PSYCHOTROPES ET TABOUS

par | BLE, Culture, DEC 2020, Laïcité

L’interdit pénal frappant certains psychotropes est emblématique d’une politique de prohibition contreproductive et obsolète. La prohibition en matière de drogues aggrave les risques et provoque des effets délétères sur le plan de la santé individuelle et publique, de l’exclusion sociale et culturelle, de la justice et du système pénitentiaire, des finances publiques et de la régulation de l’économie, de la sécurité, des libertés individuelles et du droit au plaisir. Cet argumentaire devrait être relativement connu des lectrices et lecteurs de BruxellesLaïqueÉchos dans la mesure où Bruxelles Laïque, la Commission drogues du CAL et la Liaison Antiprohibitionniste l’étayent, le ressassent et lui opposent d’autres modèles depuis longtemps. C’est pourquoi, nous tenterons ici de prendre les drogues par le tabou davantage que par l’interdit.

Les usages de drogues sont bien plus répandus, dans des couches sociales très diverses, et leurs finalités bien plus multiples que ne le pensent beaucoup de gens et ne le disent les discours politiques (sans présumer de la connaissance effective qu’en ont les responsables). Cependant, si la pratique s’avère courante et diversifiée, elle se révèle très peu assumée. On en parle difficilement, à l’instar de tout objet de jouissance. Nous sommes clairement en présence de tabous.

LE TABOU ANTHROPOLOGIQUE ET PSYCHANALYTIQUE

Le tabou est un mot polynésien découvert par les ethnologues du XIXe siècle, sans équivalent à l’époque en langue européenne, notamment du fait de son ambivalence. Sigmund Freud souligna cette dimension du terme qui “présente deux significations opposées : d’un côté, celle de sacré, consacré ; de l’autre, celle d’inquiétant, de dangereux, d’interdit, d’impur. En polynésien, le contraire de tabou se dit noa, ce qui est ordinaire, accessible à tout le monde.”[1] Ce qui est tabou, c’est donc l’intouchable, ce à quoi on ne peut toucher parce qu’il est investi d’une puissance sacrée considérée comme dangereuse ou impure. La définition s’applique aisément aux drogues illégales, d’autant plus impures qu’elles sont interdites, préciserons-nous en pensant au frelatage des produits qu’entraîne la prohibition. Avec le développement de la civilisation, note Freud, la concordance entre le sacré et l’impur s’est transformée en opposition. Parallèlement, la dimension vénérable des états de conscience modifiée s’est estompée.

Pour les anthropologues qui les ont observées, et Freud dans une certaine mesure, les restrictions taboues s’imposent d’elles- mêmes. Selon les premiers, d’origine inconnue et incompréhensible, elles ne se fondent sur aucun commandement divin, aucune prescription morale, aucune raison. À l’oreille du psychanalyste, elles ont bien entendu leur source dans l’inconscient et ont trait à des désirs refoulés : celui de coucher avec sa mère et de tuer son père (le totem), au cœur du complexe d’Œdipe et que Freud retrouve dans les tabous des peuples dits primitifs. Le tabou serait ensuite à l’origine des préceptes moraux et de toutes les institutions religieuses, sociales et pénales.

Relevons le cas clinique mis par Freud en parallèle avec le tabou primitif : la névrose obsessionnelle. Or il y a, sans conteste, quelque chose de l’obsession dans l’assuétude. Plus généralement, “la nature asociale de la névrose découle de sa tendance originelle à fuir la réalité qui  n’offre pas de satisfactions, pour se réfugier dans un monde imaginaire plein de promesses alléchantes”.[2] Ceci vaut pour partie mais non pour toutes les pratiques de psychotropes.

Nous rejoignons Freud à propos de l’intelligibilité des tabous et de leur lien aux institutions de la société. Avec les philosophes de l’histoire, nous serions plutôt d’avis que l’articulation s’agence dans l’autre sens : les tabous comme les formations de l’inconscient relèvent de constructions culturelles, sociales, historiques ou civilisationnelles. Les tabous correspondent alors aux représentations dominantes – conscientes ou inconscientes – et remplissent des fonctions – concertées ou intériorisées – pour l’individu et le groupe. Ils visent le plus souvent à éviter un danger. L’article consacré au terme dans l’Encyclopaedia Britannica, rédigé par l’anthropologue Northcote W. Thomas et cité par Freud, liste les buts du tabou qui visent tous à protéger les chefs, les prêtres ou les faibles, à préserver des dangers engendrés par le contact avec un cadavre ou de la colère des dieux…

Dans la définition – tant anthropologique que psychanalytique – du tabou, sa transgression implique un châtiment surnaturel et fatal. Cet aspect n’est plus trop d’actualité dans l’univers de pensée moderne et à propos de la consommation de psychotropes quand bien même certains porte-drapeaux de la guerre à la drogue réclament ou proclament une répression implacable et inéluctable.

