DROITS DES TRAVAILLEURS ET DROITS DES USAGERS : INCONCILIABLES?

par | BLE, Politique, SEPT 2015

Nous sommes entrés dans un siècle dont le modèle économique est présenté “sans alternative” et dans lequel la grève, moyen non violent que les travailleurs réservent aux conflits sociaux lorsqu’ils ne parviennent plus à se faire entendre de leur patron, est réprouvée par les médias et les idéologues néolibéraux telle une “prise d’otages”.

OTAGES

En quelques exemples :

La Libre Belgique, vendredi 23 novembre 2007 : “Une grève de 24 heures devrait également démarrer à 14 heures le  jour des réveillons de Noël et de Nouvel An. La SNCB a réagi en regrettant que le SIC (ndlr : Syndicat Indépendant pour Cheminots) prenne une nouvelle fois en otage les voyageurs”.

L’Avenir, vendredi 21 novembre 2014 : “15 000 passagers pris en otage. Première grève tournante, ce lundi. À Charleroi, les syndicats annoncent un blocage de l’aéroport.

La Dernière Heure, vendredi 10 juillet 2015 : “Grève tous les samedis de l’été sur le réseau SNCB : “Les voyageurs pris en otages”, estime Galant” (ndlr : Jacqueline Galant ministre MR fédérale de la mobilité du gouvernement Michel 1er).

Déclaration de Patrick De Klerck (ndlr : député Open VLD au parlement flamand), vendredi 10 juillet 2015 : “Notre sentiment reste le même. Plus de 30 000 touristes d’un jour, qui génèrent environ 1,1 millions d’euros en une journée, sont concernés, et ce durant sept samedis. Les conducteurs de train prennent les navetteurs et les touristes en otage.

Et tout est à l’avenant. Des centaines de déclarations de politiciens de droite, de dépêches et de piges journalistiques reprennent en cœur la ritournelle de la “prise d’otage” à l’occasion  des  grèves qui ponctuent les luttes sociales. Et partant, micros-trottoirs, réseaux sociaux et blogosphère sont largement contaminés par cette allégorie funeste qui témoigne d’une forte inertie idéologique. Il existe même un site internet ( “Marre des grèves absurdes…” – http://www.otages.be/) qui dénonce les grèves que les rédacteurs estiment “absurdes” (désignant notamment des grèves suscitées par l’annonce de plans de licenciements ou le refus de négocier des hausses salariales de la part de l’employeur).

Des prises d’otages, il en est de célèbres qui ont marqué les esprits et la conscience collective.

En 1972, la spectaculaire prise d’otages de l’équipe olympique israélienne à Munich par des militants armés palestiniens s’est soldée par un bain de sang. Onze sportifs israéliens, cinq preneurs d’otages et un policier furent tués. Et ce triste événement a pu être suivi en direct à la télévision par des millions de personnes. La prise d’otage du Théâtre de Moscou, en 2002, qui s’est terminée par le massacre de 129 otages et de 39 preneurs d’otages, a elle aussi marqué notre époque. Mais cette pratique, qui appartient aux catégories symboliques du banditisme et du terrorisme, est connue depuis le début du vingtième siècle et renvoie à un imaginaire de violence qui fait planer une menace de mort et d’immixtion sauvage dans la vie d’autrui. Ceci suffit à comprendre que le fait de désigner une grève comme une “prise d’otages” relève d’une entreprise de diabolisation radicale qui assimile les travailleurs en grève à des terroristes ou à des criminels. Pourtant, le droit de grève est protégé par  la loi et les traités internationaux, et la grève est un mode d’action pacifique qui doit justement permettre d’éviter d’avoir recours à des affrontements violents.

Mais au-delà de cet aspect, la rengaine de la “prise d’otages” a d’autres “vertus politiques”. Car s’il y a prise d’otages, il faut aussi qu’il y ait d’un côté le criminel et de l’autre la victime. Patrick De Klerck, cité plus haut, est on ne peut plus explicite à ce propos : il y a d’un côté les conducteurs de train (de la catégorie “travailleurs”, ramenée à celle de “terroristes”) et d’un autre les usagers (de la catégorie “consommateurs”, ramenée à celle de “victimes”). Ainsi, par cette dénomination infamante qui passe finalement assez inaperçue, deux camps  sont  construits et strictement délimités. Deux camps qui semblent s’opposer de manière aiguë dans leurs intérêts fondamentaux. Les uns veulent jouir d’un service pour lequel ils payent ou qui est censé leur être garanti par l’Etat (services publics) – sans quoi ils risquent de se retrouver dans une situation parfois dramatique, les autres veulent priver les premiers de ce service auquel ils ont droit.

