L’ÉMANCIPATION AU TRAVERS DE L’EXPÉRIENCE DE L’ECOLE DE TRANSFORMATION SOCIALE

par | BLE, JUIN 2021, Social

Pour sortir d’un sentiment d’impuissance, une poignée d’acteurs a proposé la création d’un dispositif qui permettrait à l’action sociale de “retrouver sa capacité à transformer positivement le réel”. C’est de cette volonté commune qu’est née l’École de Transformation Sociale. Le présent article revient sur l’élaboration et la mise en place de ce dispositif. L’aventure a permis à une centaine de participants de vivre une prise de conscience collective pour enclencher l’émancipation et la transformation. Cela a donné lieu à un outil : l’Abécédaire de la transformation sociale. Les suites du projet se penchent actuellement sur les implications sociales de la crise passée et à venir.

INTRODUCTION

En 2017, lors du Laboratoire Hors Circuit[1], 40 acteurs du social se sont rassemblés autour des thématiques de l’accessibilité et de l’innovation sociale. Lors de cette semaine de travail, le sentiment d’impuissance qu’inspirent les politiques économiques et sociosécuritaires a été dénoncé par celles et ceux qui sont au cœur de l’intervention sociale. Une fois ce constat posé, tout un travail a été réalisé pour repenser l’intervention sociale selon sa mission première : la justice sociale. Ces participants se sont ainsi questionnés sur les façons de rester libres, créatifs et critiques malgré les politiques en place, les contraintes quotidiennes, l’urgence, la désolidarisation, etc. C’est ainsi qu’ils ont créé 40 propositions de chantiers pour repenser le social et résister. Parmi ces propositions, la création d’une École de Transformation Sociale (ÉTS).

Dans ces propositions, l’ÉTS est décrite comme un dispositif émancipatoire qui vise à “rouvrir les champs de créativité pour permettre à l’action sociale de retrouver sa capacité à transformer positivement le réel”.[2] Pour cela, l’ÉTS postule que les personnes ont individuellement et collectivement les ressources nécessaires pour agir, mais que des espaces et du temps dédiés sont impératifs pour redécouvrir leurs compétences et leurs complémentarités. Dans ses fondements : la place pour l’expérimentation, la réflexion, le temps de dire, de faire, d’approfondir, de décloisonner, de co-construire : la transformation sociale ne s’improvise pas, elle est un processus. Elle est vue comme un lieu de questionnements des cadres professionnels et de société. Les lieux de rencontres ou de concertations, dans le social, existent mais sont décrits par les participants comme allant rarement dans une dimension politique, émancipatrice, voire subversive – de l’action sociale.

Quelques mois plus tard, Le Forum – Bruxelles contre les inégalités, Bruxelles Laïque, le Conseil Bruxellois de Coordination Sociopolitique, la Fédération des Services Sociaux et l’IESSID de la Haute Ecole Bruxelles-Brabant ont décidé de se saisir de ce chantier et d’oser le défi. Ensemble, ils ont pensé les contours de ce dispositif et mis sur pied une première session qui a démarré en octobre 2019 autour de la thématique du pouvoir d’agir. Cette première expérience a été freinée par l’arrivée de la crise sanitaire, mais l’histoire ne s’arrête pas là.

L’ÉCOLE DE TRANSFORMATION SOCIALE ET SES FONDEMENTS

L’ÉTS est un dispositif de formation participatif qui s’adresse aux “acteurs du social” quelles que soient leurs expertises sur la question : professionnelles, académiques, expérientielles ou de gestion. Quels que soient aussi leurs secteurs d’intervention : jeunesse, addiction, logement, etc. Les travailleurs sociaux, directeurs d’associations, pairs-aidants, citoyens et chercheurs travaillent ensemble, décryptent, analysent des problématiques sociales ou des enjeux sociostructurels afin de créer des plaidoyers, des actions concrètes ou des solutions innovantes.

Pour atteindre ces objectifs, l’ÉTS répond aux principes suivants : le travail sur une thématique (le pouvoir d’agir pour la première session, l’engagement des participants sur l’ensemble de la session, la complémentarité et la non-hiérarchisation des savoirs, la prise en compte des réalités territoriales dans lesquelles s’inscrit la transformation sociale recherchée, l’opérationnalisation des solutions envisagées, le développement d’une vision renouvelée de l’action sociale et, enfin, la modélisation du processus par des traces écrites et audiovisuelles. L’ÉTS développe également une pédagogie dite “active” et “expérientielle”. Pour cela, l’équipe de facilitateurs emploie différentes méthodes pédagogiques selon un procédé évolutif ancré sur les objectifs du projet et les besoins des participants.