LES DROGUES PARMI LES TABOUS DE LA SOCIÉTÉNÉOLIBÉRALE

Nous avons posé que les tabous sont des pratiques ou fonctions sociales intériorisées, liées au sacré et au danger, et qu’ils évoluent au fil de l’histoire, selon les nécessités de la vie collective et au gré des rapports de force. Dès lors, il est intéressant d’observer les tabous contemporains à titre de révélateurs de ce que notre société vénère ou dont elle a peur.[3]

Évoquons quelques exemples non-exhaustifs. Bien que les flux soient de plus en plus préférés à sa fixité, la propriété privée reste dans nos sociétés aussi inviolable et sacrée que le totem des peuplades originelles. Soutenu par l’épouvantail des régimes totalitaires où ont échoué les tentatives communistes, c’est un véritable tabou qui frappe toute politique qui oserait remettre en question la propriété privée des moyens de production ou des logements.[4] Plus proche du quotidien, qu’on songe à la gêne ou au sacrilège de révéler ses revenus au cours d’une conversation entre amis ou collègues. Les liens devenus structurels entre l’économie officielle et parallèle – où le trafic de stupéfiants et le blanchiment d’argent jouent un rôle aussi déterminant que les paradis et autres artifices fiscaux – font l’objet d’une omerta et menacent qui l’enfreint de châtiments à hauteur de l’ire des dieux d’antan. Roberto Saviano, auteur de Gomorra sur l’empire de la Camorra en sait quelque chose.

La maladie, le vieillissement, l’avilissement font également l’objet de tabous au sens de ce qui suscite une crainte sacrée, dont il est interdit de parler et qu’on doit cacher. Non loin, toute idée de perte de contrôle est devenue inavouable dans un monde ou une époque qui prétend tout maîtriser – que ce soit par la technologie ou le développement personnel – et promouvoir l’autonomie.

Nous avons relevé ailleurs que la destruction (le meurtre), le plaisir et la quête de savoir ont fait l’objet de tabous ou d’interdits ancestraux, notamment dans les grandes religions. Ces trois dimensions sont couramment associées à l’usage de psychotropes et expliquent en partie la loi du silence qui règne à leur égard.[5]

La consommation de drogues est souvent vue comme une forme de meurtre ou de suicide social, symbolique ou à petit feu. Dans bon nombre de milieux, une certaine évolution des mœurs a récemment permis aux “toxicomanes” de passer du statut de pécheurs immoraux et de criminels à celui de malades. C’est un progrès sur le plan de leur prise en charge par des institutions sociales sans pour autant décoller l’étiquette négative de leur peau ni les extraire du tabou en ce qu’elles et ils incarnent pleinement la perte d’autonomie et de contrôle. L’irresponsabilité aussi, lorsqu’ils ou elles enfantent. Un des buts des tabous des peuples primitifs de Polynésie, recensé par Northcote W. Thomas, trouverait ici une seconde vie : “protéger les enfants à naître ou les tout petits contre les divers dangers qui les menacent du fait de la dépendance sympathique dans laquelle ils se trouvent par rapport à leurs parents, lorsque, par exemple, ceux-ci font certains actes ou mangent certains aliments dont l’absorption pourrait inspirer aux enfants certaines propriétés particulières”.[6]

De nos jours, le plaisir est non seulement sorti des alcôves, il se voit mis en publicité à tout bout de champ et valorisé même au travail qui signifiait plus tôt la souffrance. Restent cependant sous chape de plomb les voluptés qui passent par la perte de maîtrise, la mise sous emprise ou le “dérèglement de tous les sens” (Rimbaud) et peuvent dégrader la santé. Ainsi, les jouissances procurées par la consommation de drogues demeurent bel et bien toujours visées par les tabous de notre temps. Assez similairement, notre société voue un culte à la performance mais juge sacrilège le recours à des produits dopant, que ce soit dans le domaine du sport ou des affaires.

