Depuis 1998, Bruxelles Laïque propose des espaces d’apprentissage pour ceux et celles qui souhaitent apprendre à lire et écrire le français. Cette offre permet d’agir sur l’un des facteurs amenant à des situations d’inégalité, d’exclusion ou de discrimination. Chaque semaine, une équipe d’animatrices accueille des personnes de toute origines sociales, géographiques et culturelles pour les aider à acquérir des compétences favorisant les échanges avec leur environnement scolaire, social et culturel. En quoi apprendre une langue dans un pays (qui n’est à la base pas le sien) est une chose si importante ? Au-delà de l’apprentissage, qu’est-ce que « faire de l’alphabétisation » ? À quoi servent ces ateliers dans la construction de l’autonomie personnelle ? En quoi favoriseraient-ils la cohésion sociale dans un monde qui exclut de plus en plus ?
Tentatives de réponses avec une partie de l’équipe d’animatrices de Bruxelles Laïque : Hülya Ertorun, Valérie Abdou-Morsi, Candice Brunet, Véronique Quach-Hong et Mary Zimmerman.
Julien Truddaïu (JT) : Pourquoi Bruxelles Laïque propose-t-elle des ateliers d’alphabétisation ? Quelle sont leurs spécificités par rapport à d’autres structures qui pratiquent aussi ce type d’ateliers ?
Hülya Ertorun (HE) : Ce projet a été initié entre 1995 et 1997 par une association membre de Bruxelles Laïque, Service Laïque d’aide aux Personnes (SLP). Il proposait au départ l’organisation d’écoles de devoirs et d’ateliers de français pour les mères dans deux écoles primaires de la commune de Schaerbeek (Ecole n°1) et de la commune de Saint-Josse (Ecole Joseph Delclef). Initialement, l’idée était de répondre aux demandes des mères qui accompagnaient leurs enfants à l’école. Ensuite, nous avons constaté qu’il y avait une réelle demande et besoin d’un public pour apprendre à lire et écrire le français. La prise en charge du secteur pluriculturel du Service Laïque d’aide aux Personnes par Bruxelles Laïque, en 1998, a permis d’étendre ce projet à un public plus large et d’augmenter notre offre. Les ateliers d’alphabétisation et de français constituent une action de cohésion sociale qui s’inscrit dans les principes des valeurs laïques. Cette action est un projet d’apprentissage de la langue, mais se veut également un lieu de développement de l’autonomie des personnes, un lieu d’échanges, de débats, de rencontres. Les animatrices travaillent avec des outils pédagogiques appropriés aux groupes et proposent des ateliers attractifs pour permettre l’acquisition de compétences linguistiques nécessaires aux interactions sociales essentielles et utiles au développement d’attitudes participatives.
JT : Comment est-ce que vous définiriez l’ « alphabétisation », qui semble être un terme générique qui cache en fait beaucoup d’autres objectifs que le simple apprentissage du français ?
Valérie Abdou-Morsi (VAM) : Je définirais l’alphabétisation comme une action citoyenne ou active à travers des animations et des ateliers. Nous abordons plein d’autres questions avec les regards croisés des participants et participantes qui viennent avec leurs vécus, leurs parcours de vie, leurs savoirs et toutes les compétences qu’ils et elles ont déjà acquises. L’alphabétisation est au cœur de tout un processus de pédagogie émancipatrice auquel nous travaillons. Je le conçois comme un outil au service de leur vie pour les aider à aller de l’avant.
Mary Zimmerman (MZ) : Alphabétiser, c’est favoriser l’expression, l’épanouissement et la reprise de confiance de la personne. C’est favoriser le lien entre écoles, enseignants, enfants et parents. C’est également favoriser l’égalité et la participation citoyenne, l’accès au marché du travail et à la maîtrise des connaissances, ainsi que l’intégration dans la société. En dehors des ateliers de français, nous utilisons pour les primo-arrivants des outils pédagogiques afin d’échanger et de faciliter « le vivre ensemble » dans un nouveau milieu de vie (ex : mallettes pédagogiques). Des activités culturelles (visites de musées, films, échanges et débats, théâtre…) font partie de l’apprentissage de la langue.
