FÉMINISMES ET TRAVAIL ASSOCIATIF : FAIRE COLLECTIF AUTREMENT

par | BLE, Féminisme, JUIN 2021, Social

Suite à une série d’entretiens avec Laetitia Peeters, Aurélie Ehx et Marie François

Nous avons rencontré trois artisanes de l’associatif pour explorer le potentiel émancipateur de l’engagement pour l’égalité de genre au sein du secteur social-santé ou de l’éducation permanente. Quelques questions en guise de fil rouge : travaille-t-on différemment les questions sociales ou d’éducation permanente lorsque l’on porte en soi une attention particulière à l’égalité hommes-femmes ou aux rapports de genre ? Est-ce que le féminisme permet de mieux faire son travail ou de porter des projets innovants ? Est-ce que le fait d’être femme pose des difficultés et, si oui, lesquelles ?

Nous vous proposons les analyses que ces trois travailleuses ont partagé avec nous. Un exercice de nuance et d’auto-réflexivité particulièrement délicat auquel ces femmes se sont prêtées, un peu surprises que l’on “vienne les chercher” et ce, malgré une expérience professionnelle reconnue dans leur secteur.

Je ne sais pas si je suis légitime” ou “je ne sais pas si je suis la mieux placée”. Elles ont toutes exprimé cette hésitation à un moment ou à un autre. Or, si nous avons voulu les entendre, elles, c’est parce qu’elles portent des projets ou des activités qui sont connues et reconnues par leurs pairs comme étant des pratiques intéressantes.

ESPACES EN NON-MIXITÉ ET VOIX DES PREMIÈRES CONCERNÉES

Nous avons fait le choix de nous entretenir avec des travailleuses au sein d’associations généralistes, travaillant avec un public mixte, composé d’hommes et de femmes. Les questions liées à l’orientation sexuelle ou aux transidentités n’ont été abordées que de manière ponctuelle, mais elles sont apparues dans les réflexions de toutes les travailleuses rencontrées.

En santé mentale, les deux travailleuses portent des projets en non-mixité, avec des femmes usagères de drogue ou ayant besoin de soutien en santé mentale. Ces groupes non-mixtes ont surgi en réponse aux besoins exprimés par les femmes.

Les usagères de drogue exprimaient toutes des difficultés et des préoccupations liées à leur santé sexuelle, à la vie à la rue, aux violences qu’elles y subissent tous les jours. Il y a aussi le travail du sexe qui, pour elles, n’est pas un choix, mais une nécessité. Nous avons décidé d’ouvrir une permanence pour répondre à ces besoins spécifiques et aussi à entendre les difficultés que les femmes trouvaient au sein même de notre structure”, nous explique Laetitia Peeters, psychologue à l’asbl Transit, centre de jour et hébergement pour usagères et usagers de drogues.

Une permanence et un étage pour femmes au sein d’un espace communautaire leur permettent de retrouver une intimité pour prendre soin d’elles, de leur hygiène. Il sécurise aussi l’expression des expériences de violence, des agressions sexuelles, sujets plus difficiles à aborder en présence des hommes. “Il a fallu questionner ce qui faisait défaut dans l’espace communautaire pour qu’elles s’y sentent bien. Elles ont exprimé un besoin de silence, de sécurité”, poursuit Laetitia Peeters.

Une sécurité qui doit passer par la mise à l’abri des commentaires, des blagues sexistes et des interpellations de la part des usagers, même si “les blagues permettent d’aborder les stéréotypes avec les hommes ; on leur demande “tiens, comment ça se fait que tu dis ça ? D’où ça vient ?”. L’espace femmes n’est pas voué à créer une séparation entre les sexes. On en parle, il y a des affiches qui le présentent dans les espaces communautaires”, insiste Laetitia Peeters.

La création de cet “espace femmes” fait écho à l’expérience d’Aurélie Ehx, chargée de projet et de recherche à l’Autre Lieu, pour qui “la question du genre s’est imposée parce que les membres de sexe féminin vivent des situations qui sont le fruit de stéréotypes de genre fort présents en psychiatrie aussi. On hérite de notions comme l’hystérie. Alors, dans la clinique, dans le suivi thérapeutique, les femmes se plaignent d’une prise en charge différente”.

La réponse au sein de cette structure a été de créer un espace appelé “d’auto-santé”. L’auto-santé est une notion développée par les collectifs féministes des années 1970, le plus célèbre étant le Collectif des femmes de Boston (The Boston Women’s Health Collective), responsables de la publication de Our Bodies, Ourselves, ouvrage de référence pour le Mouvement pour la santé des femmes, lequel répond à la surmédicalisation des corps, des cycles de vie et de la santé des femmes, par la compilation des savoirs profanes, créés collectivement entre elles.

