L’EXPANSION DE LA JUSTICE TRANSITIONNELLE : CARTOGRAPHIE DÉCOLONIALE D’UNE CROISADE NORMATIVE

par | BLE, Justice, NORMER & PUNIR, Politique

La justice transitionnelle est un champ d’intervention politique et de recherche académique qui déploie et analyse des outils judiciaires et non-judiciaires pour traiter de la violence de masse, des violations graves des droits humains et du droit international commises dans le passé. Les promoteurs de la justice transitionnelle affirment que le fait de rendre compte des violences passées permet d’atteindre des objectifs tels que l’établissement de la vérité, la réconciliation, le renforcement de l’État de droit, la non-répétition, etc., dans les sociétés touchées par ces violences. Alors que les débats académiques mettent en relief les limitations et les effets mitigés des mécanismes de la justice transitionnelle, ce champ continue de s’étendre aux quatre coins du monde. Quels sont alors les succès à célébrer de cette diffusion ? 

La présente analyse vise à offrir une cartographie décoloniale de la justice transitionnelle comme phénomène global. Pour ce faire, je m’appuie principalement sur les études TWAIL (Third World Approaches to International Law – approches tiers-mondistes du droit international), qui se focalisent sur le rôle du droit international dans le maintien des structures inégales, ainsi que sur l’association historique du droit international avec la conquête coloniale et la domination occidentale.[1] Les TWAIL sont également sceptiques de l’hypothèse plus générale, aujourd’hui fort répandue, selon laquelle les institutions libérales et les normes internationales en matière de droits de l’homme sont en mesure de combattre efficacement les problèmes d’abus de pouvoir et d’autoritarisme. Pour reprendre les termes de Sripati[2], les TWAIL sont un effort intellectuel qui « dénonce la création et la perpétuation du droit international en tant que “hiérarchie racialisée” de normes et d’institutions internationales qui subordonnent le tiers monde au premier monde ».

L’application d’une telle perspective TWAIL à la justice transitionnelle projette l’image d’une véritable industrie de la justice transitionnelle de plus en plus professionnalisée qui déploie un éventail d’activités, dont l’établissement des faits, l’organisation de formations, ainsi que la production de rapports, en vue de parvenir à une paix durable et à la démocratisation, et au redressement des sociétés touchées ou « brisées » par des conflits.[3] Au lieu de consolider des démocraties libérales, comme elle prétend le faire, cet essor de la justice transitionnelle s’apparente davantage à une « croisade » produisant une violence épistémique qui renforce les cohortes d’élites en place et propose des solutions technocratiques préformatées aux « sociétés brisées ». À travers cette « croisade », l’élite professionnelle de la justice transitionnelle diffuse et affermit un cadre normatif fortement débattu qui ne prend pas assez en compte (et de la sorte permet de reproduire) les dynamiques inégales de pouvoir ayant mené aux problèmes que les instruments de la justice transitionnelle prétendent résoudre.

De la création de la justice transitionnelle à la normalisation d’un champ

Le champ de la justice transitionnelle a émergé en tant que secteur de réflexion à travers l’organisation de conférences par des chercheurs américains invitant des activistes, juristes, et agents d’État ayant été impliqués dans des ‘transitions politiques’ d’un régime autoritaire à des régimes démocratiques en Amérique latine et en Europe de l’Est.[4] Le terme « justice transitionnelle » n’était pas encore en usage à l’époque où ces initiatives sont nées ; il a été créé plus tard pour résumer ces débats.[5] À travers cette première série de conférences au début des années 1990, financées par des organisations philanthropiques principalement états-uniennes, les débats se sont concentrés sur la question de savoir quel mécanisme serait le mieux adapté pour opérer ladite transition, avec quels avantages et quelles limites. Au cours des dernières décennies, cependant, le domaine s’est considérablement transformé, passant de débats incertains sur la meilleure approche à adopter à une machinerie hégémonique normalisant des revendications et routinisant certaines pratiques institutionnelles.[6]

Qu’est-ce que cela signifie plus précisément ? Lors de l’émergence de la justice transitionnelle, l’idée de « responsabilisation » faisait initialement référence aux poursuites judiciaires afin de lutter contre l’impunité, de dissuader les violences futures et de garantir l’engagement de l’autorité de transition en faveur d’un régime démocratique. Les commissions de vérité et de réconciliation (CVR) étaient d’abord proposées en tant que mesures palliatives lorsque les poursuites judicaires n’étaient pas jugées réalisables dans les contextes politiques transitoires.[7] La perception de la justice transitionnelle, et particulièrement les mesures liées au droit à la vérité, comme un ensemble de mesures négociées, palliatives ou de moindre mal s’est progressivement estompée, pour finalement être promue comme la solution la plus optimale. Sur la base de ces débats, Louis Joinet, un avocat français, a établi quatre « principes contre l’impunité » : le droit à la vérité, le droit à la justice, le droit à la réparation et les garanties de non-répétition des violations des droits de l’homme.[8] L’énoncé de ces principes est emblématique de la transformation de ces réflexions sur les violences passées dans des contextes précis en normes globales et génériques de justice transitionnelle stipulant des droits pour les victimes et des obligations pour les États.

