LE CREBIS, UNE ALLIANCE RENOUVELÉE ENTRE LES MONDES DE LA RECHERCHE ET DE L’INTERVENTION DE TERRAIN

par | BLE, JUIN 2021, Social

Rendre la recherche accessible au-delà des murs des universités, permettre aux professionnels de terrain de formaliser leurs savoirs pour mieux les partager, donner aux savoirs expérientiels une juste place – en leur reconnaissant notamment une pleine légitimité – dans la production de connaissances, autant de défis que le CREBIS – Centre de recherche de Bruxelles sur les inégalités sociales – entend relever dans un but assumé et revendiqué de justice sociale.

Présent sur la scène bruxelloise depuis décembre 2019, le CREBIS est toutefois le fruit d’une réflexion de plusieurs années, apparue chez ses fondateurs suite à la rencontre avec son parrain québécois, le CREMIS.[1] Mis en place par un consortium de partenaires qui se veut le reflet de son ambition centrale, faire des chercheurs, des intervenants de terrain et des personnes directement concernées des alliés dans la lutte contre les inégalités, le CREBIS peut compter à la fois sur un ancrage de terrain solide, grâce aux deux associations bruxelloises qui le portent – Le Forum-Bruxelles contre les inégalités et le CBCS (Conseil Bruxellois de Coordination Sociopolitique) – ainsi que sur l’accompagnement scientifique de deux centres de recherche universitaire, le METICES (ULB), représenté par Jacques Moriau et le CIRTES (UCLouvain), représenté par Martin Wagener. Pouvoir s’appuyer sur ces différents acteurs est une force pour le CREBIS, mais concilier attentes et contraintes de la recherche et du terrain ne va pas sans impliquer un certain nombre de défis que nous nous proposons d’explorer dans cet article.

Le CREBIS promeut une recherche collaborative…

S’appuyant sur le concept d’injustice épistémique[2] – nous reviendrons sur ce terme quelque peu obscur par la suite –, le CREBIS entend promouvoir la non-hiérarchisation des savoirs pour assurer à chacune des parties concernées par une question de recherche, une place à part entière dans le processus de production de connaissances. Ce positionnement se justifie par la conviction que la mise en

présence de ces différentes sources de savoirs est l’une des conditions essentielles dans la construction de connaissances inédites, affinant ainsi la compréhension des phénomènes sociaux. Mais au-delà de ce premier impératif, la recherche, lorsqu’elle se fait collaborative, est aussi un vecteur puissant pour favoriser une reprise de pouvoir par les autres porteurs de savoirs que les seuls chercheurs, et donc, pour développer une société et une science plus démocratiques en permettant à tout un chacun de (re)prendre sa place dans le débat public.[3]

Injustice épistémique ? Derrière une terminologie certes peu avenante se cachent des principes clés pour comprendre les bases conceptuelles de la recherche collaborative. Pour Fricker, philosophe, ces injustices se matérialisant principalement selon deux formes. La première d’entre elles tire sa source dans les difficultés rencontrées par certains acteurs pour faire connaître et reconnaître leurs expériences comme valides, légitimes alors que les références disponibles pour penser ces expériences sont définies par les catégories dominantes. L’exemple du harcèlement de rue, porté notamment par les mouvements féministes, en est l’une des illustrations. Longtemps conceptualisé comme relevant du registre de la “drague”, l’un des premiers combats de ces mouvements féministes a été d’imposer un retournement dans les manières de catégoriser de tels phénomènes pour en assurer une autre prise en considération dans le débat public. Une seconde forme d’injustice réside dans le fait que les savoirs de certaines catégories d’acteurs se voient discrédités en fonction d’attributs sociaux qui sont les leurs. Les personnes en situation de pauvreté sont particulièrement touchées par ce type de discréditation. Une apparence, un discours ne répondant pas aux formes habituelles de prises de parole publique, une non-conformité à certaines normes viennent mettre en cause la valeur de leur discours.

Plaider pour la recherche collaborative, c’est donc tenter de faire en sorte de ne pas réitérer ces injustices au sein des processus visant à produire des connaissances. Il s’agit dès lors de mettre en présence différentes formes de savoirs : le savoir expérientiel, des personnes directement concernées par le phénomène étudié ; le savoir professionnel, des acteurs dont les pratiques professionnelles les amènent à traiter quotidiennement dudit phénomène et, enfin, le savoir académique des chercheurs pouvant mobiliser des cadres théoriques relatifs à la question étudiée. Toutefois, au-delà de ce positionnement éthique, épistémologique[4], favoriser la rencontre entre ces différentes formes de savoirs impose notamment des changements de posture et des ajustements méthodologiques. Des conditions qui nous semblent essentielles pour faire de la recherche collaborative un espace d’émancipation, de prise de pouvoir pour chacun des acteurs impliqués.

