INTERVIEW : LIBERTÉ ET SÉCURITÉ

par | BLE, Démocratie, Migration, SEPT 2020

Entretien avec Damien SIMONNEAU, Coordinateur du département Policy à l’Institut Convergence Migrations au Collège de France et chercheur en science politique, associé à l’Université Saint-Louis à Bruxelles

Damien Simonneau, auteur de l’Obsession du mur. Politique de militarisation des frontières en Israël et aux Etats-Unis (Peter Lang, 2020) répond à nos questions et nous donne de la matière pour penser notre époque et ses dérives. Dans le contexte de crispations identitaires croissantes, de la campagne électorale américaine brutale, de perspectives toujours plus bouchées en Israël-Palestine, regardons de plus près la militarisation des politiques frontalières qui, sous couvert de sécurité, assigne les populations et bride leur liberté.

JC : Nous avons tous une compréhension spontanée des termes de liberté et de sécurité. Comment résonnent-ils pour quelqu’un investi dans le champ des études frontalières ?

DS : Pour répondre à cette question, il faut préciser que dans ce champ d’études, mais aussi dans le champ des études critiques de sécurité, les politiques frontalières sont prises entre différentes logiques qui ont parfois du mal à s’articuler. On a une logique “souveraine”, qui renvoie au contrôle du territoire, au contrôle des mouvements de population, qui est un des apanages de l’Etat, selon la définition “territoire, population, administration”. Cela renvoie à la “sécurité” au sens “sécurité nationale”. L’autre logique, c’est une logique de liberté de circulation, mais surtout de défense des droits des personnes qui auraient besoin de protection, et notamment de protections telles que consacré par le droit international par les Conventions de Genève. Et on voit bien que là, entre cette version de la sécurité et cette version de la liberté, il y a quelque chose qui coince. Ensuite au niveau des frontières, on voit aussi une dimension économique  : les frontières sont aussi un outil de régulation commerciale et d’utilitarisme migratoire.

JC : C’est-à-dire ?

DS : On fait traverser les travailleurs étrangers pour les faire travailler (d’un territoire à un autre). Il faut penser ensemble à la fois toute la logique de préservation des droits des personnes qui traversent, mais aussi parfois d’exploitations économiques. Car on voit bien que pour certains acteurs, la sécurité des frontières, c’est aussi la sécurité des approvisionnements économiques – y compris des travailleurs. Donc, globalement, dans le domaine de la science politique et dans le domaine qui m’intéresse, des études frontalières et sécurité critiques, on voit que ces trois logiques là s’imbriquent et ont parfois du mal à cohabiter. La différence par rapport au sens commun, c’est que quand on pense frontière et sécurité, c’est – surtout pour nous en Europe – aller à l’aéroport, se faire contrôler, ça nous embête, on pense à nos données, on voit ça comme une atteinte à notre vie privée. En science politique, on est plus sur les grandes logiques politiques qui façonnent les frontières, qui s’en saisit, comment, à quel moment, etc.

JC : Pourrait-on dire, suivant cela, que faire de FRONTEX, par exemple, une cible exclusive, c’est viser l’arbre qui cache la forêt ?

DS : Je partage cela, toujours d’un point de vue des études critiques de sécurité, où on aura tendance à dire que les frontières, ce n’est pas seulement tous ces appareils de contrôle. La frontière c’est plus que ces militarisations, ces déploiements ultramédiatisés, par exemple aux frontières extérieures de l’Union Européenne, d’agents, de technologies, de drones, de capteurs, etc. La frontière, c’est un fait social à dimension spatiale, certes marqué par des affrontements, mais aussi des collaborations et des coopérations. C’est un espace où la sécurité et ce que doit être la sécurité s’affronte aux autres logiques que j’ai mentionnées.

JC : Lorsqu’on pense “défense des frontières”, on peut imaginer deux logiques. L’une est technologique, par exemple via les drones, et l’autre, portée ostensiblement par Trump, qui est la construction d’un mur. Est-ce une nuance pertinente, et n’y a-t-il pas par conséquent une différence de niveau, de modernité, dans la militarisation de la sécurité ?

