L’ALLOCATION UNIVERSELLE

par | BLE, Economie, SEPT 2017

L’allocation universelle fait partie de ces sujets qui transcendent le clivage gauche-droite. Lors d’une soirée du collectif Le ressort[1], nous avons abordé cette thématique. Une analyse détaillée est ressortie de ce débat. Après avoir synthétisé le propos, nous donnerons un avis personnel sur la proposition. Qu’elle porte le nom de revenu de base, de revenu Inconditionnel, de salaire à vie, cette proposition suscite discussion. Bien sûr, les dénominations variées impliquent des réalités diverses, mais derrière chaque terme, trois principes : inconditionnalité du droit à ce revenu, délier revenu et emploi et attribution d’une somme à chaque personne.

Les propositions d’allocation universelle sont le fruit d’une histoire et d’un contexte socioéconomique particulier. Nous pouvons remonter aux sociétés de bienfaisance répandues au XIXe siècle ou aux premiers systèmes de caisse d’entraide entre travailleurs pour apercevoir les bases de cette idée. La robotisation et la digitalisation de l’économie sont également des éléments qui influent sur l’émergence de la revendication. Les débats autour du PIB et les demandes de développement d’indicateurs alternatifs capables de montrer d’autres formes de création de richesse sont aussi des exemples de débat qui impactent la réflexion sur l’allocation universelle.

Si nous ajoutons l’arrivée de l’État social actif et sa responsabilisation individuelle, il n’est guère étonnant que la proposition trouve écho dans de nombreux milieux. La conditionnalité accrue des aides  et  des droits sociaux par un contrôle systématique et poussif des bénéficiaires, accompagnée d’une réduction permanente des moyens de la sécurité sociale provoquant un délitement du filet de protection engendrent une remise en cause de la sécurité sociale et une volonté de proposer “autre chose”. Sur base de ces informations, l’allocation universelle apparait pour certains comme inéluctable. “Quiconque s’opposerait à cette mutation se verrait dès lors considéré comme rétrograde, en particulier celles et  ceux qui voudraient perpétuer l’actuel système de sécurité sociale (ou ce qu’il en reste). Au nom des récentes avancées technologiques, par exemple, il serait devenu impossible de trouver encore une pertinence à ce système. Bref, l’engouement pour l’allocation universelle pourrait bien contribuer à précipiter le démantèlement en cours de la sécurité sociale.”[2]

Face aux craintes de ne plus être protégé par le système social, face aussi à la mauvaise image de ce système, l’allocation universelle peut sembler un eldorado plus que séduisant. Elle a une image plus jeune, ancrée dans une société plus individualiste.

Mais “avant d’embrasser un nouveau modèle présenté tantôt comme la panacée, tantôt comme la fin de l’Histoire, observons soigneusement à quoi ce modèle demande de renoncer… et ce qu’il propose en échange”.[3]