Aux côtés de l’anthropologie et de la psychanalyse, nous introduirons ici la sociologie de Roger Caillois qui s’est intéressé au sacré, aux processus de civilisation et aux jeux. Il distingue quatre catégories ludiques : les jeux de hasard (Alea) tel que les dés, les jeux de compétition (Agôn) tels que les sports, les jeux de simulacre (Mimi- cry) tels que les “on disait que” des enfants et les jeux de vertige (Ilinx) tels que la danse ou la vitesse… ou les psychotropes. Il est pertinent d’approcher les sociétés à partir de la part qu’elles font à la concurrence, à la chance, à la mimique ou à la transe. Caillois souligne le passage historique d’un univers du sacré à celui du calcul, d’une sociabilité du masque et de l’extase à une société de la compétition et de la chance. “Le nombre et la mesure, l’esprit de précision qu’ils répandent, s’ils sont incompatibles avec les spasmes et les paroxysmes de l’extase et du déguisement, permettent en revanche l’essor de l’agôn et de l’alea comme règles du jeu social”.[7]

Nous voudrions pointer, avant de conclure, les tabous qui existent entre usagers de drogues, étant entendu que les produits consommés divergent d’un milieu à l’autre. Combien de consommateurs de drogues douces n’affirment-ils pas que les drogues dures constituent la frontière à ne pas franchir pour ne pas devenir “drogué” alors qu’on sait que cette distinction ne tient pas la route ? Combien de cocaïnomanes ne pensent-ils pas que l’héroïne, c’est la déchéance absolue, alors qu’il est des pratiques de celle-ci qui demeurent récréatives tandis que la cocaïne rythme le quotidien des premiers ? Parmi ceux-ci, les partisans de l’inhalation (“sniff”) ne voudront rien savoir de celles et ceux qui fument la cocaïne en base, lesquels mépriseront le crack qui relève pourtant de la même solution chimique vendue dans un autre champ social. Plus récemment, les gays pratiquant le “chemsex”, c’est-à-dire l’usage de produits psychoactifs illégaux dans le cadre de la sexualité ne se considèrent pas toxicomanes alors que leur consommation est souvent très intensive. Lorsqu’ils injectent ces substances, ils parlent de “slam” qui n’a évidemment rien à voir avec le “shoot” des camés.[8] Et vice versa sans doute.

Ces tabous sont autant de préjugés comme ils l’ont a priori toujours été : “Les primitifs croient fermement que ceux qui ransgressent ces tabous tombent malades et meurent ; et leur foi est telle que, d’après un observateur, ils n’ont jamais eu le courage de s’assurer du contraire”.[9]

LEVER LES TABOUS ET RITUALISER POUR RESPONSABILISER

Si les drogues illégales se voient couvertes d’opprobres, c’est aussi en vue d’éviter leur propagation. Peut-être pressent-on qu’elles touchent à un désir profond de l’humain – tel que celui de se dépasser et d’aller voir ailleurs – nuisible à un certain ordre social. Il importe donc de frapper d’ostracisme ou de discrimination celle ou celui qui se les autorise. “L’homme qui a enfreint le tabou devient tabou lui-même car il possède la faculté dangereuse d’inciter les autres à suivre son exemple. Il éveille la jalousie et l’envie…” Pour contenir la tentation d’en faire autant, il convient de “punir l’audace de celui dont on envie la satisfaction, et il arrive souvent que le châtiment fournit à ceux qui l’exécutent l’occasion de commettre à leur tour, sous le couvert de l’expiation, le même acte impur”.[10] Si ce dernier trait s’applique au meurtre et à la peine de mort, c’est moins évident en matière de stupéfiants sauf à prendre en compte la part des policiers qui détournent à leur usage ou commerce personnel les produits saisis.

