“ON NE PEUT PLUS RIEN DIRE”

par | BLE, Féminisme, MARS 2018

L’émergence d’un débat devenu de plus en plus généralisé autour du harcèlement sexuel s’accompagne d’un appel à la prudence et d’une dénonciation d’un mouvement qui serait porteur d’une normativité liberticide en termes de rapports hommes-femmes. Qu’en sera- t-il demain de la séduction, de l’ambiguïté, du jeu amoureux et sexuel dans un contexte qui tendrait à formaliser le consentement ? Qu’en est-il par ailleurs du second degré,  de l’humour, de la liberté de ces expressions provocatrices ou dérangeantes ? A ces questions, on entend souvent s’exprimer un désolément devant ce qui est communément appelé le “politiquement correct” et le “tribunal des réseaux sociaux”

DU DÉBAT, DE LA MORALE…

Féministes, anti-racistes, gauchistes… moralistes ? Ces militants s’entendent souvent reprocher une posture supérieure et jugeante sur les mœurs de tout un chacun. À partir du postulat que le privé est politique, ils seraient dans une forme de déviance les menant à vouloir construire avec leurs valeurs et ce qu’ils jugent bon un ensemble  de  comportements  qu’ils  et elles érigent en  norme  sociétale. Et de ne pas se priver de montrer du doigt quiconque se détourne du chemin  de  la parole vertueuse et progressiste. Ils seraient par ailleurs majoritaires et incarneraient les seules voix que l’on entendrait dans les médias de masse et dans l’opinion publique. Dans les interprétations les plus extrêmes, cette majorité silencieuse serait implicitement censurée par une élite intellectuelle qui tiendrait les tenants et aboutissants du débat. Présents sur tous les plateaux de télévision et toutes les tribunes, ces représentants des minorités seraient aujourd’hui devenus la majorité bienpensante qui oppresse la liberté de parole et de ton.[1]

Or, il ne semble pas inutile de s’arrêter sur cette dénonciation. Que met-elle en lumière ? Il suffit de se poser quelques minutes devant une émission de télévision qui fait de la polémique et de la vélocité du débat son fond de commerce pour s’effrayer de l’hystérie qui se manifeste de part et d’autre du plateau. Dans ce contexte, les propos des unes et des autres ne peuvent que donner lieu à des raccourcis, des sentences hasardeuses et des paroles malheureuses voire heurtantes. Les exemples récents ne manquent pas et mettent malheureusement bien plus en lumière les affrontements des féministes que leurs convergences.[2]

Plutôt que de nous offusquer des propos excessifs ou de leurs formes, il n’est pas inintéressant d’observer les conditions dans lesquelles la parole est échangée : tant les questions qui sont traitées que les possibilités de développer une parole un tant soit peu nuancée.

…ET DU DROIT ?

Par ailleurs, il est important d’insister sur un point essentiel. La moralisation dénoncée par une partie des détracteurs de ces mouvements mérite de s‘y attarder quelques instants. En effet, c’est souvent une peur de l’évolution des rapports de séduction entre les hommes et les femmes qui se normaliserait au mieux et se contractualiserait au pire. Le scénario dystopique qui nous est présenté là s’avère pourtant bien loin des dénonciations qui sont à la base de la libération de parole que nous connaissons actuellement. Les mouvements #metoo et #balancetonporc, quels que soient les excès auxquels ils ont pu donner lieu, ont pour but premier de mettre en lumière que, tous les jours, des femmes voient leurs droits humains les plus élémentaires bafoués par des agressions commises par des hommes.

Faut-il rappeler que le harcèlement sexuel est un délit et que le viol est un crime ? La qualification moraliste, en plus de constituer un amalgame regrettable, s’avère très utile pour discréditer et montrer du doigt des paroles qui sont en réalité des rappels à la loi.

Nommer “le politiquement correct” une insistance à faire respecter ses droits apparaît également comme une manière habile pour ceux qui jouissent d’une certaine impunité relative à leur statut social de conserver leurs privilèges. Quoi de plus efficace en effet que de renvoyer la question de l’égalité à celle de préférences d’un groupe social radicalisé imposées à tous ?

DIALECTIQUE DE L’HUMOUR ET DE L’OPPRESSION

Il y a quelques semaines, un article paru sur le site Slate.fr[3] revenait sur la découverte par les jeunes âgés de vingt ans de la mythique et toujours adorée série Friends (par l’intermédiaire de la plateforme Netflix qui rendait l’intégralité des saisons disponibles). L’article révélait que la série était jugée homophobe, sexiste et grossophobe par les millenials.[4] Scandale et vociférations des uns, applaudissements et salutations jouissives des autres.