Les normes en question sont continuellement modifiées, mobilisées et contestées de diverses manières, et à des fins sociales et politiques multiples, dans différents contextes à travers les continents – comme tout autre cadre normatif. Leur efficacité à réaliser leurs objectifs est également fortement remise en question. Les études juridiques critiques dominantes, favorables à la justice transitionnelle, ont tendance à justifier la fragmentation de ces normes et l’échec des mesures qui l’accompagnent en pointant du doigt l’instrumentalisation politique de cet agenda par les régimes transitoires qui ne seraient pas encore assez « démocratiques ».[9] Or, ces analyses dominantes négligent l’infiltration de logiques coloniales dans l’articulation et la diffusion de ces normes fragmentées et contestées en normes « universelles ».

Cartographie d’une dissémination normative

Si le traitement du passé est une bataille politique pour les enjeux contemporains, une lecture décoloniale du processus en place permet de dévoiler le caractère normatif et technocratique de la justice transitionnelle qui prétend traiter des violences du passé pour un futur pacifié, et aussi ce qu’elle passe sous silence du passé. Outil géopolitique du Nord, cette forme spécifique de justice s’inscrit dans une colonialité globale, à travers une trajectoire de dissémination géographique.

Afin de retracer cette diffusion des normes de justice transitionnelle à l’échelle mondiale, je me concentrerai ici sur les 102 accords de paix (sur les 1518 signés dans 80 pays entre 1990 et 2015) qui prévoient un mécanisme non-judiciaire, c’est-à-dire qui prévoient une institution quelconque pour « gérer le passé ».[10] Les textes des accords de paix montrent comment ces normes diffusées globalement sont intégrées dans des processus de paix spécifiques à travers le monde, comme l’illustre le graphique 1. Les fleurs sur la carte du monde indiquent les pays pour lesquels les accords de paix contiennent des engagements en matière de mécanismes de justice transitionnelle. Les 20 exemples figurant dans les cases alignées illustrent la diffusion des normes dans l’espace et dans le temps. Trois points clés ressortent du graphique : (1) l’échelle géographique et chronologique de la diffusion de la justice transitionnelle ; (2) la direction de la diffusion ; (3) les similitudes des noms des mécanismes.

Graphe 1 : Carte mondiale des engagements en faveur des mécanismes de justice transitionnelle contenus dans les accords de paix

L’orientation de la diffusion de la justice transitionnelle montre un déplacement géographique vers le « Sud global ». Les engagements en matière de justice transitionnelle s’étendent de l’Amérique latine (Guatemala, Salvador et Colombie en 1991) au début des années 1990 à l’Europe (par exemple, Bosnie-Herzégovine en 1992, Géorgie/Abkhazie/Russie, Croatie, Tadjikistan et Kosovo à la fin des années 1990, et Irlande du Nord en 2001 et 2003). Par la suite, aucun accord de paix concernant un pays européen ne contient de disposition relative à la justice transitionnelle jusqu’en 2014. Sur le continent africain, les mécanismes de transition se sont étendus de l’Afrique du Sud au Mali, au Rwanda, au Somaliland, au Burundi, au Gabon, au Niger, à l’Ouganda, à la Sierra Leone, aux Comores, à l’Érythrée-Éthiopie, à la RDC, etc. Rapidement, l’Afrique est devenue le continent où le plus grand nombre de pays ont mis en place des mécanismes de justice transitionnelle. Au Moyen-Orient, des accords de paix se sont engagés à mettre en place des mécanismes similaires en Irak en 2004, au Bahreïn en 2011 et au Yémen en 2014. Dans les régions de l’Asie et du Pacifique, des mécanismes de justice transitionnelle ont été introduits en Indonésie et dans les Îles Salomon en 2001, aux Philippines en 2002, au Sri Lanka en 2003, au Népal et au Pakistan en 2006.

