Solidarité avec l’Ukraine : les angles morts de la gauche occidentale

par | INTERFÉRENCES, Politique

Bruxelles Laïque a organisé, lors de l’édition 2022 du Festival des Liberté, un débat intitulé « Solidaire de tous pays, unissez-vous ? ». Un problème technique ayant empêché le bon enregistrement de la discussion, nous avons choisi d’en retranscrire un extrait, légèrement retouché pour en faciliter la lecture. Il s’agit de l’intervention d’Hanna Perekhoda[1] ouvrant des pistes de réflexions sur la solidarité avec l’Ukraine à partir des ambivalences observées dans certains discours ou actions de militants ou partis progressistes européens.*

Je suis membre du Réseau Européen de Solidarité avec l’Ukraine, ainsi que Membre du Comité de solidarité avec l’Ukraine et les opposants russes à la guerre, basé en Suisse (Lausanne et Genève principalement). La question de la solidarité est donc au centre de nos préoccupations, de nos positions et de nos actions.


Dès la constitution du Comité en Suisse, un de nos principes fondamental exprimé dans nos prises de positions politiques, dans nos déclarations, c’est que notre solidarité doit aller au peuple, et non pas aux Etats. Cette idée, simple au demeurant, nous avons pu remarquer qu’elle n’était pas totalement comprise ni intégrée par ceux et celles, qui, ici dans les pays de l’Europe occidentale, se pensent être progressistes, de gauche. Le schéma le plus répandus dans ces milieux, pour analyser cette guerre, c’est celui qui explique le conflit par la confrontation de deux blocs que sont la Russie et les Etats-Unis, où ces derniers seraient l’unique force impérialiste.


Cela donne à penser que l’analogie le plus pertinente serait celle du jeu d’échec, où les « grandes puissances » s’affrontent. C’est le paradigme « réaliste » des relations internationales, devenu dominant les analyses concernant la guerre en Ukraine. Ce paradigme, tel qu’il est répété dans certains milieux progressistes, consiste à considérer les Etats-Nations comme des agents rationnels poursuivant et protégeant des intérêts nationaux au regard de leur puissance sur un échiquier international. Cela invisibilise, dénie ou minimise dès lors toute prise de décisions politiques de la part des peuples, et empêche de porter un regard lucide sur la nature des régimes politiques en présence.

Après avoir fait ce constat, nous nous sommes demandé quelles serait la conséquence de ce type d’approche en matière de compréhension et de définition de la solidarité. En effet, nous comprenons que si l’on perçoit le monde comme un jeu d’échec où les vrais agents sont les Etats et non pas les peuples, il s’en suit en toute logique que l’on doit se solidariser avec le pays qui se présente comme opprimé, humilié – une victime d’une force oppressive. A partir de cette conception, l’acteur opprimé est la Russie, et par conséquent aucun Ukrainiens ne méritent de solidarité. Pourquoi ? Parce que les Ukrainiens qui résistent à l’armée d’occupation russe, par leurs actions, renforceraient le Mal absolu, c’est-à-dire l’Impérialisme américain.

Je me suis demandé pourquoi j’entendais sans cesse ce type d’analyse, et surtout pourquoi ce type d’approche est tellement répandue dans les milieux dont la valeur de base est censée être la solidarité internationale, l’humanisme, le fait d’être aux côtés des opprimés par rapport aux oppresseurs.  Je propose quelques éléments de réflexions, à partir de deux facteurs essentiels.

Tout d’abord, la question du désir identitaire. J’entends par là le désir de se démarquer d’un discours perçu comme dominant (en Europe occidentale). Ce qui est mis en avant, par les personnes ayant ce type de position, ce n’est pas une solidarité avec les Russes, ni avec les Ukrainiens, (ni avec les Kurdes, ni avec les Syriens, ni avec qui que ce soit), c’est l’identité de quelqu’un qui lutte contre son gouvernement. Et si le gouvernement mène des actions ou tient des discours solidaires avec l’Ukraine, par opposition binaire, ils s’y opposeront.  Plus finement, on peut observer que ce type d’opposition est également un désir d’approbation vis-à-vis de cercles d’appartenances. Autrement dit, de nombreux militants ne remettent pas en question les histoires et espaces politiques dans lesquels ils se sont formés.

Mais banaliser ou normaliser ce type d’oppositions identificatoires et binaires, surtout quand cela émane de forces qui se présentent comme progressistes, de gauches, est extrêmement dangereux : cela ne fait que souffler sur les mêmes braises qui alimentent des désirs identitaires mettant des partis réactionnaires et néo-fascistes au pouvoir.

