RACINE ET RADICAL : PÉRÉGRINATIONS LEXICOLOGIQUES

par | BLE, Démocratie, JUIN 2016

Comme les mots radical et racine reçoivent de nombreuses acceptions dans la langue (ces termes sont convoqués en botanique et en mathématiques notamment), en linguistique,  on les dit polysémiques. La linguistique s’intéresse à l’étude de la langue. La branche de la linguistique qui étudie les mots et leur(s) sens, leur nature, leur étymologie, est appelée lexicologie.

RACINES ET RADICAL

La racine est traditionnellement définie comme l’élément irréductible du mot, que l’on obtient en éliminant tous les affixes dérivationnels (les préfixes que l’on place avant le mot, comme dé- dans dé-ranger– et les suffixes placés après le mot, comme -ette dans maisonnette) et flexionnels (les désinences, aussi appelées terminaisons, comme -er dans les infinitifs fermer, parler, voler, etc.).

Dans les mots roulis, rouleau, rouler, roulage, déroulement, on perçoit sans peine un radical : roul-. Le radical est la plus petite et plus ancienne unité lexicale qui permet de former un mot, l’élément commun d’une série de mots apparentés, la base à partir de laquelle sont dérivées les formes pourvues d’affixes.

Selon le Trésor de la langue française informatisé (TLFI), la distinction entre les deux n’est pas claire. Le terme de racine est convoqué par la linguistique historique et le radical est plutôt utilisé en conjugaison.

La linguistique historique nous apprend qu’un mot latin peut donner lieu à des termes de sens et de formes différents : on appelle ces mots “doublets étymologiques”. Voyons dans différents exemples une continuité de sens (hôtel, hôpital, hospice ; poison et potion) ou un éloignement de sens (foison et fusion ; légal et loyal).

Les mots hôtel, hôpital, hospice viennent de hospitalis (à la fois nom et adjectif), signifiant soit un lieu où l’on reçoit des hôtes, soit le caractère hospitalier. L’idée véhiculée par ce terme a été conservée en français moderne : les hôtes sains se rendent à l’hôtel, les malades sont à l’hôpital pour des soins, les personnes âgées démunies ou valétudinaires sont hébergées à l’hospice.

Autre exemple de continuité de sens, les mots poison et potion viennent de potio, signifiant boisson. Ce mot a pris en évoluant les acceptions d’un breuvage soit médicinal : potion, soit  magique : poison.  Même si spontanément, on aurait plutôt associé potion à magique et poison à empoisonnement, le lien sémantique demeure dans les acceptions actuelles : un philtre magique  est empoisonné, une potion est une mixture médicinale, la potion peut être magique  et le médicament est potentiellement toxique, donc potentiellement un poison.

Les mots foison et fusion viennent de fusio, action de répandre (issu du verbe fundere, fondre). Foison signifie écoulement, ce qui se répand. On l’utilise aujourd’hui dans à foison, qui signifie en abondance, en grande quantité. La fusion signifie le passage de l’état solide à l’état liquide, ou l’union d’éléments distincts (comme, par exemple, la fusion de deux atomes, de deux entreprises, ou de deux partis politiques). On constate un glissement sémantique important, jusqu’à des termes qui semblent opposés : de répandre à réunir. Autre exemple, loyal et légal viennent de legalis, qui signifie “conforme à la loi”. Dans le contexte de la chevalerie, au Moyen Âge, une personne loyale était fidèle au Roi, à l’ordre établi. Aujourd’hui, avec le glissement de sens, certains se mettent dans l’illégalité pour se montrer loyaux envers leur famille ou leurs amis, et cette possibilité apparait en contradiction avec l’étymologie.

Dans cette perspective, retourner à la racine signifierait une perte du sens actuel du mot…

RACINES MENAÇANTES ?

Le retour à la racine se montrerait-il dangereux pour la langue[1] ?

A la Renaissance, l’orthographe était libre, et l’on a ajouté des lettres muettes, souvent des consonnes, pour témoigner de ce qu’on pensait être l’étymologie du mot. Ces lettres étymologiques, comme dans temps (s de tem- pus), corps (s de corpus), doigt (g de digitum) n’ont de fonction que l’illustration de l’origine du mot. Les graphies ayant été figées, ces interventions compliquent l’orthographe. On aimerait pouvoir la simplifier.

Mais le tollé médiatique provoqué en février 2016 par une réforme de l’orthographe datant pourtant de 1990, montre combien les francophones sont attachés à leur langue, et toute tentative de rectification orthographique, même minime, fait surgir des résistances sociales fortes. Il y a donc matière à déconstruire des stéréotypes linguistiques qui ont la vie dure. La tâche est urgente : la complication de l’orthographe, due notamment à ce retour à la racine, peut constituer un frein à la diffusion du français : trop compliquée à apprendre comme langue étrangère, la langue pourrait être délaissée. La défense d’une orthographe étymologique se montre sous cet angle menaçante pour la langue…

NÉOLOGIE, DÉRIVATION ET DÉRIVES

La néologie témoigne de la vitalité de la langue, et chaque année de nouveaux mots viennent enrichir le lexique français. Ces créations proviennent d’un processus de dérivation — on ajoute des mots dans un paradigme (à côté de recyclage et recycler, on crée recyclerie), ou d’une entreprise de composition — on ajoute ou modifie des affixes ou on combine des mots existants : écoconduite, crudivore, bistronomie, etc.