DS : Non, l’un va avec l’autre. Il ne faut pas opposer, en matière de technologie de contrôle, le mur à des technologies plus “modernes”  : bases de données, tours Boeing (détecteur de mouvements), drones, predators, hélicoptères ou autres. En fait, tout ça fait partie de la même stratégie qui est de filtrer les individus en fonction de leur degré d’utilité pour les économies et les sociétés qui décident de s’emmurer, et marquer le territoire. Le mur, c’est la partie visible de l’iceberg d’un dispositif de sécurité qui est beaucoup plus vaste. C’est également, pour les professionnels de la sécurité et de l’armement, un business dans lequel le mur est une sorte d’étendard pour des appels d’offres, à l’international, qui vise à militariser les zones frontalières de manière bien plus sophistiquée qu’un mur.

JC : On a vu dans l’histoire s’ériger de nombreux murs au fil des siècles. Mais les frontières au sens moderne sont récentes. Quelle serait à gros traits cette histoire de frontière et de leur sécurisation ?

DS : Les historiens diront qu’il y a toujours eu des modalités de contrôle. Que ce soit en situation de guerre, avec des lignes de défense, on pense à la ligne Maginot, mais on peut penser aux forteresses Vauban, ce qu’on peut appeler des “buffer zones”.[1] On retrouve ça dans les grands empires médiévaux et antiques, avec leurs zones contrôlées, leurs rapports commerciaux, afin de permettre la distinction entre ceux qui faisaient partie de l’empire et les autres. Il y a donc eu, dans l’histoire, de nombreuses modalités de contrôle des mouvements de population et du territoire. Mais le contrôle des frontières, tel qu’on l’entend actuellement, ça fait surtout partie de l’apanage de ce qu’est un Etat moderne, depuis le 19e siècle environ. Si je reprends le récit plus contemporain, à la sortie de la guerre froide, il y a eu un dogme qui a été consacré par le droit international. Ce dogme, c’est celui de l’intangibilité des frontières. La période de la guerre froide a quelque peu figé certaines revendications territoriales ou “ethniques”. On a donc eu l’impression pendant tout un temps que c’était un objet froid, dépassé, théoriquement obsolète. L’après-guerre froide, et notamment les crises balkaniques et la dislocation de l’URSS, a montré au contraire que les frontières étaient encore un lieu d’affrontement très important. Ce qui est intéressant quand on étudie les murs de notre époque récente, c’est qu’ils sont vus comme quelque chose de très archaïque, qui renvoie à une mythologie médiévale ou antique, et qu’ils sont assez paradoxaux avec leur environnement. Depuis la fin de la guerre froide, on considère qu’on est dans un monde ultra ouvert, ultra connecté, où tout circule ou quasiment tout, – c’est le récit à l’œuvre, en tout cas. Pourtant, concomitamment, ont surgit depuis 30 ans des Etats qui ont marqué physiquement leur frontière, alors même que les moyens de contrôler les individus à distance sont technologisés et ne sont plus nécessairement à la limite physique territoriale. C’est la spécificité et le paradoxe de notre époque.

JC : Bien que l’expression soit dépassée, il y a effectivement encore dans le débat public une vision de la société comme d’un “village global”, et celui-ci serait confronté aux politiques sécuritaires ou d’assignation. Comment faire la part des choses ?