Le groupe “auto-santé” permet aux femmes qui le fréquentent de mettre des mots sur des situations qui leur semblent discriminatoires. Ainsi, au sein de ce groupe, la parole partagée et collective renforce les membres : elle leur permet de décortiquer un épisode de vie qui a entamé leur confiance et d’élaborer des façons de réagir, de répondre en pareille situation. “Le groupe permet aux femmes de se positionner différemment lors des consultations, de se sentir soutenues dans les moments de suspicion, lorsqu’elles se demandent si le soignant sert son émancipation. Cela permet aux femmes de formuler des phrases à l’intention du thérapeute : “je ne me sens pas entendue, je ne me sens pas reconnue” ou “j’ai un problème avec la manière dont se déroulent les séances. Le groupe renforce la légitimité de questionner le soignant”, poursuit Aurélie Ehx.

Ce soutien entre membres a permis à certaines femmes de changer de médecin. Désormais, on se lève et on se casse. Même du divan ou de la table gynécologique. “Le trouble (psy) ne justifie plus l’exercice de la violence. Ce n’est pas parce que j’ai des difficultés qui m’empêchent de mener une vie dite normale que je n’ai pas le droit d’avoir prise sur mon traitement. On construit la possibilité d’adapter le traitement pour mener à terme des projets de formation, par exemple”, explique Aurélie.

Si, en santé mentale, l’émancipation des femmes passe parfois par des espaces non-mixtes, en éducation permanente, elle prend plutôt la forme d’activités visant à restaurer un équilibre rompu et à réparer ce que les inégalités et les dominations ont abîmé. Marie François, animatrice au Centre Régional du Libre Examen l’explique en ces termes : “Ce qui m’habite politiquement, c’est la lutte contre toutes les oppressions, la première étant celle de la culture dominante, hégémonique. Cette dernière, supposée “neutre” transparaît partout dans les instances de pouvoir et de décisions. Ainsi, il s’agit de tenter de ramener les marges au centre (clin d’œil à bell hooks, dont les travaux ont également inspiré le groupe auto-santé de l’Autre Lieu), ce qui nécessite souvent de jouer au funambule entre rassurer les dominants tout en voulant remettre en question leur position de privilégiés”.

Ce déplacement, des marges au centre, passe par un déplacement nécessaire et salutaire de la direction vers laquelle nous braquons les projecteurs et, surtout, vers laquelle nous dirigeons nos micros. En tant qu’animatrice cela passe par le choix des intervenantes et des partenaires que nous associons aux activités car “nous grandissons dans une culture classiste, raciste, sexiste, validiste, grossophobe, transphobe, homophobe, agiste… Ces mécanismes de dominations peuvent être imbriqués, c’est ce que nous apprend le féminisme intersectionnel. Nous sommes, malgré nous, imprégnées de tout cela. Je pense que, après ce constat, notre tâche consiste à déconstruire ces schémas de pensée. En veillant à écouter et donner la parole aux personnes concernées, c’est-à-dire aux victimes de discrimination elles-mêmes, souvent fortement invisibilisées”, poursuit Marie.

Cela aboutit à la mise en place de conférences et d’ateliers où les femmes racisées sont au centre du programme pour parler des discriminations qu’elles vivent au quotidien. Il s’agit de la mise en place d’alliances nouvelles qui renforcent la légitimité des luttes que ces femmes portent. “Laisser la main aux femmes et aux associations qui luttent contre le racisme pour construire le panel ou pour prendre la parole est symboliquement important. Dans un souci de cohérence, pour célébrer la Journée de lutte contre le racisme, par exemple, tous les ateliers et toutes les prises de parole publique que nous avons programmés ont été conduits par des femmes racisées”, insiste Marie.

On place le curseur ailleurs que dans une expertise détachée, objective et neutre. On cherche désormais “des expertes du vécu qui vont permettre à ceux et à celles qui n’ont pas l’expérience de ces dominations de les découvrir et de prendre la mesure de leurs effets”. précise Marie, en faisant le parallèle avec une expérience professionnelle antérieure, où elle a mis en place un groupe de travail autour de la “dés-hétéro-centrisation” d’un stand pourtant sur la santé sexuelle.

Se dire inclusif, ne suffit pas. Lorsque j’exerçais une fonction au sein du secteur des centres de planning familial, par exemple, on définissait nos centres comme étant ouverts à tous. Cependant, le secteur LGBTQIA+ nous renvoyait le fait que les minorités n’étaient pas vraiment prises en compte. D’ailleurs, on parlait de “tous”, aujourd’hui, on dirait “toustes””.