HE : Nous nous basons sur les fondamentaux de Bruxelles Laïque pour travailler nos animations avec les participants. Cette démarche égalitaire, émancipatrice et interculturelle nous guide dans notre manière d’agir. Elle est une action d’éducation permanente. Il y a tout un travail de sensibilisation, de participation, d’échange et de coexistence. Alphabétiser, permettre aux personnes de s’approprier la langue française, c’est offrir un outil pour savoir lire et écrire, pour trouver un emploi, pour aider ses enfants, pour aller chez le médecin, pour comprendre le monde, pour agir en tant que citoyen, pour développer l’esprit critique et surtout pour être autonome et prendre une place dans le pays d’accueil et la société.
VAM : Nous avons une réelle autonomie dans l’approche pédagogique. Nous tentons d’accompagner les personnes dans leur parcours d’apprentissage tout en tenant compte de leur niveau. Il n’est pas question, comme dans des écoles de langues, de modules avec un objectif à atteindre, d’évaluations où, si on ne réussit pas, on doit recommencer. Quand nous voyons que ça coince, nous prenons le temps de comprendre ce qui se passe.
Candice Brunet (CB) : Il y a une singularité dans l’engagement laïque que nous portons. Nous sommes à la fois travailleuses sociales et déléguées laïques et nous tentons de transmettre ainsi les valeurs de la laïcité dans les ateliers. Nous avons également la liberté d’accueillir et de rendre accessibles nos ateliers, à tous types de personnes, notamment les personnes en attente de régularisation. Cet accueil devient de plus en plus rare au sein des associations bruxelloises. La richesse de Bruxelles Laïque est aussi d’avoir un service social et un secteur sociopolitique qui peuvent prendre le relais, en cas de besoin, pour notamment relayer des revendications et les amener dans le débat public. Nous essayons ainsi d’être une sorte de pont.
VAM : Pour l’avoir expérimenté – parce que j’ai travaillé l’alphabétisation dans d’autres associations – à Bruxelles Laïque, je peux me positionner et affirmer ma posture laïque là où, ailleurs, ça peut mal passer, notamment concernant les questions religieuses. Cette posture est beaucoup plus claire et elle nous donne plus de liberté et de moyens d’action.
CB : Notamment dans le choix des thématiques par exemple. Nous pouvons donc parler a priori de tout. Nous partons toujours du vécu des personnes, de ce qu’elles amènent. Nous avons la chance de travailler avec des personnes du monde entier, de cultures souvent très différentes, et cela, trois fois par semaine, pendant plusieurs années, car il s’agit d’un apprentissage à long terme. Nous tissons donc des liens de confiance qui permettent aux participants et participantes d’échanger, de partager leurs savoirs et leurs connaissances, voire de résoudre des problèmes très concrets liés au travail ou au logement. Il se crée ainsi naturellement beaucoup de solidarité, et souvent même de l’amitié.
JT : Qu’évoque pour vous le concept de cohésion sociale dans vos pratiques quotidiennes ?
VAM : Nous travaillons à la fois à la cohésion sociale tout en faisant de l’éducation permanente. La différence entre les deux, c’est qu’il y a quelque chose de plus défini et explicite dans le travail d’éducation permanente, là où le travail de cohésion sociale est moins pensé et est plus de l’ordre du résultat. Par exemple, la pause-café lors des ateliers est un moment extrêmement important pour les personnes qui y participent, même si c’est un moment informel. C’est un espace privilégié où les gens se rencontrent, échangent et sont réellement ensemble. Toutes les autres activités qui ne sont pas purement de l’apprentissage et que nous organisons permettent aussi de décloisonner : des sorties culturelles, des fêtes de fin d’année et d’autres projets qui sont mis en place et de manière non-spontanée, mais bel et bien pensés en équipe. Nous mettons en place des stratégies d’attention envers celles et ceux qui fréquentent nos ateliers, car certaines de ces personnes sont confrontées à de sérieux problèmes de précarité.
MZ : La cohésion sociale favorise l’intégration des individus, leur attachement au groupe et leur participation à la vie sociale. Le public partage un même ensemble de valeurs et de règles de vie qui sont acceptées par chacun. L’existence de conflits sociaux ne signifie pas nécessairement l’absence de cohésion sociale mais, au contraire, renforce la solidarité.
