ne veux plus travailler au noir”. Il trouvait très facilement du travail dans le nettoyage de bâtiments, mais jamais déclaré. Aucune assurance, aucune pension, aucuns droits sociaux et finalement aucune place dans la société, il voulait quitter cette spirale. L’histoire m’avait touché. Deux mois plus tard, un autre homme entre dans mon bureau avec la même histoire, sauf qu’il attendait une fille. Un mois plus tard, c’est un homme qui veut créer sa propre entre- prise dans le bâtiment, car pour l’instant il ne trouve rien de déclaré. Combien sont-ils ?

LES QUESTIONS MILITANTES

Ne devrions-nous pas faire quelque chose ? Dénoncer, revendiquer, tirer la sonnette d’alarme ? Appeler l’inspection du travail, prendre un avocat, poursuivre des entreprises en justice ?

Aux questions militantes, notre équipe répond par d’autres questions : est-ce là notre rôle ? Notre mandat est d’accompagner des personnes dans leurs démarches de recherche d’emploi, en suivant leurs besoins, leurs demandes. Il est vrai que  je n’ai pas encore rencontré notre Rosa Parks des droits du travail. Personne ne m’a encore formulé la demande de lancer une campagne comme les chevaliers blancs de la lutte contre les pourvoyeurs de travail non assuré et au noir ?

Encore que… Je me rappelle cet homme qui a travaillé trois ans à signer des CDD tous les trois mois, en faisant 14h par jour, sept jours sur sept et sans jamais n’avoir de droit à un jour férié. Devenu responsable de treize caisses et des réceptions de livraisons dans plusieurs magasins, il avait demandé à son patron de lui octroyer un jour de congé par semaine car “même si c’est normal de profiter [des travailleurs], il ne faut pas trop profiter quand même”. C’est à ce moment-là qu’il a été débarqué de son contrat et qu’il est arrivé dans mon bureau. Il s’était longuement renseigné sur le moyen de faire intervenir la justice en préparant des preuves, des témoignages. Mais avant même d’arriver dans notre association, il avait déjà décidé de laisser cela de côté pour trouver urgemment un nouveau travail. Aller de l’avant. Ne pas être “le mauvais travailleur”, ne pas faire de problèmes.

Il est vrai que je ne pouvais pas lui promettre un avenir radieux s’il désirait lancer une action en justice. Je n’y connais rien, et ce n’est pas dans mon mandat, tandis que pour lui, aller frapper à une énième porte n’était pas possible.

Pour reprendre l’exemple de Monsieur Nestor, c’était – de son propre aveu – la première fois qu’il racontait ces histoires à quelqu’un.

J’entends déjà les sceptiques revenir à la charge : peut-on vraiment croire que ce soit la première fois ? Hélas oui et c’est terrible à entendre. Évidemment, Monsieur Nestor a probablement confié son histoire à ses amis, ou à sa famille. Mais lorsqu’il dit que c’est la première fois qu’il raconte cette histoire à quelqu’un, cela prend une signification autre : c’est la première fois qu’il se confie à un représentant d’une structure officielle. Et il le fait de manière informelle. On peut supposer que Monsieur Nestor n’a jamais osé envisager une seule seconde de porter plainte auprès des instances reconnues. Que son employeur soit en infraction ne fait aucun doute. Pour autant, toutes les institutions de contrôle sont passées à côté de ces infractions et la situation est celle d’une impunité dans le chef de l’employeur. Monsieur Nestor a donc décidé de s’en sortir seul en changeant de métier sans faire valoir ses droits à un emploi dans le respect de la législation. On peut être heureux que Monsieur Nestor soit satisfait de sa place dans la société alors que lui et ses collègues ont subi des injustices aussi criantes.

Dans le sillage des questions militantes, on entend résonner…

LES QUESTIONS SOCIÉTALES

Si ces histoires sont vraies, si elles se rejouent en permanence sous nos yeux dans des secteurs comme la vente, l’horeca ou la construction, comment se fait-il que les instances en place ne suffisent pas à réguler la situation ? L’inspection du travail, les organismes de contrôle des normes de sécurité ?

LES QUESTIONS DÉONTOLOGIQUES

Notre secret professionnel a-t-il un rôle à jouer là-dedans ? Notre éthique professionnelle aussi ? Une action entreprise doit viser le bien-être de nos chercheurs d’emploi. N’allons-nous pas leur attirer des ennuis ? Comment préserver avant tout la confiance ?

Après toutes ces réflexions, la question pratique est la plus difficile : que faire ? Alors, comme c’est une question difficile, on ne fait rien.


[1] Nom d’emprunt faisant référence au célèbre majordome du Capitaine Haddock. Le chercheur d’emploi m’a semblé à la fois très digne, déterminé et résigné quant à sa place dans la société, ce qui ne va pas sans rappeler l’attitude du second rôle né de la plume de notre Hergé national.

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