LUTTE CONTRE LE TERRORISME ET LIBERTÉS FONDAMENTALES : LE POIDS DES MOTS

par | BLE, Démocratie, Justice, SEPT 2020

S’il est un domaine dans lequel la tension entre liberté et sécurité se fait particulièrement sentir, c’est bien celui de la lutte contre le terrorisme. Outre que les régimes dérogatoires constituent souvent un terrain propice à l’adoption de mesures liberticides, l’opposition entre liberté et sécurité, s’agissant de la lutte contre le terrorisme, va également se jouer sur le terrain des mots. En effet, le recours à des termes aux contours mal définis et l’utilisation de concepts de plus en plus vagues ont pour effet d’élargir le spectre des personnes et des groupes susceptibles de tomber sous le champ des législations antiterroristes.

Si le phénomène terroriste existe de longue date (il se serait manifesté dès l’Antiquité), la question de sa définition juridique s’est, quant à elle, posée dans le courant du XXe siècle.[1] Or cette définition a toute son importance. D’abord, parce que le terme de terrorisme est employé à tort et à travers et instrumentalisé dans le discours politique. Ensuite, parce que le droit pénal impose que des définitions claires et précises soient adoptées, de sorte que les individus puissent sans ambiguïté savoir quels sont les comportements qui sont illégaux ou non. Enfin, car le contexte de la lutte contre le terrorisme et les mesures adoptées à ce titre créent un climat sécuritaire propice à la répression de mouvements politiques contestataires, plus ou moins radicaux, mais néanmoins légitimes.

S’agissant du premier volet, récemment encore, le Ministre de l’Intérieur, qui était entendu à la Commission de l’Intérieur àde la Chambre, affirmait que “les touristes d’un jour ne sont pas des terroristes d’un jour[2], effectuant une analogie particulièrement douteuse entre les échauffourées qui ont eu lieu sur la plage de Blankenberge et le phénomène terroriste… Cette déclaration, parmi tant d’autres, fournit un exemple trivial de l’instrumentalisation politique du concept. Il est intéressant de noter que celle-ci peut avoir de graves conséquences lorsqu’elle s’inscrit dans le cadre juridique. Ainsi, on la relevait déjà dans le discours de l’occupant nazi quand il qualifiait de terroristes les résistants. De nos jours encore, les régimes politiques oppressifs ont vite fait de disqualifier leurs opposants politiques, notamment en qualifiant les groupes contestataires de terroristes. Or, cette propension des régimes en place à étiqueter “terroristes” celles et ceux qui les contestent rend d’autant plus nécessaire d’en délimiter avec clarté les champs juridiques et politiques.

À cet égard, constatons tout d’abord que la notion de terrorisme, dans son acception juridique, ne connaît pas de définition universelle[3], et ce bien que de nombreux instruments aient été adoptés pour lutter contre ce phénomène. En Belgique, le Code pénal consacre une définition large de la notion d’infraction terroriste. Cette définition, qui permet notamment de poursuivre pour terrorisme quelqu’un qui commettrait une action visant à “gravement déstabiliser ou détruire les structures fondamentales politiques, constitutionnelles, économiques ou sociales d’un pays ou d’une organisation internationale[4], a été vivement critiquée. En effet, son libellé, qui est particulièrement extensif et mobilise des concepts très vagues, rend possible que des mouvements sociaux soient poursuivis parce qu’ils remettent en cause certaines politiques économiques ou sociales de l’Etat.[5]

Ajoutons à cela le fait que le motif légitime de lutte contre le terrorisme va souvent justifier un renforcement de l’arsenal juridique des Etats et déboucher parfois, comme c’est le cas en Belgique, sur la création d’un régime pénal d’exception. Ainsi, le nombre de faits susceptibles d’être réprimés en tant qu’infractions terroristes, de même que les situations dans lesquelles des méthodes d’enquête particulièrement invasives pourront être utilisées, n’a ainsi fait qu’augmenter depuis l’adoption des législations antiterroristes qui ont suivi les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis. De plus, la notion d’infraction terroriste, nous l’avons dit, n’est pas bien définie. Cette combinaison peut avoir des conséquences non négligeables sur notre espace de libertés en ce que, comme nous le verrons, elle facilite les détournements de procédure et les dérives.

A titre d’exemple, revenons tout d’abord sur la saga judiciaire que constitue l’affaire du DHKP-C, dont les faits remontent à 1999. À l’époque, six individus sont arrêtés suite à la découverte, dans un appartement de Knokke, d’armes, de munitions et de matériel de propagande pour le DHKP-C, réseau d’extrême gauche turc. Alors que l’enquête d’instruction, qui se limite à juste titre aux éléments infractionnels révélés à Knokke, n’établit aucun risque de commission, ou même de planification d’attentats en Europe, le Parquet fédéral réoriente le dossier et décide, entre autres, de poursuivre comme chef ou membre d’une organisation terroriste deux personnes qui sont particulièrement actives au sein du bureau d’information du DHKP-C à Bruxelles. Dans un premier temps, le Tribunal correctionnel de Bruges et, ensuite, la Cour d’appel de Gand reconnaissent les accusés coupables et les condamnent lourdement, notamment car ces juridictions considèrent que “le fait de dénoncer la situation des prisonniers politiques en Turquie en organisant des conférences de presse, des manifestations et en diffusant des communiqués sur les activités politiques du DHKP-C dans le cadre de son bureau d’information à Bruxelles relevait d’une activité terroriste”.[6] Fort heureusement, ces décisions qui ouvraient “la possibilité de condamner comme terroriste toute opinion contestataire et la diffusion de toute information, même générale, qui permet de considérer favorablement une organisation qui est, à un moment donné, considérée comme terroriste” seront, dans un deuxième temps, cassées par la Cour de cassation. Les accusés seront finalement acquittés et lavés de tout soupçon de terrorisme par la Cour d’appel d’Anvers qui tracera la limite entre la collaboration punissable à un groupe terroriste et la sympathie idéologique, et la déclaration de soutien à un tel groupe. Dans cette affaire, on voit donc bien que, contrairement à ce qu’a pu en dire la Cour constitutionnelle[7], le ou la juge n’est pas toujours un rempart suffisant pour garantir le respect des droits humains quand il ou elle a à appliquer des dispositions floues et générales qui lui laissent une trop large marge d’interprétation…