La deuxième piste d’explication consiste à dire, en lien avec la première, que c’est une approche centrée sur soi-même, fondamentalement ethnocentriste voire, dans certains cas, colonialiste. Ce qui les intéressent, au fond, c’est l’Occident et rien d’autre. Qu’il soit méchant ou gentil, l’Occident, dans cette vision, reste le centre du monde. C’est la conviction profonde qu’il n’y a rien qui peut se passer dans le monde sans qu’une influence occidentale soit décisive. Cette focalisation sur soi-même biaise toute analyse révolutionnaire ou conflictuelle. Il importe aussi de dire que ce type d’analyse géopolitique, cette approche réaliste des relations internationales, est extrêmement gratifiant pour celles et ceux qui en font usage. Cela ne nécessite aucun travail sérieux concernant la politique, l’histoire, les langues de telle ou telle société, mais simplement l’usage d’un schéma d’explication tout fait, clé en main, que l’on peut transposer sur n’importe quelle guerre, conflit, affrontement entre Etats. Puisque cela marche donc pour la Syrie, pour l’Ukraine, etc. vous pouvez paraitre expert en tout.

Ces explications mêlant identité et politique me mène à la question des mécanismes psychiques et aux blocages qu’ils peuvent induire. Autrement dit, je peux avancer autant d’explications rationnelles, historiques et politiques qui mettent à mal ce discours réaliste, lorsque je me retrouve face à des individus qui sont avant tout dans une attitude de préservation de leur confort intellectuel et de leur identité, je ne suis vraiment pas certaines que mes propos puissent avoir un impact quelconque.

J’ajoute qu’il s’agit également d’un manque d’empathie, non pas dans le sens de la compassion, mais au sens de la capacité à se mettre à la place de quelqu’un d’autre. Cet autre, qui, en l’occurrence, a une expérience qui ne ressemble pas à la mienne, m’impose d’être à son écoute. De fait, c’est assez difficile, pour quiconque ayant été socialisé en Europe occidentale de se mettre à la place d’un Ukrainien, partie prenant d’une ethnie méprisée et opprimé par la Russie depuis quelques siècles. Plus compliqué encore est de se mettre dans la peau d’un Ukrainien qui résiste à une force d’occupation étrangère ayant un discours colonialiste.

Il y a enfin une autre distinction à faire. C’est la distinction entre la solidarité et la charité. Cette dernière présuppose une relation hiérarchique : moi, qui aide avec charité, je perçois l’autre comme une victime, et celle-ci doit être reconnaissante de l’aide que je lui fournis. A contrario, la solidarité présuppose une relation horizontale. Et c’est une chose à laquelle les Ukrainiens sont très sensible. Ils ne souhaitent en aucun cas être présentés comme des victimes muettes – ce qui est conforme à l’analyse « réaliste » d’une guerre entre Etat qui efface la population de l’équation. Des victimes muettes, ce sont des victimes confortables : il est beaucoup plus simple d’être « solidaire » avec l’Ukrainien-victime qu’avec l’Ukrainien qui résiste, et pire encore, si c’est un Ukrainien qui parle. Un Ukrainien, victime et muet, on peut parler à sa place, il peut être le support de notre lecture géopolitique.

Il y a de nombreux exemple pour illustrer cela. Prenons le cas d’un manifeste signé par plusieurs féministes de plusieurs pays, publié au début de la guerre. Le message était, en substance, un appel à la paix, un refus de « la guerre », la nécessaire négociation avec Poutine. Peace & love. Aussi flagrant que symptomatique était l’absence de féministes ukrainiennes ou russes. La question n’est pas tant qu’on ne puisse trouver aucune ukrainienne pour signer un tel manifeste, mais que cela valide une vision et une démarche surplombante et occidentale du conflit qui appuie le récit d’une solidarité non pas ancrée dans la réalité politique, sociale et historique, mais lié à l’amour et à la compassion. Aussi, en se dispensant d’une invitation aux ukrainiennes à signer, le Manifeste court-circuite la prise en compte des récits des premières concernées – ce qui est pourtant un élément fondamental de toute approche féministe. En réponse à ce Manifeste, qui a scandalisé de nombreuses féministes ukrainiennes, un autre Manifeste a été écrit. Sous le titre assertif : « Le Droit à résister », ces féministes mettaient en avant l’importance à être considérées comme des sujets pensants et parlant, et non pas comme objet d’analyse de quelqu’un d’autre, revendiquant leur opposition à l’invasion russe.


[1] Membre du réseau européen de solidarité avec l’Ukraine ; Comité Ukraine Suisse ; historienne – IEP Lausanne, Suisse.

*Titre et chapeau de présentation réalisés par Julien Chanet, du comité de rédaction.

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