DS : Ce sont ces deux dimensions qui sont intéressantes dans le phénomène de renforcement des frontières, et qui marchent ensemble. Quand j’ai commencé mon travail sur les murs, en 2010, les lectures que j’avais étaient des textes des années 1990, tel que Bertrand Badie et son ouvrage La fin des territoires. Avec le recul, on voyait bien que c’était une analyse qui correspondait à un état d’esprit d’une époque … La première thèse sur le renforcement des frontières, c’est de dire que la mondialisation a produit une sorte de geste un peu réactionnaire qui a été perçu par tout un nombre d’acteurs comme une menace  : telle que “l’identité nationale” – c’est toujours compliqué d’objectiver ? des discours de la menace parce que c’est très subjectif aussi. Mais cela a produit ce sentiment de menace qui fait que certains Etats ont opportunément réinvesti leur pan territorial pour montrer qu’ils étaient encore pertinents. Cela passe notamment par convaincre qu’ils pouvaient faire du régalien par essence, et on y revient, focalisé sur  : “territoire, population, administration”. Ça, c’est une première explication. Par contre moi, ce que j’amène davantage, c’est la notion de militarisme. Ce retour au régalien se réalise par des moyens qui paraissent très archaïques. Derrière le contrôle des frontières, c’est l’envoi de militaires, les tactiques et les outils liés à l’armée qui sont consacrés, c’est l’appel de supplétifs – des professionnels de la sécurité, à qui on va assigner cette idée de protéger le territoire et embarquer la société dans une “guerre des frontières”. Aux Etats-Unis, ça fait maintenant 20 ou 30 ans que c’est complètement disséminé dans les esprits et les pratiques politiques. C’est l’idée qu’il y a une guerre qui se joue aux frontières. Mais également au niveau de l’Union Européenne. Quand on regarde ce qu’il s’est passé à la frontière gréco-turque en mars 2020, c’était le même discours : il fallait protéger l’UE face à des “envahisseurs”.[2]

JC : Le sentiment d’insécurité, ou la construction sociale de la peur par les Etats, ou les lobbys, est également, selon vous, une manière de mener à bien cet agenda de la militarisation ressentie par les populations. Pour autant, cette peur est bien palpable. Pouvez-vous développer ?

DS : L’intérêt du travail que j’ai fait sur les murs, c’est justement d’être allé parler à ceux qui défendent l’idée de mur à leur frontière – dans des contextes complètement différents. Quand on écoute ce qu’ils ont à dire et qu’on les prend au sérieux, ils vont effectivement avoir un discours d’insécurité qu’ils vont décliner de trois manières. D’abord, il y a discours très fort qui évoque des problèmes de violence aux frontières (les contrebandes, par exemple), et se base sur des anecdotes justifiant le fait qu’il faut restaurer un ordre public ; rarement en ayant en tête l’origine de cette violence aux frontières. Ensuite, c’est un discours lié à une identité nationale menacée. En science sociale c’est extrêmement compliqué d’objectiver ça, mais les personnes que j’ai interrogées m’ont dit, aux Etats-Unis “il y a trop d’hispaniques qui arrivent”, ça perturbe notre identité ; en Israël, ça prend une autre tournure parce qu’il y a ce rapport très difficile entre les juifs israéliens et les arabes palestiniens associés à une menace démographique. Pour les populations, le “sentiment d’insécurité” est donc codé avec l’identitaire, une menace liée à leur identité. Enfin, sur un registre beaucoup plus politique, il y a cette idée qu’il faut murer la frontière parce que le gouvernement ne veut pas le faire. J’ai beaucoup étudié des acteurs non étatiques qui participent à cette construction de l’insécurité. Ils interviennent en prenant place dans des rapports de force, mais toujours selon des cadres politiques et culturels particuliers, même si on peut trouver des éléments communs  : le jeu fédéral aux USA  ou l’affrontement entre société civile et élite décisionnelle très restreinte dans un Etat plus centralisé comme Israël. C’est à ce moment-là que les professionnels de la sécurité arrivent. Car eux sont capables de transformer ces “problèmes” liés à la présence des Autres (immigrants, etc.), en enjeu de sécurité en dépolitisant les choses, en amenant des solutions techniques, militaires, et y compris convaincre de la nécessité d’ériger un mur.