Autre exemple éloquent, celui de l’affaire D14, dans laquelle un juge d’instruction avait, en 2001, ordonné des mesures d’écoute téléphonique à l’encontre des membres d’un mouvement altermondialiste liégeois, sur base de simples suspicions de la police… Saisie de l’affaire, la Chambre du Conseil du Tribunal correctionnel de Liège déclare finalement le non-lieu s’agissant de poursuites intentées à l’égard de personnes mises sur écoute et critique vertement la décision du juge d’instruction, regrettant notamment : “que les seuls éléments réunis lors de l’information préalable étaient constitués d’affiches et de tracts ne comportant rien d’autre que l’émission d’opinions à défendre par des manifestations pacifiques et autorisées, ce qui entre dans le cadre des droits et libertés garantis par l’article 19 de la Constitution et déplorant “que, dans de telles circonstances, aient été ordonnés des devoirs d’instruction tels que des analyses téléphoniques susceptibles de se révéler gravement attentatoires au respect de la vie privée, la mission légale d’un juge d’instruction étant totalement étrangère à celle de la police administrative laquelle a pour objet principal le maintien de l’ordre public”.[8] Si cette affaire ne mobilisait pas directement la législation antiterroriste – qui n’était pas encore applicable à l’époque – elle révèle cependant que “la volonté de protéger la société contre des formes de violence collective à caractère politique, qui a plus tard abouti à l’adoption de dispositions antiterroristes au champ très étendu d’application, a engendré une tentative de réprimer bien plus largement des formes d’opposition politique légitime”. Confirmation s’il en est de l’illégitimité des procédures et mesures ordonnées à l’encontre des militants, l’Etat belge fut, en 2009, condamné à leur verser des dédommagements…

Si les exemples de tels dévoiements ne sont, fort heureusement, pas légion, il demeure que leur seule occurrence, dans un Etat de droit, est problématique et révélatrice de ce que, tant la mise en place de législations d’exception, que l’utilisation de termes mal définis juridiquement, contribuent à générer un climat sécuritaire propice à la criminalisation des mouvements politiques et sociaux et caractérisé par l’augmentation du contrôle social sur l’ensemble des citoyen·nes qui grignote toujours un peu plus notre espace de liberté…

Un autre élément à souligner est l’émergence, toujours dans le contexte des politiques adoptées dans le cadre général de la lutte contre le terrorisme, d’un nouveau terme qui pose peut-être encore plus problème que celui de terrorisme : celui d’extrémisme. Ce glissement sémantique explique-t-il pourquoi des mouvements non violents, comme Extinction Rebellion, ont été placés sur la liste des groupements extrémistes par les autorités anglaises[9] ? Ou pourquoi, en Belgique, “la police suit actuellement neuf groupes d’extrême gauche et 1315 personnes qui sont liées à un ou plusieurs de ces neuf groupes[10], alors qu’en 2016 ils n’étaient “guère plus d’une centaine de militants et sympathisants qui sont surtout localisés à Bruxelles[11] ?

Quoi qu’il en soit, le risque d’instrumentalisation politique visant à réprimer les opposants politiques, d’une radicalité variable, existe indéniablement. Il se matérialise avec plus ou moins de force dans le monde, comme en Belgique. C’est la raison pour laquelle, en droit comme en politique, il convient de ne pas perdre de vue que les mots sont importants…


[1] Ludovic Hennebel et Gregory Lewkowicz, “Le problème de la définition du terrorisme” in Ludovic Hennebel et Damien Vandermeersch (ed.), Juger le terrorisme dans l’Etat de droit, Bruylant, “MagnaCarta”, 2009, p. 20.

[2] Maryam Benayad, “Les touristes d’un jour ne sont pas des terroristes d’un jour”, La Libre Belgique, 12 août 2020.

[3] Ludovic Hennebel et Gregory Lewkowicz, p. 18.

[4] Code pénal belge, article 137.

[5] Rapport du Comité T, 2006, p. 11.

[6] Sauf référence contraire, cette citation et les suivantes sont extraites des différents rapports du Comité T, disponibles sur le site www.comitet.be.

[7] Cour d’arbitrage, arrêt 125/2005 du 13 juillet 2005, cité dans le rapport 2007 du Comité T, p. 53.

[8] Chambre du Conseil du Tribunal correctionnel de Liège, ordonnance du 8 septembre 2003, extraits repris dans le rapport 2007 du Comité T, p. 58.

[9] Vikram Dodd et Jamie Grierson, “Terrorism police list Extinction Rebellion as extremist ideology”, The Guardian, 10 janvier 2020.

[10] C’est ce qu’a affirmé le ministre de l’intérieur Pieter De Crem en Commission Intérieur de la Chambre le 1er juillet dernier en réponse à une question d’un député d’extrême droite, Ortwin Depoortere (VB).

[11] Rapport annuel 2017-2018 de la Sûreté de l’Etat.


© image : Martin Lopez

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