Pour la première session, la thématique choisie était le pouvoir d’agir. Ce choix partait de constats similaires à ceux précités : peu d’exploitation de la dimension critique et subversive du travail social, qui est pourtant l’une de ses dimensions fondamentales et historiques (CVTS, n.d)[3], contexte politique d’activation, de contrôle et de gestion conduisant à des rapports de pouvoir disproportionnés, contradictions entre les solutions proposées aux utilisateurs des services sociaux et leurs problématiques, ou encore un sentiment d’isolement. En explorant cette thématique, nous visions à rencontrer les principes sous-jacents à l’ÉTS : espace-temps pour (re)penser l’action sociale, permettre aux participants de dire ce qu’ils ont à dire, trouver des façons de se faire entendre ou encore de transformer la colère et le sentiment d’impuissance en force et action. Pour y arriver, il s’agit notamment de passer par le croisement des savoirs des participants, mais le regard sur d’autres formes et terrains de résistance, comme la militance sur les questions écologiques ou féministes par exemple.

Si la transformation sociale est un processus, la mise au point d’un tel dispositif l’est également. C’est pourquoi il a été pensé selon une démarche itérative où la philosophie, les méthodologies et l’animation sont profondément liées à ce qui émerge lors de la mise en œuvre. Et cela reste un défi. Nous sommes toujours en train d’apprendre et de faire évoluer cette première expérience bousculée par son caractère novateur, ses ambitions, mais aussi par la crise sanitaire.

RETOUR SUR LA PREMIÈRE SESSION

Un début enthousiaste

Portés par toutes ces questions et ambitions, les partenaires ont pu lancer la première session en octobre 2019. Elle a rassemblé une centaine de participants choisis parmi plus 320 candidatures afin de garantir les principes de complémentarité des profils et des expertises.

Pour la toute première des huit journées prévues, ces participants ont été rejoints par 200 autres acteurs du social pour répondre à la question suivante : “comment transformer le travail social pour qu’il transforme la société ?”. Les éléments de réponses ont été apportés par la méthodologie du “Forum ouvert”[4] qui a abouti à 55 PV de discussions utilisés comme point de départ par les participants dès le mois suivant. Ils ont ainsi trié, rassemblé et défini des axes de travail pour lesquels ils développeraient leur pouvoir d’agir en identifiant des problématiques et en développant des analyses, des solutions innovantes ou des actions concrètes.[5]

Des groupes se sont articulés autour de thématiques telles que la formation émancipatrice des travailleurs sociaux, l’invisibilisation des publics, la pair-aidance, les logiques de contrôle, la violence institutionnelle, l’intérêt de développer des outils de plaidoyers ou de désobéissance, etc.

La tâche est immense, et fonctionner avec une si grande communauté d’apprentissage et de résistance est un vrai défi que Stéphanie Devlésaver[6] met en lumière au travers de cinq tensions : le temps de la rencontre vs de la mise en action, de l’émergence vs de la planification, de parole “experte” vs “de vécu”, du pouvoir d’agir individuel vs collectif, de l’entre-soi vs de l’ouverture vers l’extérieur. Pourtant, l’ÉTS reste décrite comme une réponse à un besoin vital et vivifiant de faire ensemble, de mettre en avant les points de tension et de lutte commune, d’ancrer le travail social dans une dimension optimiste, festive et subversive mais aussi d’apprendre des uns et des autres continuellement. Aussi, cette première expérience a été marquée par une prise de conscience élémentaire à toute transformation : transformer a pour préalable de dire, nommer, dénoncer, alerter.

Pour sortir du sentiment d’impuissance, et développer leur pouvoir d’agir, les parties prenantes se sont avant tout confrontées au pouvoir des mots. Rassemblées autour de la volonté commune de transformer le social, mais avec pour chacune des réalités, des vécus, des combats, des croyances, et des rêves singuliers. Très vite, pour envisager des solutions aux problématiques rencontrées au quotidien, il a fallu définir, penser et repenser les termes qui composent leurs réalités. Cette (re)définition serait le préalable de l’impulsion d’une autre forme de travail social, et c’est un des enseignements majeurs de la toute première session. Grâce aux équipes de Zin TV, ce constat commun a été transformé en un outil audiovisuel (voir encadré p.21).

Impact de la crise et réorganisation du dispositif

La transformation sociale et la résilience sociale ne s’improvisent pas, elles sont un processus dans lequel celles et ceux qui s’y engagent dénoncent le fait de travailler dans l’urgence. C’est pourquoi, lorsqu’en mars 2020 la crise sanitaire et son caractère inédit sont arrivés, les organisateurs du projet ont laissé passer l’urgence et ont profité de ce pas de côté pour envisager les meilleures suites à donner à ce projet. Les personnes qui le souhaitaient pouvaient rester en lien via la plateforme collaborative Agorakit[7] utilisée par certains dès le début des séances. Il était question d’organiser des retrouvailles dès que cela serait possible, avec la volonté partagée de se voir en présentiel. C’est en octobre 2020 que tous ont été rassemblés à nouveau pour une séance de conclusion transitoire où les participants, facilitateurs et organisateurs ont pu se retrouver et aborder un autre constat qui semble fondamental pour la transformation sociale : la rencontre, l’émulation entre les profils et les secteurs, ainsi que les moments informels, pourtant impératifs, ont très fortement disparu durant les confinements.