Outre ses conséquences sociales, la stigmatisation de l’usager de psychotrope comme tabou lui-même ne constitue pas la bonne stratégie. Il y a quelques mois, on pouvait lire sur la page Facebook Police contre prohibition : “L’interdit éducatif c’est justement la parole sans tabou, dans les écoles et dans les familles. La peur n’évite pas le danger, et l’interdit strict attise la curiosité. On devrait pouvoir parler de la drogue comme du tabac ou de l’alcool, et être en mesure d’expliquer sereinement les risques, sans dramatiser outre-mesure. Avec un peu d’habileté dans le discours préventif à l’attention d’un jeune, il est même possible de glisser des conseils de consommation « au cas où » sans sembler être suspicieux. Il faut être lucide sur l’appétit d’expériences des jeunes, et oser aborder le sujet.

Il s’agirait non seulement de permettre des espaces de paroles sans tabou mais aussi des espaces d’apprentissage sans honte ni malveillance – dès lors que la recherche du vertige, à l’instar des autres formes de jeu, répond à une attitude psychologique intrinsèquement humaine. “Si la mimicry et l’ilinx sont vraiment pour l’homme des tentations permanentes, il ne doit pas être facile de les éliminer de la vie collective.” Nous plaiderons ici pour des pratiques des psychotropes ludiques et ritualisées plutôt qu’interdites et réprimées. Ce serait une manière d’atténuer le risque que “[c]e qui était plaisir devient idée fixe ; ce qui était évasion devient obligation ; ce qui était divertissement devient passion, obsession, source d’angoisse.” Pour ouvrir des perspectives, nous nous permettrons d’encore reprendre au sujet des drogues les réflexions de Caillois : “Livrées à elle-même, frénétiques et ruineuses comme tous les instincts, ces impulsions élémentaires ne sauraient guère aboutir qu’à des funestes conséquences. Les jeux disciplinent les instincts et leur imposent une existence institutionnelle. Dans le moment où ils leur accordent une satisfaction formelle et limitée, ils les éduquent, les fertilisent et vaccinent l’âme contre leur virulence. En même temps, ils les rendent propres à contribuer utilement à enrichir et à fixer les styles des cultures”.[11]


[1] Sigmund Freud, Totem et tabou, trad. de l’allemand par S. Jankélévitch, Petite bibliothèque Payot, 1985 (1913), p. 29. Giorgio Agamben ancre son travail de destitution de la tradition politique occidentale sur la même duplicité de la vie nue, à la fois sacrée et impure, qu’il est interdit de sacrifier mais qu’on peut tuer en toute impunité (Homo Sacer I. Le pouvoir souverain et la vie nue, trad. de l’italien par M. Raiola, Seuil, 1997 (1995), pp. 81-90). ). Ce rapprochement ouvre des pistes intrigantes que nous n’avons pas le loisir d’explorer ici.

[2] Sigmund Freud, op. cit., p. 88.

[3] Nous avons déjà développé ce propos dans Bruxelles Laïque Echos, n°62 (automne 2008) : “Des relations ambiguës entre coercition et libération” et plus récemment sur le site www. laliaison.org : “Fondements de l’interdit et évolution des mœurs. I. À l’origine de l’interdit”.

[4] Comme y réfléchit le récent collectif Action Logement Bruxelles (www.actionlogementbxl.org). Voir aussi Sarah De Laet, “La propriété privée contre le droit au logement” sur le site www.ieb.be. Notons que c’est un tabou vieux comme la société puisqu’il fait partie de la définition de l’Encyclopaedia Britannica : “Un autre but du tabou consiste à protéger la propriété d’une personne, ses outils, son champ, etc., contre les voleurs” (cité in Freud, op. cit., p. 31).

[5] Mathieu Bietlot, op. cit. Nous ne développerons pas les tabous relatifs à la quête de savoir via l’ouverture “des portes de la perception”, selon l’expression du poète William Blake, reprise par Aldous Huxley et Jim Morrison, et renverrons à l’article d’Olivier Taymans sur le site de Liaison antiprohibitionniste : “Des drogues qui guérissent – L’histoire mouvementée de la recherche psychédélique”.

[6] Cité in Freud, op. cit., p. 31.

[7] Roger Caillois, Les jeux et les hommes, Gallimard (Idées), 1958, p.

[8] Voir Robin Drevet, “Drogues et sexualités dans le milieu gay : ce que nous dit le chemsex” sur notre site www.laliaison.org.

[9] Sigmund Freud, op. cit., p. 66.

[10] Ibidem, pp. 44, 86.

[11] Roger Caillois, op. cit., pp. 251, 103, 121.

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