LES POLITIQUES DE COHÉSION SOCIALE, C’EST CE QUI DEMEURE QUAND TOUT LE RESTE A RATÉ

par | BLE, Cohésion Sociale, Politique

La déclaration d’indépendance des États-Unis proclamait le droit à la recherche du bonheur.

La COCOF a un décret cohésion sociale – la Région wallonne aussi.

Il ne s’agit bien évidemment pas de minimiser par cette boutade l’intérêt des activités menées dans le cadre de ces décrets, mais plutôt d’interroger le terme et ce que son apparition dans le champ des politiques publiques vient entériner comme échec. C’est que la cohésion d’une société – pour autant qu’on puisse la définir autrement que sous les aspects terrifiants d’un improbable paradis déconflictualisé – ne devrait pas constituer une politique, mais plutôt le résultat de toutes les autres politiques.

Un État dont l’enseignement répondrait véritablement aux quatre prescrits du décret Mission de 1997[1], dont les politiques fiscales ne multiplieraient pas les niches et taxeraient équitablement les revenus du travail, du capital et de l’immobilier, dont les politiques d’emploi ne créeraient pas les catégories flexibles, partielles et à durée déterminée, un État qui ne s’assoirait pas sur les milliers de condamnations judiciaires pour défaut d’accueil des demandeurs d’asile, cet État-là n’aurait sans doute pas besoin de développer des politiques de cohésion sociale, car cette société-là serait cohérente ou cohésive.

En économie, il existe la catégorie de « dépenses défensives » : ce sont les dépenses (qui à ce titre font donc augmenter le PIB) consenties non pas pour accroître le bien-être individuel ou collectif, mais pour réparer les dégâts liés à un mode de vie ou un modèle de développement. Entrent dans cette catégorie, évidemment, une bonne partie des soins de santé – les traitements des cancers du poumon des fumeurs, de la dépression des personnes en burn out, de l’hypercholestérolémie des carnivores acharnés. Mais une fois chaussées ces lunettes de « dépenses défensives », on se rend compte que ces « dépenses défensives » sont loin de ne concerner que les soins de santé. Tout le secteur de la sécurité (caméras de surveillance, systèmes d’alarme domestiques, etc.) vient remplir une fonction sociale autrefois garantie sans recourir à ces dispositifs technologiques, ni même à des dépenses monétaires. Quant aux milliards d’euros consacrés à la dépollution des sols – ou des mers après une marée noire –, à la séquestration du carbone ou à tout autre dispositif de préservation de l’environnement qui était jusque-là « naturellement » assuré par les écosystèmes, s’ils font eux aussi augmenter le PIB, ils ne servent en fin de compte qu’à panser les plaies du productivisme.

Peut-être, une fois n’est pas coutume, les politologues feraient-ils bien de s’inspirer des économistes et de développer la catégorie de « Politiques défensives ». Elles permettraient de comptabiliser toutes les mesures mises en œuvre pour réparer les dégâts – de moins en moins collatéraux et de plus en plus consubstantiels – de notre fonctionnement social et économique. L’obsession de l’efficience individuelle et entrepreneuriale se double en effet de coûts sociaux de plus en plus monstrueux. Les appellations enchanteresses des politiques destinées à pallier ces coûts sociaux – qui donc peut être contre la « cohésion sociale » ? – participent sans doute à leur invisibilisation. On en viendrait parfois à se demander si la cohésion n’est pas au service de l’incohérence… Et quitte à être cohérent, pourquoi ne pas baptiser « Politiques rustines », plutôt que « réparatrices », cette nouvelle catégorie dont j’appelle à la comptabilisation ?

Un travail de recension des « politiques rustines » mettrait sans doute au jour des mesures dans les domaines les plus inattendus. Ainsi la Fédération Wallonie-Bruxelles a-t-elle développé depuis quelques années des modules de formation à la lutte contre le complotisme. Loin de moi l’idée de dire que le phénomène ne mérite pas prise en considération, analyse, voire politiques publiques : le développement des réseaux sociaux a bien évidemment favorisé l’émergence et surtout la diffusion de discours alternatifs fondés sur la recherche de quelques grands maîtres occultes tirant dans l’obscurité les ficelles de notre société.

Ces discours préexistaient aux réseaux sociaux, mais la facilité de création et diffusion que ceux-ci offrent leur a donné un écho inédit. Pour le dire autrement, la « parole publique » constituait une denrée rare et naguère attribuée à quelques très rares catégories – mandataires politiques, scientifiques, journalistes, artistes, haut clergé, élite syndicale et patronale – qui ne représentaient sans doute même pas 1% de la population. La viralité propre aux réseaux sociaux a très largement démocratisé cette parole publique et fait de chacun un potentiel « créateur de contenu ».

Or, l’image fantasmée du marionnettiste trouve un terreau particulièrement fertile dans des sociétés fracturées, inégalitaires et cloisonnées dans lesquelles le concept de « classe sociale » semble perdre de sa solidité théorique au moment même où les individus de ces différentes classes vivent de plus en plus séparés les uns des autres. Les épidémiologistes Kate Pickett et Richard Wilkinson ont en effet montré à quel point la confiance est indexée sur le niveau d’inégalité : plus une société est inégalitaire, plus faible y est la confiance des individus envers les institutions, et entre individus eux-mêmes. Il est fort probable que l’action politique la plus efficace en matière de lutte contre les théories du complot ne soit pas à chercher dans l’éducation aux médias ou le développement des capacités argumentatives des jeunes, mais, beaucoup plus platement, dans la mise en place de politiques fiscales plus redistributives.

Bref, on en revient au point de départ : il ne faudrait pas que la cohésion permette d’oublier l’incohérence !


[1] Prière de parvenir à relire chacune de ces quatre missions sans rire ni pleurer : « 1°) promouvoir la confiance en soi et le développement de la personne de chacun des élèves ; 2°) amener tous les élèves à s’approprier des savoirs et à acquérir des compétences qui les rendent aptes à apprendre toute leur vie et à prendre une place active dans la vie économique, sociale et culturelle ; 3°) préparer tous les élèves à être des citoyens responsables, capables de contribuer au développement d’une société démocratique, solidaire, pluraliste et ouverte aux autres cultures ; 4°) assurer à tous les élèves des chances égales d’émancipation sociale. »

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