De nombreuses catégories de travailleurs peuvent ainsi être clouées au pilori. Les employés des transports qui frustrent les voyageurs, les navetteurs et les  touristes de leur droit à la mobilité ; les enseignants qui privent nos chers enfants de leur droit à l’instruction en même temps qu’ils imposent aux parents de trouver des solutions de fortune pour faire garder les bambins pendant qu’ils se crèvent eux-mêmes au travail ; les infirmières qui retirent aux malades et aux blessés leur droit légitime à recevoir des soins ; les éboueurs qui exposent durant des semaines les touristes de Marseille à des odeurs pestilentielles et à des invasions de rats ; les travailleurs de chez Delhaize qui déstructurent méchamment nos habitudes de consommation en nous forçant à nous détourner vers le Carrefour ou le Colruyt dont nous ne connaissons pas l’agencement des rayonnages ; les agents pénitentiaires qui laissent croupir en cellule des personnes dépendantes pour le  moindre  de leurs besoins primaires ; les agents de sécurité des aéroports qui retardent nos vacances à Mykonos et nous  font  perdre  le prix de nos billets d’avion… La liste est interminable, et il ne faudra pas compter sur le grand absent de l’équation pour chercher à réduire l’impact de la “prise d’otages” sur les “victimes”. L’absent ? Quel absent ? On y reviendra.

UN MINIMUM DE SERVICE

D’une manière générale, il nous faut constater qu’en amont de l’hostilité que peut susciter (pour certains usagers) la rencontre simultanée d’un mouvement de grève et d’un “micro-trot’” de RTL-TVI, il y a un ras-le-bol général lié au caractère aléatoire et insuffisant des services que rendent les entreprises de service public.

En effet, les entreprises de service, qu’elles soient privées, privatisées, en voie de privatisation ou qu’elles soient progressivement acquises aux modes managériaux “modernes” et aux idéologies du rendement et de la concurrence, ne sont pas administrées dans la perspective du meilleur service rendu, mais dans celle de la production et de la maximisation de profits. Ce qui suppose la compression des coûts, la restriction des investissements en infrastructures, en frais de fonctionnement et en main-d’œuvre, l’augmentation de la tarification des services et du contrôle de cette tarification  ainsi qu’une activité hyperkinétique dédiée au lobbyisme en faveur de la réduction des taxes, des impôts, des cotisations sociales et patronales, bref de tout ce qui peut être ratissé au profit du… profit.

Il est évident, dans ces conditions, que les usagers des services de ces entreprises ne peuvent qu’être confrontés à une insatisfaction grandissante face aux retards, aux attentes, au manque d’information, à l’irrégularité de l’offre et à la médiocrité croissante des services. Devant le sentiment d’injustice qu’ils vivent quotidiennement, devant l’impression de ne pas avoir plus de réponses dans une gare ou un service des urgences qu’auprès du call center d’un fournisseur d’énergie, les usagers usagés connaissent une irritation que rien ne vient réparer.

Rien d’étonnant, dès lors, que les mouvements de grève des travailleurs qui entendent résister aux politiques décrites ici, ne terminent d’exaspérer les usagers. “Et en plus ils font grève, c’est le bouquet !”

Et l’affaire est dans le sac pour les pourfendeurs du droit du travail, pour les usuriers de la sueur : les travailleurs qui prennent  les trains se retournent contre ceux qui les conduisent.

Divide et impera (Divise et tu régneras), la devise que Machiavel emprunte au Senat de la Rome antique est ici on ne peut mieux entendue par ceux qui cherchent à rompre la force sociale des travailleurs dans leurs volontés d’émancipation ou d’acquisition et de maintien des droits qu’ils estiment légitimes.

Ainsi, alors qu’hier nos grands-parents vivaient la grève comme la voie du progrès social, devrions-nous aujourd’hui la considérer comme une infamie ?

UN SERVICE MINIMUM

C’est de cette façon que l’ambiance est rendue propice à des restrictions voire à l’abattement du droit effectif à cette grève qui énerve et qui, artificiellement, divise. Ainsi, il n’est plus difficile de faire passer l’idée qu’il serait “raisonnable” de restreindre le  droit de grève, pour peu qu’on précise qu’il n’est pas question de le restreindre. Un exemple parmi tant d’autres, Egbert Lachaert (député Open VLD) déclarait en séance plénière de la Chambre le 16 octobre 2014 : “Nous ne contestons absolument pas le droit de grève mais tout droit doit être appliqué de manière raisonnable et proportionnée. Que 15 % de grévistes paralysent l’ensemble du trafic ferroviaire est disproportionné. Nous voulons seulement assurer un service minimum avec des non-grévistes, sans toucher au droit de grève”.