Mettre en présence les porteurs de différents types de savoirs peut en effet s’avérer être un exercice périlleux. Cela implique que chacun puisse trouver sa place dans le dispositif. Or, tous ne vont pas arriver avec les mêmes armes. Dans les différentes expérimentations mises en place par le CREBIS, nous avons ainsi pu constater que l’“aura” du chercheur reste parfois difficile à combattre. Même lorsque le chercheur lui-même accepte de remettre en cause son pouvoir symbolique – ce à quoi tous les chercheurs ne sont peut-être pas prêts à renoncer –, les professionnels et personnes concernés ont parfois besoin d’un temps d’adaptation et d’un contexte rassurant pour en arriver à considérer leurs propres savoirs comme légitimes, et d’ailleurs tout aussi légitimes que ceux des chercheurs. Pour que la collaboration puisse déployer ses effets, il importe donc que tout soit mis en œuvre pour éviter de reproduire une inégalité de statut ainsi que toute forme de violence symbolique. Il n’existe évidemment pas de recette magique en la matière, nous pensons toutefois qu’une vigilance accrue de chacune des parties prenantes sur ce point est l’une des premières conditions de réussite.

Une autre source de déséquilibre entre les différents porteurs de savoirs provient de l’absence ou de manque d’arènes au sein desquelles les différents savoirs peuvent être formalisés. Si la construction du savoir académique est régie par un ensemble de règles, d’épreuves, les chercheurs disposent en contrepartie de nombreux espaces spécifiquement dédiés à la formalisation de leur savoir, pierre angulaire de leurs activités. De leur côté, les professionnels de terrain ou les personnes concernées par le phénomène étudié n’ont que très peu de lieux ou de moments pendant lesquels ils peuvent également se consacrer entièrement à la construction/formalisation de ce savoir. Pour tenter de combler ce déséquilibre, il importe donc que le chercheur puisse se mettre au service des autres porteurs de savoirs pour partager ses outils, ses méthodes, ses savoir-faire et savoirs spécifiques en la matière. C’est là que la recherche collaborative peut alors déployer pleinement ses effets, lorsqu’elle permet, au-delà de la production de connaissances, à chaque partie prenante de monter en compétence. La mise en place d’espaces de réflexivité (lieu et temps) spécifiquement dédiés à cette formalisation – projet que le CREBIS tente de mettre en place depuis peu – apparaît comme l’un des moyens à privilégier pour permettre à chacun de prendre pleinement part au mouvement de co-construction des connaissances, mais aussi et surtout, pour que ces connaissances nouvelles puissent être mobilisées dans le cadre de l’intervention sociale.

En corollaire de ces deux formes de déséquilibre, une autre asymétrie, plus matérielle celle-ci, ne peut être ignorée : la rémunération des différentes parties impliquées. Rémunération pécuniaire des acteurs “non-professionnels” – question souvent reléguée à l’arrière-plan des débats, particulièrement lorsqu’ils impliquent de potentiels commanditaires de programmes de recherche –, mais aussi une rémunération à titre de propriété intellectuelle. Alors que les chercheurs et dans une moindre mesure, les professionnels de terrain – ces derniers devant souvent réorganiser leurs autres tâches pour pouvoir participer à des processus de recherche – interviennent dans le cadre de leurs activités professionnelles et perçoivent en retour un salaire, les personnes porteuses de savoir expérientiel sont le plus souvent impliquées à titre personnel, mais surtout bénévole. Peu de dispositifs, pour ce qui est de la Belgique francophone à tout le moins, permettent à des non-chercheurs d’être rémunérés pour leur participation à un processus de recherche, alors que l’on sait que cette participation implique nécessairement un investissement en temps non négligeable. De même, les chercheurs vont pouvoir valoriser leur participation à ce processus de plusieurs manières, par la rédaction d’articles, la participation à des colloques, l’obtention d’autres budgets de recherche sur base d’une expérience accumulée. Certes, les autres porteurs de savoirs que nous avons pu rencontrer nous ont fait part de retours positifs suite à leur participation à de tels processus, notamment sur le plan d’une augmentation du pouvoir d’agir, d’une valorisation de leur personne ou de leur profession, par la prise en compte réelle de leurs connaissances. Toutefois, nous pensons qu’il est nécessaire de penser cette rétribution sous des formes plus concrètes pour assurer un meilleur équilibre dans les relations entre chercheurs et non-chercheurs et pour également rendre plus palpable cette volonté d’une plus grande symétrie entre les différents porteurs de savoirs.