Dans l’idée d’une transformation sociale qui s’ancre dans le réel, et après cette journée de conclusion où un débat sur les implications sociales du Covid-19 a eu lieu, les participants en présence ont noté l’intérêt de les décrypter pour mieux faire face à la crise sociale à venir une fois l’urgence passée. Cette crise amplifie les inégalités sociales et maintenant qu’il est possible de prendre un peu de recul sur les implications concrètes, les acteurs du social se réuniront à nouveau pour quatre journées d’en- quêtes en septembre et octobre 2021.

LES ENQUÊTES DE L’ÉCOLE DE TRANSFORMATION SOCIALE

Il est question d’éclaircir, d’objectiver et de mettre en avant les enseignements de cette période pour envisager un monde avec plus de justice sociale. À partir de méthodologies participatives, de questions concrètes, de rencontres avec des témoins privilégiés, les participants enquêteront sur trois thématiques particulièrement mises à mal durant les mois de pandémie. Celles-ci sont également des piliers essentiels de la lutte contre les inégalités : l’alimentation, le logement et l’économie informelle. Concrètement, durant quatre journées, les participants se répartiront en trois groupes qui se concentreront sur l’une de ces questions :

– Logement et dispositions exceptionnelles pendant le confinement : comment assurer un logement de qualité et durable pour tous ?

– Précarité alimentaire et crise Covid : de la gestion de l’urgence à la justice sociale. Quels enjeux et quelles alternatives ?

– Quel est le rôle de l’économie informelle en temps de crise ?

L’ambition est de permettre aux participants d’explorer ces réalités et de prendre conscience de leur légitimité à affirmer leurs opinions.[8] La finalité est la production d’une réponse argumentée par question, adressée sous forme d’un message à un destinataire choisi par les participants. D’ailleurs, l’ensemble de cette démarche sera suivi par l’Agence Alter qui relaiera ce message par un podcast.

POUR NE PAS CONCLURE…

Pour sortir du sentiment d’impuissance et des carcans structurels dans lesquels il évolue, le secteur social doit se montrer inventif et créer lui-même des positions alternatives par l’exploitation d’espaces où les définir et les expérimenter. Ces enjeux se retrouvent au sein même de l’ÉTS qui, aussi marquée par la crise sanitaire, se transforme au fur et à mesure selon les réalités et attentes rencontrées. Bien que la mise en place et le fonctionnement d’une si large communauté d’apprentissages et de pratiques soit un réel défi, son processus nous offre déjà quelques enseignements fondamentaux pour entreprendre la transformation sociale et entrer dans un processus de résilience. Premièrement, de faire une place au temps, à l’imprévu et à la réflexivité. Ensuite de permettre la rencontre entre toutes les parties concernées et de mettre en place les conditions pour prendre conscience de la diversité de leurs représentations sur leur réalité. Et enfin, d’en développer une vision globale, décryptée et argumentée qu’elles peuvent diffuser à d’autres pour, petit à petit, dépasser des défis complexes par la mise en œuvre de solutions.

Riche de l’expérience de sa première édition et de celles à venir, des envies et besoins des acteurs sociaux, des synergies qu’elle crée, du temps qui passe… l’ÉTS continuera à penser et proposer les conditions d’une action sociale subversive, émancipatrice et résolument ancrée sur son fondement : la justice sociale.


[1] Retrouvez le résultat de ce Laboratoire sur le site www.le-forum.org , dans projets — 2018 — propositions pour combattre le non-recours

[2] Voir la proposition n°12 — créer une école de transformation sociale.

[3] Comité de Vigilance en Travail social. (n.d). Manifeste du travail social. Disponible sur : www.comitedevigilance.be.

[4] Lire à ce propos le 174e numéro du Bruxelles Informations Sociales sur le travail social et le militantisme sur www.cbcs.be dans la rubrique “publications”.

[5] ll s’agit d’une méthode d’intelligence collective, en grand groupe. Voir cette technique et d’autres dans : CRESPEL, A., NEVE-HANQUET, C. (2018). Faciliter l’intelligence collective. 35 fiches pour innover, coconstruire, mettre en action et accompagner le changement. Paris : Eyrolles

[6] Lire l’article aux page 14 à 23 du 178e numéro du Bruxelles Informations Sociales sur ww.cbcs.be dans la rubrique “publications”.

[7] www.app.agorakit.org

[8] A ce sujet, voir l’interview de Céline Nieuwenhuis au mot “politique” sur www.zintv.org/abecedaire


Image : © photo Lachlan Donald – unsplash.

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