Et la question de l’imposition d’un “service minimum” en temps de grève se pose dans un nombre croissant de secteurs. Il en va ainsi, pour ne reprendre que l’actualité la plus cuisante, du secteur des transports publics et de la prison. D’un côté, les travailleurs sont stigmatisés pour des grèves décrites comme répétitives, sauvages ou abusives, d’un autre côté, les associations qui défendent les droits des détenus et des passagers/navetteurs témoignent des conséquences parfois graves pour ces derniers durant les périodes de grève, réclamant que des mesures soient prises pour réduire ces conséquences. Le “service minimum” est alors présenté, sinon comme la panacée, comme un moyen nécessaire pour assurer la continuité du service public. Si bien que les instances associatives, locales et internationales, et les instances et les personnels politiques – principalement de droite – travaillent intensivement à sa mise en place pour que “15% de grévistes ne paralysent plus…”. 15% ? Mais c’est trois fois plus que ce qu’il a fallu à la population française pour mettre à bas les privilèges et remplacer le Tiers état par l’Assemblée nationale !

Pourtant, lorsqu’on écoute de plus près ce que disent les navetteurs, les détenus et ceux qui défendent leurs droits, il semble que même en dehors des périodes de grève, même en “temps normal”, un service qui remplirait le minimum  acceptable ne soit pas rendu aux usagers. Les maigres ressources restantes dans les secteurs des services, comme nous le voyions plus haut, ne suffisent plus à ce qu’en temps  normal le service minimum soit même atteint (transport régulier des navetteurs / maintien d’une situation digne pour les détenus). Ce qui donne d’ailleurs un argument teinté d’une pointe de malice aux représentants syndicaux : “Le service minimum ? Nous sommes d’accord, mais alors tout le temps !”.

SOLIDARITÉ NÉCESSAIRE

L’enjeu dépasse de loin la tension qui est instillée entre travailleurs en grève et usagers. Il s’agit de savoir si les travailleurs, dans leur ensemble et forts de leurs organisations, peuvent encore user d’un moyen de pression efficace pour établir un rapport de forces suffisant avec leur patron pour qu’une négociation équilibrée soit possible. Or, nous l’avons vu, ce n’est pas la qualité du service qui anime l’employeur, mais bien la production de profits. Qu’un train parte sans accompagnateur, qu’un travailleur non gréviste prenne seul en charge le travail de trois personnes jusqu’à l’épuisement, ne représentent pas de gêne pour l’actionnaire. Le service minimum permet donc au profit d’être généré tout en détériorant plus encore les conditions de travail et les conditions d’usage des services. De sorte qu’une grève rendue symbolique par le maintien d’un service même rudimentaire, n’est plus un levier de négociation mais une perte de temps.

“Désormais quand il y a une grève en France, personne ne s’en aperçoit” , Nicolas SARKOZY, Président Français, juillet 2008

Et c’est là qu’apparait le grand absent de l’équation dont il s’agissait plus haut. Le patron, l’actionnaire, non salarié mais qui empoche le reste de la valeur ajoutée, le bénéfice, jouit d’un pouvoir considérable si la grève n’est plus un instrument efficace. Le pouvoir de mettre en œuvre – sans qu’aucune résistance utile ne puisse s’organiser – une politique d’entreprise et une politique économique qui méprisent le bien-être des travailleurs autant que le service rendu aux usagers. Le patron qui voit, d’un œil narquois et surplombant, des travailleurs et des usagers, habilement mis en opposition les uns contre les autres. Il tire son épingle du jeu, tout en étant le seul à pouvoir en dicter les règles.

Tôt le matin un cheminot confiera son enfant à une aide familiale qui ira conduire ce dernier à la garderie de l’école tandis que le cheminot prendra les commandes d’un train qui emmène l’institutrice, l’agent pénitentiaire et le chef de rayon du Delhaize sur leur lieu de travail respectif. Après son service, il voudra visiter son aîné à la maison d’arrêt, mais se retrouvera devant un piquet de grève tenu par l’agent qu’il véhiculait le matin et qui le mois passé – forcé de rejoindre la prison en auto-stop – pestait contre la grève du Syndicat Autonome des Conducteurs de Trains…

La diabolisation de la grève,  le  discours de la “prise d’otage”, l’acceptation d’idées réactionnaires telle que celle du service minimum, sont autant de moyens de dresser les uns contre des autres des travailleurs qui – sous la charge symbolique et idéologique qu’on leur assène – oublient que leurs intérêts sont communs, que les conditions de travail et la qualité du travail et du service sont des valeurs indissociables qui ne peuvent progresser qu’ensemble.

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