Commentant l’écart historique entre les pays qui sont soumis et exposés à un examen des droits humains et l’origine des institutions qui produisent la connaissance sur ces violations des droits de l’homme, Okafor déclare qu’une telle trajectoire géographique « contribue à favoriser une hiérarchie racialisée dans laquelle les sociétés du tiers monde sont considérées de manière endémique et perpétuelle comme les sites de violations des droits de l’homme ».[11]

Les noms de ces mécanismes contiennent différentes combinaisons des outils promus globalement par le cadre normatif de la justice transitionnelle : Commission nationale pour l’unité et la réconciliation (Sierra Leone, 1996), Commission nationale pour la paix et la réhabilitation (Népal 2006), Commission justice, vérité et réconciliation (Soudan Darfour 2011), Commission de réconciliation nationale (RDC, 2013), Commission pour la vérité, la réconciliation et la guérison (Soudan du Sud 2014), Processus global de réconciliation et de guérison (Philippines Mindanao, 2014). Malgré des nuances, ces mécanismes de justice transitionnelle suggèrent tous des relations positives et causales entre la réconciliation, la justice, la guérison et la vérité.[12]

À l’encontre de ces affirmations, de nombreuses recherches critiquent le domaine de la justice transitionnelle pour exagérer les avantages prétendus attachés aux initiatives de recherche de la vérité, ses fonctions de réconciliation, de guérison ou de prévention. D’autres critiques insistent sur le fait que ces initiatives favorisent certains récits de violence et en réduisent d’autres au silence.[13] Des critiques féministes réfutent la conception binaire de la temporalité de la transition propre à la justice transitionnelle, qui suppose une division entre une période affectée par la violence politique suivie d’un contexte démocratique pacifique, qui ne correspond tout simplement pas aux trajectoires effectives de la violence.[14]

Une croisade à célébrer ou à remettre en question ?

Malgré ces critiques, on observe une normalisation et une routinisation des pratiques institutionnelles liées à la justice transitionnelle, qui tend à consolider et à figer le domaine tel qu’il existe aujourd’hui. Pourquoi en est-il ainsi ? Pour Madlingozi, la dimension normative de ces ensembles hégémoniques est « l’un des véhicules les plus efficaces pour l’imposition des épistémologies occidentales et, à l’inverse, la réinfériorisation des épistémologies ‘‘non occidentales’’ et des manières d’être au monde ; c’est-à-dire une manière de perpétuer l’épistémicide ».[15] Un exemple emblématique est la Commission Vérité & Réconciliation sud-africaine, dont le véritable « succès » consistait à maintenir le mythe de la suprématie épistémique occidentale et à encourager la réconciliation des peuples autochtones dans un ordre préservé de pouvoir blanc. Madlingozi arrive à ces conclusions à partir d’une lecture croisée de la pensée de Steve Biko, du Black Consciousness Mouvement et des procédures imposées par ladite commission. Il montre que la commission véhicule une définition politique de qui peut être considéré comme victime de l’Apartheid qui n’intègre aucune dimension structurelle.[16] En outre, les procédures d’amnistie favorisent les auteurs des crimes politiques et restreignent les possibilités de justice, tout en imposant une idéologie réconciliatrice qui ne touche pas aux rapports de classe et de race de la société sud-africaine.

Alors que les Nations Unies et d’autres organisations internationales promeuvent la justice transitionnelle pour traiter de la violence coloniale, les réflexions décoloniales autour de ce champ continuent de montrer comment les cadres normatifs et pratiques de ce champ sont infiltrés par des logiques coloniales, voire par des velléités de reproduction de nouveaux projets coloniaux.[17] Par exemple, Browne (2023, 86) commente la fondation d’un centre de justice transitionnelle par une des pionnières de ce champ au sein de l’Hebrew University situé sur un territoire occupé palestinien ; un centre donc inaccessible pour la majorité des Palestiniens.[18] Browne considère que la création d’une programme par « une voix principale de la discipline, qui cherche à interroger les questions relatives à la ‘‘transition’’ et à la ‘‘justice’’ en Palestine/Israël, et qui se déroule dans une région où les voix des opprimés sont considérées comme indésirables, est l’exemple suprême du contrôle narratif colonial des colonisateurs, et une preuve supplémentaire du rôle de facilitateur que la justice transitionnelle joue dans la recherche d’une limitation et d’une délimitation de ce qui est perçu comme acceptable ». Pour Durdiyeva, un examen de la violence coloniale ne peut être possible par la justice transitionnelle que si elle remet en question sa compréhension de la « justice » et de la « transition ».[19] Comme elle l’écrit, « la décolonisation dans le cadre de la justice transitionnelle devrait aborder les dynamiques liées à la distribution des terres, à l’économie, à l’être, à la vie quotidienne et à l’imagination ».