  1. Quelle que soit la dimension innovante de la proposition, elle ne sort pas du rapport entre ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas. Elle se positionne peut-être différemment, mais elle n’en sort pas.
  2. Poser la question du revenu implique aussi de poser la question des droits. Avoir un revenu donne accès à une série de droits qui changent en fonction de la nature du revenu. Si une personne reçoit un revenu lié à un emploi qu’elle occupe, ce revenu lui ouvre la porte à des droits spécifiques en matière de chômage, de pensions… mais aussi une place spécifique dans certaines structures, y compris syndicales.
  3. L’allocation universelle remet-elle en cause l’homo economicus ? Evidemment, cet objectif n’est pas une priorité d’une partie des adeptes de cette proposition. Mais, pour celles et ceux qui y voient un pied de nez au capitalisme, plusieurs éléments tendent à interroger la pertinence de la réflexion. Citons, par exemple, que l’attribution d’une somme d’argent ne permettra pas de répondre à tous les défis de la pauvreté, l’aspect financier n’étant qu’une des causes de la pauvreté. Autre exemple, la proposition repose toujours sur l’octroi d’argent à dépenser, on reste alors sur une dimension consumériste. On pourra envisager une réflexion sur l’octroi d’un droit de tirage en matière de services publics (eau, énergie, transport, logement…), tout en s’interrogeant sur les risques de standardisation.
  4. L’allocation universelle donnerait à chacun un montant. Une forme d’égalité formelle s’établirait, mais celle-ci ne tient compte que d’une lecture économique de l’égalité. Le temps libéré, par exemple, ne se vit pas de la même manière pour chaque personne. A côté du capital économique des individus, il  y a le capital social et le capital culturel et ceux-ci impactent également grandement la vie.
  5. La soutenabilité du modèle mérite évidemment des questions. Les aspects économiques (montant de l’allocation, provenance, coûts…) suscitent de longs débats. Des propositions existent mais le sujet n’est pas toujours compréhensible, même s’il est essentiel. En plus de ces aspects, il est important de réfléchir aux implications concrètes comme le maintien de services publics de base, et encore plus quand les tâches prévues sont considérées comme pénibles, lourdes voire parfois dévalorisantes : qui sera encore éboueur ? Qui acceptera de travailler de nuit comme infirmière ou auxiliaire de vie si l’emploi n’est pas nécessaire ?

En fait, toute réflexion sur l’allocation universelle bute sur ce vieux dilemme : comment articuler l’égalité et la solidarité avec la liberté ? C’est passionnant, mais il n’est pas étonnant que cela suscite autant de débats. Néanmoins, la plupart de ces débats néglige deux aspects  essentiels de cette proposition : la place du travail et de l’emploi et les conséquences sociales, humaines, sociologiques et anthropologiques.

L’allocation universelle, qu’on adhère à l’idée ou non, met le curseur sur l’emploi et sur le rôle que ce dernier joue dans les processus de réussite et de reconnaissance sociales. Bien plus que la réduction collective du temps de travail ou que tout autre proposition, elle est en mesure d’amener ce débat sur la place publique car elle interroge sur le lien entre revenu et emploi. Si nous n’avons pas besoin d’avoir un emploi pour avoir un revenu, pourquoi travailler ? Que puis-je faire de ma force de travail ? Quelle place puis-je avoir dans la société si le statut professionnel n’est plus une référence ? Ces questions sont loin d’être anodines et l’allocation universelle est une opportunité incroyable d’aborder ces sujets.

Cependant, la réponse à ces questions varie grandement en fonction du capital économique, mais aussi social et  culturel des personnes interrogées.  L’impact de l’allocation universelle sur la population pourrait être révolutionnaire, mais de quelle manière ? Si chacun possède de quoi vivre correctement, avoir de l’argent pourrait ne plus être une valeur-étalon. Sera-t-elle remplacée et, si oui, par quoi ? La culture ? L’éducation ? La beauté ? La force ? Une fois de plus, ces interrogations méritent une attention forte au risque de remplacer uniquement la nature de la possession et de voir les exclus aujourd’hui rester les exclus de demain, ils auront juste plus d’argent.

Assumons ce débat et poussons la réflexion au maximum, en-dehors des cercles économiques et intellectuels. Profitons de l’occasion pour parler de la place de l’emploi, y compris avec ceux qui n’en ont pas. Et tentons d’imaginer, ensemble, ce que serait demain si l’allocation universelle était mise en place, à grande échelle.


[1] Le Ressort entend fournir un cadre propice à la réflexion et à l’action en dépassant les barrières partisanes, historiques et linguistiques qui morcèlent de manière quasi systématique l’aile progressiste de notre société. Permettre aux gens de se rencontrer, structurer des rapports aléatoires  et sporadiques, faire tomber des murs pour construire des ponts et percer le matelas des hypocrisies quotidiennes.

[2] Collectif Le ressort, “L’allocation universelle : entre révolution et nostalgie”, 2017, analyse Barricade. www.barricade.be

[3] Ibidem

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