Ces deux positions opposées manifestent nos difficultés à penser les dialectiques, car elles peuvent être toutes deux vraies et non excluantes l’une de l’autre. On peut aimer Friends aujourd’hui tout en réalisant à quel point cette série s’inscrit dans une époque qui n’est plus. On peut même en rire encore tout en se réjouissant de connaître une époque où les comédies sont traversées par une vigilance quant aux représentations des minorités et au traitement des problématiques qui les traversent. Aussi étonnant que cela puisse paraître à certains, cela peut tout autant donner lieu à de la comédie tout à fait divertissante : Big little lies, She’s gotta have it, The bold type, Crazy ex-girlfriend, Transparent, Girls, Dear white people… pour ne citer que des productions très récentes et extrêmement populaires.

n constatera en effet qu’il s’agit de productions américaines. Certes, les nord- américains  sont  de  grands  producteurs de format télévisuel, mais s’ajoute à cela une vision de la problématique des minorités bien plus ancienne et prise en compte depuis plus longtemps que dans nos pays européens. Dans un pays où la liberté d’expression se formalise dans le premier amendement constitutionnel, c’est une conscience aiguisée de la réception et des potentiels oppressifs de l’humour qui est à l’œuvre. Ce que le sociologue Didier Fassin, qui vit aux USA, a nommé avec beaucoup de justesse un affrontement entre éthique de la conviction et éthique de la responsabilité.[5] Plus simplement, il s’agirait d’agir soit selon ses principes (par exemple, la liberté d’expression ou le fait que l’on peut rire de tout) soit selon les effets concrets prévisibles que l’on produit (par exemple, heurter une partie déjà dominée de la population). L’invitation qui nous est faite ici est de réaliser que les deux positionnements se soutiennent chacun d’une éthique, toutes différentes qu’elles soient.

Il est en effet probable que le seul chemin qui nous permette de faire un pas de côté soit celui de cette reconnaissance mutuelle.

LA RÉVOLUTION INTERNET

#balance ton porc, #metoo, scandales dévoilés sur la place publique… Internet fait aujourd’hui fonction d‘accélérateur de tendances, d’indignations, de colères et d’enthousiasmes. “On ne peut plus rien dire” est souvent une plainte vis-à-vis des réponses fustigées, nombreuses, parfois violentes et indignées que l’on reçoit dès lors que l’on expose une parole publique sur Internet.

C’est en effet un énorme changement de paradigme que le débat public est en train de vivre. D’autant plus pour celles et ceux qui ont été habitués à voir recevoir leur parole légitimée du fait de leur niveau académique, notoriété ou rang social. On entend donc çà et là déplorer un niveau général “vulgaire”, un accroissement de contenus “pauvres”… N’importe qui pourrait donc prendre la parole sur n’importe quoi. Le philosophe Raphaël Enthoven l’a très bien exprimé à l’adresse d’un youtuber, qui avait critiqué de manière assez vulgaire la dernière réalisation de Jean-Luc Godard, en disant donc de Durendal : “C’est la patronyme de l’ensemble à la fois compacte et disparate qui prennent l’insolence pour de la liberté, et l’opinion pour une pensée”.[6]

Benjamin Bayart, militant pour les libertés fondamentales dans les sociétés de l’information, exprime ce tournant civilisationnel en le comparant à l’invention de Gutenberg : “L’imprimerie a permis au peuple de lire, Internet va lui permettre d’écrire”.[7] Ce retournement de situation a des conséquences importantes dans le contexte qui nous préoccupe. En effet, les minorités ont un accès inégalé jusqu’ici à la parole publique. Elles peuvent s’organiser, créer des effets de masse et ne pas laisser passer la moindre parole jugée potentiellement oppressive.

Ce tableau n’est certainement pas idyllique. Les incompréhensions sont nombreuses, les débats internes aux mouvements des minorités sont vifs, les excès nuisent de part et d’autre. D’aucuns se trouvent lassés par ces mois de polémiques, par ces “têtes qui tombent” toutes les semaines. Certains hommes expriment un ras le bol de se voir sans cesse remis en question dans leur rapport aux femmes, bien qu’ils se disent soutenants de la cause. D’autres encore expriment un effet “contre-productif” de la radicalité parfois ressentie.

Il est trop tôt pour juger si nous avons réellement atteint un point de non-retour dans le traitement réservé aux femmes et si les temps que nous vivons trouvent en leur cœur un potentiel révolutionnaire propre à lutter sérieusement contre la domination patriarcale. Les excès ou les dévoiements exprimés à ce jour sembleront peut-être, un jour et espérons-le, un détail, un moment donné dans une séquence bien plus longue qui aura conduit à une société plus égalitaire entre les femmes et les hommes.


[1] http://www.levif.be/actualite/international/la-tyran- nie-des-minorites/article-opinion-811523.html

[2] https://www.huffingtonpost.fr/2018/01/10/on-peut-jouir- lors-dun-viol-affirme-brigitte-lahaie-en-plein-debat-sur-les- violences-sexuelles_a_23330225/

[3] http://www.slate.fr/story/156290/serie-friends-sexiste-ho- mophobe-grossophobe

[4] Personnes nées après l’an 2000.

[5] http://www.liberation.fr/societe/2015/01/19/charlie-ethique- de-conviction-contre-ethique-de-responsabilite_1184055.

[6] https://www.franceculture.fr/medias/de-quoi-durendal-est- il-le-nom

[7] https://fr.wikipedia.org/wiki/Benjamin_Bayart

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