JC : Là, intervient la dimension spectaculaire dont vous parlez dans le livre…

DS : Oui, les professionnels de la sécurité amènent le fait qu’on peut recourir aux frontières comme tactique pour trouver une solution à des problèmes migratoires. Ceux-ci sont transformés en problème de sécurité publique. Ils travaillent à rendre visible des solutions passant par la sécurisation et la militarisation des frontières. Pour arriver à leur fin, ils doivent imposer leur récit, au détriment des autres, en dominant les espaces de débats, voire même dans les parlements, les cours de Justice, etc.

JC : Le mur n’est-il pas critiquable parce que ce sont les puissances dominantes qui l’installent ? Qu’en serait-il si les dominés se protégeaient ?

DS : La plupart des cas de murs contemporains, dans l’après-guerre froide, sont toujours marqués du sceau de l’asymétrie. C’est-à-dire qu’ils se sont érigés face à une partie qui n’est pas considérée comme équivalente. Se construit là-dessus la mentalité de la forteresse assiégée. Les murs sont sur des lignes de failles de la mondialisation, géopolitiques, où clairement il y a un dominant et un dominé. Le paradoxe étant que les dominants, tout en continuant à coloniser des terres ou dominer l’économie continentale, vont se considérer comme menacés. Ce qui est intéressant également, c’est que chez certains Mexicains ou Palestiniens, on trouvera également des gens pour défendre la politique du mur. Aux USA, il y a des citoyens hispaniques qui ont défendu le mur au nom de l’ordonnancement du système migratoire, selon les “logiques sociales de l’exclusion” : une fois qu’on est établi, on va blâmer les “outsiders” qui essayent de venir. Trump lui-même commence à s’intéresser à cet électorat-là, avec des passages en espagnol durant ses meetings visant à dire, “regardez, ma politique migratoire n’est pas complètement raciste”. Et certains Palestiniens ont pu voir le mur d’un bon œil, mais seulement s’il était sur la ligne frontière de 67, ce qui aurait pu, au début des années 2000, laisser la place à un Etat palestinien, ce qui n’est jamais arrivé – pas encore, en tout cas.

JC : Dans ce récit sécuritaire-militaire visant à “filtrer les populations”, quel poids donner à la question démographique ou nativiste – comme cela a été rappelé, un peuple d’immigrant s’opposant à toute nouvelle immigration, y compris les derniers arrivés ?

DS : J’aborde cette question par la théorie dite de la sécuritisation qui démontre que le poids de ces professionnels policiers ou militaires est très fort parce qu’ils ont cette capacité à dépolitiser les enjeux en faisant des enjeux de sécurité pure. Or, on sait bien que la question de la sécurité comporte tout un volet subjectif, qui passe par la perception, la mise en mots de ce qui va être considéré comme une menace ou pas. Et ces professionnels sont capables d’apposer des discours et des technologies. Et l’enjeu nativiste fait partie de cette construction d’un sens commun racialisé, qui résonne très fort tant aux Etats-Unis qu’en Israël. La question de la démographie permet de n’être pas trop ouvertement raciste. C’est également très visible en Europe, avec l’idée de Grand Remplacement. Mais cet élément-là, en réalité, il ne faut pas trop le valoriser. Dans l’analyse, le mur est aussi voulu pour des enjeux de sécurité publique, pour des enjeux purement politiques. Par exemple, quand l’Arizona a voulu son mur, c’était aussi pour embêter l’administration Obama ! En Israël aussi, c’était un moyen pour des opposants politiques de s’en prendre à Ariel Sharon, jugé à ne rien faire pour protéger les citoyens. Dès lors, pour moi, le mur n’est pas que raciste. Il y a beaucoup d’autres éléments à prendre en compte, de niveaux de lectures à avoir.


[1] Littéralement zone tampon : une zone démilitarisée, un no man’s land ou un autre type de zone frontalière.

[2] “Migration : la Turquie déploie des renforts pour empêcher la Grèce de repousser les migrants. Alors que des milliers de personnes sont massées entre les deux frontières” suite à la décision d’Erdogan de laisser passer les migrants en Europe. https://www.lesoir.be/284835/article/2020-03-05/ migration-la-turquie-deploie-des-renforts-pour-empecherla-grece-de-repousser

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