Au sein du CREMIS, c’est un statut spécifique qui a ainsi vu le jour, pour tenter de contrer ce déséquilibre, celui de praticien-chercheur. Ce statut est conféré à un professionnel de terrain qui s’engage dans un processus de recherche. Une partie de son temps de travail va donc être officiellement dédiée à cette tâche, en accord avec sa hiérarchie, qui, en principe, pourra alléger certaines de ses autres tâches. En tant que praticien-chercheur, il ne s’agit donc plus d’être un “répondant” – ou un “informateur privilégié”, mais de s’impliquer dans toutes les étapes de la recherche et de pouvoir prendre pleinement part aux décisions relatives à la mise en place de cette recherche. Un accompagnement spécifique par les chercheurs “professionnels” permet au praticien-chercheur de se former progressivement aux outils et méthodes de la recherche pour qu’il puisse pleinement déployer son action. Le plus souvent, le terrain de la recherche est le terrain professionnel du praticien-chercheur. De plus, ce statut permet également une clarification quant à la propriété intellectuelle de cette recherche et de ses résultats qui appartiennent à tous les chercheurs, dont les praticiens-chercheurs. Des articles, rapports co-écrits attestent souvent de cette propriété commune. Bien évidemment, cette pratique implique de nombreux questionnements. Dans certains cas, porter cette double casquette est un véritable défi pour le praticien-chercheur, dont l’identité professionnelle peut parfois en être troublée lorsqu’il en vient à être considéré comme un acteur hybride, à cheval sur les deux mondes, celui de la recherche et l’intervention sociale. Nous ne pourrons pas ici être plus long sur cette question, mais nous pensons qu’il serait opportun de pouvoir tester la mise en œuvre d’un tel statut en Belgique, et aussi, de pouvoir le tester auprès des porteurs de savoirs expérientiels, alors identifiés comme des citoyens-chercheurs. Actuellement, l’équipe du CREBIS reste en réflexion sur cette question. En effet, bien que persuadée des avantages – malgré les nombreux défis sous- jacents – d’un tel statut, sa mise en place implique de trouver des budgets ad hoc, pour financer le remplacement des praticiens-chercheurs qui ne pourraient plus assurer leurs tâches à 100% (et devraient donc être suppléés par un autre collègue) ou pour assurer une rémunération aux citoyens-chercheurs. Actuellement, peu de mécanismes financiers permettent cette couverture au sein des programmes traditionnels de recherche.

Faire de la recherche collaborative, un engagement pour une autre manière de faire de la recherche et pour un plus grand impact sur le terrain.

Si nous sommes persuadés des apports que peut permettre la recherche collaborative pour une démocratisation accrue de la science, et donc, une plus grande prise de pouvoir des porteurs des différentes formes de savoirs, nous sommes conscients que dépasser le positionnement éthique pour l’appliquer sur le terrain, au quotidien, reste un défi, qui implique encore de nombreux efforts à fournir de la part tant de la communauté des chercheurs que celle des intervenants de terrain. Nous pensons toutefois que relever ce défi, ensemble, peut être porteur de changements positifs pour toutes les parties impliquées, et pour le but commun qu’elles poursuivent : une société plus juste.

Si les défis sont nombreux, nous défendons l’hypothèse que la recherche collaborative peut être l’une des pistes de solution quant au sentiment d’impuissance parfois exprimé par les acteurs du social-santé à Bruxelles. En saisissant l’opportunité de (re)prendre un rôle actif dans la production de connaissances qui les concernent, ces acteurs peuvent également (re)prendre une place sur la scène publique et dessiner de nouveaux contours dans la manière de penser et faire le social à Bruxelles en s’appuyant sur une alliance renouvelée avec les chercheurs.


[1] www.CREMIS.ca

[2] Miranda Fricker, Epistemic Injustice, Oxford, Oxford University Press, 2007, 188 pp

[3] Baptiste Godrie et al., “Injustices épistémiques et recherche participative : un agenda de recherche à la croisée de l’université et des communautés”, International Journal of Community Research and Engagement, 2020, 13 (1). Marion Carrel, Christine Loignon, Sophie Boyer & Marianne De Laat, “Les enjeux méthodologiques et épistémologiques du croisement des savoirs entre personnes en situation de pauvreté, praticien.ne.s et universitaires : retours sur la recherche ÉQUIsanTÉ au Québec”. Sociologie et sociétés, 49 (1), 2017, 119-142.

[4] L’épistémologie a pour objet de mener une analyse critique des sciences et la manière dont les connaissances sont produites.


Image : © photo Jared Poledna – unsplash.com

Dans la même catégorie

Share This