PAUVROPHOBIE. ACTUALITÉS, GÉNÉALOGIES ET CONTRE-FEUX

par | BLE, SEPT 2018, Social

Quand un chef dÉtat se gausse de l’expression « sans dents », quand un président de parti fait semblant de croire que tous les jeunes exclus des allocations d’attente vont trouver le chemin du CPAS, que se passe- t-il exactement ? Quand un bourgmestre prend en 24 heures une ordonnance sur les sans-abri ou qu’un gouvernement expulse en urgence un groupe de Soudanais, que se joue-t-il pour notre société, au-delà des drames individuels qui replongent la tête sous l’eau aux personnes concernées ?

Ce que traduisent et alimentent les décideurs dans ces quelques exemples introductifs, c’est la manière de plus en plus tendue dont la Belgique contemporaine et les pays occidentaux en général se donnent comme représentation de la pauvreté –  notre représentation dominante de la pauvreté. Les choses évoluent à cet égard en ce moment-même, au point que les acteurs de la lutte contre la pauvreté et pour les droits sociaux sont aujourd’hui de plus en plus nombreux à parler de pauvrophobie et à pousser pour que la discrimination sur la base de la précarité sociale soit, comme en France déjà, intégrée dans la liste des motifs de discrimination protégés par la loi.

En guise de premier contre-feu à ce qu’il redoute de voir prendre la forme d’une vague pauvrophobe, le Forum-Bruxelles contre les Inégalités vient d’éditer une Petite encyclopédie des idées reçues sur la pauvreté.1 À la faveur de cet exercice, il a aussi tenté, dans la dernière édition de son trimestriel PauVérité2, de décortiquer les mécanismes sociaux qui produisent de telles idées reçues pour mieux comprendre ce qui est justement en train de nous arriver avec notre manière de voir la pauvreté.

LA PAUVRETÉ COMME SCRUPULE3

L’un des fils tirés à l’occasion de cet exercice consiste à s’interroger sur les mécanismes sociaux de construction et de  diffusion des préjugés et stéréotypes, en particulier à l’égard des pauvres et de la pauvreté. Il s’agit donc de problématiser ce qui se joue en amont des discriminations à l’égard des personnes concernées, pour dès lors identifier les voies les plus porteuses de lutte contre la pauvrophobie. Un autre fil consiste tout simplement à se demander ce qui serait particulier au fonctionnement des représentations de la pauvreté en général, avant de se demander en quoi elles seraient en mutation pour le moment.

Plus que d’autres sans doute, les représentations sociales de la pauvreté sont labiles et instables. « La conscience moderne ne peut pas fixer et stabiliser une image de la pauvreté et s’en accommoder », pointait Jean Vogel à la toute fin des années 1980. Et d’expliciter : “Au contraire, [cette image] a subi et continue à subir un processus d’altération incessant qui pose à chaque fois la présence de la pauvreté au sein de sociétés orientées vers l’accumulation et la consommation élargies de richesses, comme un problème toujours aussi neuf et aussi inquiétant”.4

Dans sa préface à la Petite encyclopédie5, Serge Paugam rappelle opportunément ce caractère fluctuant des préjugés pauvrophobes selon les époques et pointe le fait que nous nous trouvons dans une conjoncture de plus en plus tendue à cet égard. Les politiques de couverture sociale sont ici un ressort-clé, en plus, évidemment, de la conjoncture économique : “Les préjugés à l’égard des pauvres et des chômeurs sont d’autant plus forts aujourd’hui qu’ils correspondent à un double mouvement à la fois économique et social qui impose sa marque dans la conscience des sociétés contemporaines. Le premier est celui de la justification des mesures néolibérales qui entendent moderniser l’économie en s’attaquant aux solidarités traditionnelles de la société salariale et aux politiques de transferts monétaires en direction des plus défavorisés. Le second est celui de la justification des mesures répressives à l’égard des populations jugées menaçantes pour l’ordre social, notamment les populations migrantes (…).”

ACTUALITÉ DE LA PAUVROPHOBIE

Et pendant ce temps, sur les deux dernières décennies, comme un autre catalyseur dans l’évolution des représentations que nous en avons6, la pauvreté change de visage. Elle n’est plus tant un héritage transgénérationnel ou une conséquence irréversible d’un accident inopiné de la vie que la condition dans laquelle tout un chacun peut se retrouver à un moment donné de  son  parcours de vie qui sont globalement de plus en plus fragiles.7 Le risque de pauvreté, chacun le découvre en soi, a fortiori les jeunes qui se rendent compte que leur génération ne bénéficiera nullement du même niveau moyen de bien-être que celle de leurs parents, qui leur ont transmis la vision d’une modernité fonctionnant sur la mobilité sociale ascendante.8 Mais pour la plupart ce mythe s’est effondré. À une époque où les inégalités reviennent de manière perceptible au quotidien, la pauvreté met le doigt là où cela fait mal.