L’adjonction d’affixes constitue en effet une manière privilégiée pour former des néologismes. Prenons deux exemples, un terme nouvellement arrivé dans la langue : le verbe déradicaliser et le participe substantivé migrant, qui connait une évolution de sens[2] s’accompagnant d’une diffusion récente, notamment dans les médias. Ces mots dérivent respectivement des mots radical et migrer.

Le mot déradicaliser provient de l’adjonction du préfixe dé-, qui inverse le sens (comme dans défaire, démonter, déjeuner). Il s’agit de l’action d’inverser un processus d’intransigeance croissante (la radicalisation), qui conduirait à la violence. Selon Fethi Benslama[3], “la notion même de “radicalisation” est très floue. Où commence-t-elle ? Sur le plan des idées ? Dans l’intention de passer à l’acte ? Dans l’incitation à la violence ? Sur la base de cette notion très imprécise, on essaie à présent d’élaborer son contraire, la déradicalisation.” Ce terme apparait donc comme mal choisi : on ne peut déprogrammer une personne, et la confrontation à un contre-discours n’est pas souhaitable. On imagine mal en effet défaire facilement et sans dégât ce qui étymologiquement consisterait pour un individu en un retour à ce qui lui semble constituer ses racines. La radicalité naquit-elle un jour de la racine ôtée ? Déradicaliser, un exemple de néologisme malheureux.

Le mot migrant, participe présent du verbe migrer, s’est répandu récemment dans son emploi substantivé : un migrant. Selon Jean-Claude Barreau[4], qui en a été longtemps le directeur, l’office français qui s’occupe de l’immigration, l’Office national de l’immigration, a été renommé l’Office des migrations internationales. Il s’agirait selon lui d’un euphémisme. Le terme migrant semble en effet vierge de connotations péjoratives, ce qui n’est, selon lui, pas le cas du mot immigré.

Par ailleurs, si le migrant effectue une migration volontaire pour des raisons économiques, politiques ou culturelles, et relève du droit national, le réfugié dépend en revanche du droit international, sa migration étant considérée comme contrainte par la situation de son pays d’origine. Est réfugiée une personne qui a obtenu l’asile d’un autre Etat, conformément à la convention de Genève signée en 1951 et ratifiée par 145 Etats membres des Nations Unies. Selon Noémie Monti[5], le fait que les médias emploient le terme de migrants alors que la plupart des personnes attendant aux frontières de l’Europe sont des réfugiés entretient une vision erronée de la situation.

Les mots immigré (préfixe in- signifiant dans), ou émigré (préfixe ex- signifiant hors de), sont des participes passés (selon la nomenclature traditionnelle). Leur usage implique que le changement de pays a déjà eu lieu. En revanche, le mot migrant, par l’emploi de la forme progressive, implique un mouvement continu, le changement est en cours.
Le migrant ne sera émigré (sorti) ou immigré (entré) que lorsque le voyage aura pris fin.
Force est néanmoins de constater pourtant que les migrants ont déjà tous émigrés, ils ont quitté leur pays, et qu’ils se trouvent forcément dans un pays ou l’autre, ils ont donc immigré. Migrant, un vocable qui oriente une vision du monde plus que douteuse humainement : il donne l’impression d’un voyage sans fin.

Dans un sens moins péjoratif, l’énoncé “Nous sommes tous des migrants” permet de manifester sa solidarité avec ceux qui quittent leur pays pour trouver ailleurs une vie meilleure, et, plus métaphoriquement, affirme que nous sommes tous susceptibles de changer le monde par une pensée en mouvement, par des actes refusant de figer le monde tel qu’il est actuellement.

Nous avons interrogé les concepts de radical et de racine afin d’illustrer les propos suivants : la langue contient des mots de sens proches ou éloignés, ayant la même racine ; prôner un retour à la racine peut être dangereux pour la langue ; la néologie, phénomène de création de nouveaux mots qui témoigne de la vitalité de la langue, convoque souvent la racine et peut donner lieu à des sens flous, ou parfois même, douteux.

Ouvrages lexicographiques consultés :

Bloch O., Von Wartburg W., Dictionnaire étymologique de la langue française, Paris, PUF, 1932 (dernière édition en 2008)

Gaffiot F., Dictionnaire Latin/français, Paris, Hachette, 1934, disponible en ligne : www.lexilogos.com/latin/gaffiot.php

Trésor de la langue française informatisé (ou TLFI) : atilf.atilf.fr/tlf.htm


1 Ne lisez aucune métaphore dans le retour à la racine ni aucune synecdoque particularisante dans la langue, sinon vous comprendriez cette phrase comme interrogeant le lien psychique entre retour à ses origines et menace pour l’individu, ce qui nous éloignerait de notre propos.

2 Auparavant, le mot était synonyme d’individu travaillant dans un pays autre que le sien.

3 Fethi Benslama est psychiatre et professeur à l’Université de Paris-Diderot, voir l’article : www.letemps.ch/monde/2015/11/30/deradicaliser-mettre-pratique-un-valise

4 www.atlantico.fr/decryptage/que-revele-irruption-emploi-mot- migrant-jean-claude-barreau-2147908.html

5 www.sensemaking.fr/Migrants-ou-Refugies-pourquoi-joue-t-on- sur-les-mots_a214.html

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