C’est ainsi qu’est née une initiative visant à “des-hétéro-centrer” les stands en milieux festifs. Cela n’a pas semblé évident à certain.e.s travailleu.r.se.s des centres de planning, qui se sont senti.e.s critiqué.e.s par la démarche. Il a fallu un an de rencontres régulières avec des experts et des expertes du vécu, issus des collectifs LGB- TQIA+, pour identifier précisément ce qu’il fallait prendre en compte pour dépasser la simple intention d’inclusivité. “C’est en faisant se rencontrer ces deux mondes qu’une compréhension a été possible, que le sentiment d’être en porte-à-faux avec ses valeurs humanistes a pu être dépassé par les plannings. La difficulté réside dans le fait qu’on ne fait pas exprès d’être excluants. Quand on est en position de privilégié.e on ne se rend pas compte. C’est en écoutant ce que les domin.é.e.s ont à dire qu’on peut voir vraiment ce qu’ielles vivent et ce n’est pas facile. Mais, pour finir, ça humanise le travail et c’est ça qui est important”, conclut Marie François.

LES “PETITES MAINS” DE L’ASSOCIATIF

Un autre constat qui se dégage de ces rencontres porte sur le niveau de formation des travailleuses dans le secteur. Toutes les trois possèdent un diplôme universitaire en sciences humaines et ont suivi ou suivent actuellement des formations supplémentaires. Elles exercent leur fonction d’animatrice, chargée de projets ou psychologue au sein d’équipes pluridisciplinaires, structurées de manière hiérarchique ou en autogestion. Aucune n’a une fonction de coordination ou de direction, et ce, malgré plus ou moins dix années d’expérience professionnelle.

Aurélie Ehx s’exprime sur cette particularité d’insertion des femmes dans le secteur du social-santé : “dans l’associatif, on retrouve une majorité de femmes avec des qualifications et un niveau de formation élevé. Souvent plus élevé que les hommes. Elles sont pourtant les “petites mains” des structures. Elles sont les premières à relever leurs manches quand il faut s’investir dans une action qui exige des longues heures de travail, des efforts physiques ou du soin aux autres. On assure toutes ces tâches un peu comme si l’on reproduisait, au sein des services en santé mentale ou sociaux, le travail reproductif qu’on fait “naturellement” à la maison”.

Non seulement les tâches invisibles sont souvent assurées par les femmes mais elles le font bien souvent bénévolement, en dehors des heures, en mobilisant leurs ressources personnelles ou leur propre réseau.

Les choses bougent, petit à petit, les directrices ou coordinatrices sont de plus en plus nombreuses. Cependant, les femmes ne cherchent pas à gravir les échelons dans l’associatif. Elles s’y investissent souvent par conviction, on aurait envie de dire par vocation. Un peu comme si elles cherchaient à matérialiser, dans le choix de leur travail, un idéal collaboratif. Tandis que les collègues de sexe masculin “font plus clairement la différence entre le travail rémunéré et non rémunéré. J’observe qu’ils ne sont pas très nombreux quand il faut s’investir dans des tâches non rémunérées et non-reconnues, qui sont courantes dans le secteur”, nous confie Aurélie Ehx.

Ce “dévouement féminin” apporte énormément aux projets, mais n’a que très peu de retombées sur les carrières des travailleuses. Alors que, les travailleurs sont toujours prêts “à devenir “responsables”. Ils ont d’ailleurs plus de temps pour s’y consacrer”, poursuit Aurélie. Ce qui facilite, d’une certaine manière, leur ascension dans les échelons.

(SE) FAIRE CONFIANCE. OSER

Dépasser les difficultés à construire un travail social et associatif qui reflète les idéaux d’émancipation et d’égalité qui le portent passe nécessairement par une remise en question des rapports de domination qui le traversent. La prise en compte d’expériences des premiè.re.s concerné.e.s est le premier pas. L’innovation et la créativité qui surgissent de la prise en compte de ces expériences de domination sont indispensables, ensuite, pour assurer la pérennité de ces démarches (re)humanisantes du travail associatif. Parfois, comme c’est le cas des groupes non-mixtes, cela pose un défi supplémentaire car cela bouscule les habitudes.

Une répartition équitable du pouvoir et des tâches entre les genres au sein des associations serait la troisième roue de ce véhicule. Pour finir, un soutien proactif des équipes et des directions aux travailleuses qui portent des projets et des tâches de soin, moins visibles que la représentation ou la prise de parole publique, est indispensable pour équilibrer ces rapports inégaux qui dépassent nos structures.

Il faut oser”, nous disait, en guise de conclusion, Laetitia Peeters : “les femmes nous renvoient précisément ça, qu’il faut faire confiance et se faire confiance. Quand elles arrivent à se dire finalement je ne suis pas la seule à vivre ça” leur confiance est décuplée. Cela n’arrive que grâce aux autres, avec les autres, et moi parmi elles. Cela me donne une force incroyable”.

S’émanciper par le social et dans le social, par l’associatif et dans l’associatif serait une question de confiance restaurée en soi et en l’autre. Peut-être que, finalement, l’émancipation au sein du secteur consisterait à favoriser les conditions pour que cette confiance retrouvée nous permette d’oser, encore et toujours, une société plus juste.


Image : © photo Cottonbro – pexels.com

Dans la même catégorie

Share This