Enfin, pour bien qualifier le moment présent, il ne faut pas négliger la part socio-technologique des mutations à l’œuvre dans notre rapport à la pauvreté. À prendre le temps d’analyser les mécanismes de  production  et de diffusion des préjugés et des idées reçues, on en vient directement à abonder dans le sens des hypothèses selon lesquelles les industries culturelles, la politique-spectacle et les big data nous nourriraient ensemble d’images et de représentations qui s’ancrent profondément et discrètement en nous à coups de répétitions durant tout le cours de notre socialisation, des premiers mots à Twitter, et qui se confortent à travers pratiquement toute la société. Or, ce sont ces représentations, tramées d’émotions fixatrices, qui servent à chacun d’entre nous à poser son horizon d’attentes en terme de qui on est et qui on n’est pas dans le jeu social, de qui on veut être et de qui on ne veut pas être, des ressources qu’il faut pour y arriver et qu’on a ou pas. Se trouve de la sorte préfabriquée en amont de notre libre conscience la manière dont chacun se positionne dans les rapports avec les autres, en particulier avec les individus qui nous apparaissent appartenir aux groupes sociaux (les pauvres) auxquels on estime soi-même ne pas (vouloir) appartenir. A fortiori dans un univers où la production culturelle au sens large repose, en bonne partie, sur des formats courts et clivants .

NE PAS SE CONTENTER DE VOULOIR EN DÉCOUDRE

L’énergie qu’il faudra pour contrecarrer de tels mouvements de fond est considérable. L’action de déconstruction des idées reçues pauvrophobes sera, selon les contextes et les interlocuteurs, indispensable, précieuse ou malheureusement vaine. Mais ce qui est certain, c’est que de tels efforts ne peuvent escompter un impact micro sans s’articuler à des actions collectives. L’édition précitée de PauVérité ébauche une série de pistes comme l’interdiction légale de la discrimination fondée sur la condition sociale, la responsabilisation des institutions publiques et des mandataires politiques, etc., mais elle plaide aussi, dans les efforts individuels ou collectifs de “conscientisation”, pour s’attaquer de façon affirmative au registre qu’il faut bien appeler des convictions et des valeurs.

Loin de nous l’idée de minimiser l’importance de contre-discours sur la pauvreté et les inégalités qui soient rationnellement construits et scientifiquement argumentés.9 Notre propos est plutôt de pousser les discours anti-pauvrophobes à plus systématiquement et tout simplement cultiver “le risque du juste” qui “ne peut venir d’une seule idée ou d’un seul fait”.10 Autrement dit, parler justice sociale et exposer la conception que l’on en défend et le sens que cette vision donne aux éléments de fait que l’on peut mobiliser concernant la pauvreté et les inégalités. Et aborder cela en toute conscience. De plus, il existe différentes formes de justice sociale, pas toutes incompatibles entre elles (égalité absolue, socle minimum, en termes de richesse, de participation, de reconnaissance, relevant de la responsabilité des individus et/ou des institutions, etc.), entre lesquelles chacun peut se laisser questionner, découvrir de la nuance, se positionner. Contrer ou dénoncer ponctuellement certains (porteurs de) préjugés sur la pauvreté, cela ne mène en général pas très loin, sauf – c’est du moins notre parti pris – à pouvoir proposer à son interlocuteur, si pas un projet de société convaincant et tout fi celé, du moins des balises alternatives et argumentées sur la justice sociale.


1 Le Forum – Bruxelles contre les inégalités (dir.). Pauvrophobie. Petite encyclopédie des idées reçues sur la pauvreté. Luc Pire, 2018.

2 Thomas Lemaigre, “Pauvrophobie. la stigmatiser avant qu’elle se banalise”, PauVérité, n°20, septembre-octobre 2018. Librement téléchargeable dès le 12 octobre sur http://www.le-forum.org/trimestriel

3 Etymologiquement, le scrupule est un petit caillou qui se bloque dans la chaussure du soldat romain et l’empêche d’avancer sereinement.

4 Jean Vogel, “L’occultation culturelle de la nouvelle pauvreté”, Courrier hebdomadaire du CRISP, n°1259-1260, 1989, pp. 3-4, http://www.cairn.info/revue-courrier-hebdomadaire-ducrisp-1989-34-page-1.htm

5 Le Forum – Bruxelles contre les inégalités, Op. cit.

6 Jean Vogel, op. cit.

7 Voir le webdoc Les nouveaux pauvres, à l’initiative du Forum, http://www.rtbf.be/lesnouveauxpauvres/, et Abraham Franssen et Thomas Lemaigre, La tête hors de l’eau. Les détresses sociales en Belgique, coll. “Petite bibliothèque de la citoyenneté”, EVO, 1998.

8 Thomas Lemaigre, “Prêts pour une révolution démocratique !” (éditorial), Alter Echos, 3 déc. 2012, p. 3.

9 Nous invitons d’ailleurs le lecteur qui veut s’aguerrir en la matière – à peine refermée la Petite encyclopédie précitée – à plonger dans deux sources très complémentaires : Amartya Sen, Repenser l’inégalité, coll. “Documents. L’histoire immédiate”, Seuil, 2000 (republié en poche dans la coll. “Points”) ; Jan Vranken, “Pauvreté et exclusion sociale : un cadre conceptuel”, Revue Belge de Sécurité Sociale, 4ème trimestre 2004, pp. 749-763, http://socialsecurity.belgium.be/sites/default/fi les/ rbss-04-2004-fr.pdf

10 Eric Clemens, Un mot seul n’est jamais juste. Pour une démocratie des alternances, coll. “Espaces publics”, Quorum, 1998, p. 11.

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