Pour conclure, les efforts de justice transitionnelle adoptent un discours technocratique qui réduit au silence les autres voix et les batailles politiques inhérentes aux processus de transition tout en détournant l’attention de l’utilisation contemporaine de la violence et de l’oppression à l’égard des opposants politiques. L’expertise et l’hégémonie épistémique requises contribuent à la violence structurelle dans la mesure où 1) elles reproduisent les inégalités et les injustices sans aborder les questions structurelles essentielles liées à la violence perpétuée ; 2) elles ne prennent pas en compte la responsabilité des acteurs et facteurs globaux qui ne sont pas toujours immédiatement identifiables dans une conjoncture donnée; 3) elles dépolitisent les efforts de traitement du passé et créent ainsi des points d’ancrage idéaux pour la manipulation politique par des facteurs transnationaux et nationaux ; 4) elles continuent à projeter une vision du monde où le Nord est dépeint comme un sauveur international et le Sud comme le foyer de « sociétés brisées ».


[1] Chimni, Bhupinder S. 2006. ‘Third World Approaches to International Law: A Manifesto’. Int’l Comm. L. Rev. 8: 3, p. 3.

[2] Sripati, Vijayashri. 2008. ‘The United Nation’s Role in Post-Conflict Constitution-Making Processes: TWAIL Insights’. International Community Law Review 10 (4): 416.

[3] Nesiah, Vasuki. 2016. ‘Theories of Transitional Justice: Cashing in the Blue Chips’. In The Oxford Handbook of the Theory of International Law, Anne Orford and Florian Hoffmann.

[4] Arthur, Paige. 2009. ‘How “Transitions” Reshaped Human Rights: A Conceptual History of Transitional Justice’. Human Rights Quarterly 31 (2).

[5] Albon, Mary. 1995. ‘Truth and Justice: The Delicate Balance—Documentation of Prior Regimes and Individual Rights’. Kritz; Neil J. (Editor) Transitional Justice: How Emerging Democracies Reckon with Former Regimes 1, p. 46.

[6] Nesiah, Vasuki, art. cit.

[7] Lefranc, Sandrine. 2008. ‘Les Commissions de Vérité : Une Alternative Au Droit ?’ Droit et Cultures. Revue Internationale Interdisciplinaire, no. 56.

[8] United Nations Security Council. 1997. ‘Question of the Impunity of Perpetrators of Human Rights Violations (Civil and Political) – Final Report Prepared by Mr. Joinet Pursuant to Sub-Commission Decision 1996/119’.

[9] Ni Aoláin, Fionnuala. 2017. ‘After Things Fall Apart: Challenges for Transitional Futures’. Hum. Rts. & Int’l Legal Discourse 11: 23, p. 12.

[10] Bell, Christine, Sanja Badanjak, Robert Forster, Astrid Jamar, Jan Pospisil, and Laura Wise. 2017. ‘PA-X Codebook, Version 1.’ Political Settlements Research Programme, University of Edinburgh, Edinburgh.

[11] Okafor, Obiora C. 2014. ‘International Human Rights Fact-Finding Praxis in Its Living Forms: A TWAIL Perspective’. Transnat’l Hum. Rts. Rev. 1: 59, p. 74.

[12] Jamar, Astrid. 2019. ‘The Crusade of Transitional Justice Tracing the Journeys of Hegemonic Claims’. British Academy, Democracy and Violence.

[13] Naftali, Patricia. 2017. La Construction Du” Droit à La Vérité” En Droit International. Bruylant.

[14] Bueno-Hansen, Pascha. 2010. ‘Engendering Transitional Justice: Reflections on the Case of Peru’. Journal of Peacebuilding & Development 5 (3).

[15] Madlingozi, Tshepo. 2015. ‘Transitional Justice as Epistemicide: On Steve Biko’s Pluralist Co-Existence “After” Conflict’. L’épistémicide peut être défini comme l’élimination, à des fins de domination, de régimes de savoirs autochtones.

[16] Sitze, Adam. 2013. The Impossible Machine: A Genealogy of South Africa’s Truth and Reconciliation Commission. University of Michigan Press.

[17] Jamar, Astrid, and Aymar Nyenyezi Bisoka. 2022. ‘Pacification Du Passé Colonial Belge : Auto-Érotisme et Décentrement Décolonial’. Mediapart. Park, Augustine S J. 2020. ‘Settler Colonialism, Decolonization and Radicalizing Transitional Justice’. International Journal of Transitional Justice 14 (2): 260–79.

[18] Browne, Brendan Ciarán. 2023. In Transitional (in) Justice and Enforcing the Peace on Palestine. Springer.

[19] Durdiyeva, Selbi. 2024. ‘“Towards Decolonial Agenda for Transitional Justice: ‘The Old Is Dying and the New Cannot Be Born,’”’. In The Wretched of the Global South – Critical Approaches to International Human Rights Law. Springer (à paraître), p. 3.

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