CB : La cohésion sociale, c’est tisser du lien social, favoriser les rencontres entre les gens, c’est travailler entre l’ici et l’ailleurs. Nous accompagnons les personnes dans leurs difficultés, dans leurs envies d’apprendre, notamment le français, et leur désir de comprendre comment fonctionne notre société. C’est un travail qui demande beaucoup de remise en question au quotidien, car il s’agit pour chacun de se positionner entre différentes manières de penser, entre différents mondes. D’autant plus quand le fossé entre ces mondes s’élargit. Face à cela, nous essayons au maximum (ou “le plus possible”) de favoriser ou de renforcer la solidarité entre les groupes. On retrouve cela dans la pédagogie que nous utilisons. Lors des séances, nous sommes garantes de ce que tout le monde puisse s’exprimer et trouve sa place, notamment dans l’échange de savoirs. Tout cela demande aussi un cadre pour que chacun puisse se sentir à l’aise. Il y a des personnes qui ont vécu des conflits, des guerres et qui se retrouvent à la même table que « leurs ennemis ». Les différences sont donc parfois très grandes. Et, pour nous, la cohésion commence parfois ici.
Véronique Quach-Hong (VQH) : La cohésion sociale, c’est permettre à des gens d’horizons différents, de cultures différentes, de croyances différentes, d’être assis autour de la même table autour d’un objectif commun qui est l’apprentissage du français. Par-là, c’est pouvoir remettre en question toutes les croyances avec lesquelles ils et elles viennent et amener une remise en question permanente. Nos expériences nous permettent de baigner dans ce que peu d’autres vivent : être confrontés à cette diversité de points de vue et de cultures.
HE : C’est permettre la participation active de chaque individu à la vie sociale, économique, culturelle et politique. C’est également lutter contre toute forme de discrimination et d’exclusion sociale. Vivre ensemble passe par la diversité socioculturelle, l’interculturalité, la cohabitation, la reconnaissance, la citoyenneté. Bruxelles Laïque est un lieu ouvert d’échange et de rencontre qui permet de créer des liens avec celle ou celui qui vient, de pouvoir apprendre de l’Autre. Ceci est d’autant plus important que le public que nous accueillons n’a pas souvent l’opportunité de pouvoir partager avec d’autres. Nous sommes donc un espace social qui permet l’écoute et l’expression. Que l’on soit homme, femme, étranger, travailleur, chômeur, sans-papiers ou sans-abris, les personnes sont accueillies et reconnues avec leurs particularités, leurs identités multiples au-delà de leur appartenance collective. Pour nous ce sont des citoyens et citoyennes faisant partie d’une entité.
JT : Est-ce qu’il n’y a pas une frustration à tenter de créer des espaces de cohésion dans une société qui en a de moins en moins, qui exclut, qui déshumanise ?
HE : Nous nous posons la question quotidiennement par rapport à la situation dans laquelle se trouvent les personnes qui suivent nos ateliers. Il n’est pas toujours évident de pouvoir répondre à leurs besoins, mais nous essayons de les accompagner dans leur apprentissage de la langue, mais aussi dans leurs diverses demandes en faisant appel à d’autres associations. Depuis quelques années, la précarité s’est accentuée et la situation s’est aggravée avec la crise sanitaire. Nous avons continué l’accueil du public des ateliers alpha malgré tout à ce moment-là, mais dans des conditions très difficiles. De façon générale, nous essayons de trouver des solutions face aux problèmes que les personnes rencontrent, mais tout cela ne dépend pas que de nous. Ce sont des maux de société qui doivent être pris en charge par des responsables politiques pour une meilleure construction de faire et vivre ensemble.
JT : En quoi l’apprentissage d’une langue est-il important et représente-t-il un facteur de cohésion ?
CB : Pouvoir s’exprimer est le premier outil d’émancipation, qui ouvre la porte à tout le reste. Apprendre à lire et à écrire constitue la base nécessaire. Mais ce n’est pas sans obstacle, car s’ajoute à cela une fracture numérique de plus en plus importante.
VAM : L’apprentissage de la langue française constitue l’élément commun dans un premier temps. Avec, évidemment, au sein d’un même groupe, différents niveaux, des parcours de vie différents. Certains et certaines ont été scolarisés, d’autres pas du tout. Les ateliers offrent cette mise en commun avec les animatrices qui apprennent aussi.
CB : C’est également ce qui relie toutes les activités que nous menons : des ateliers de français purs et durs aux visites culturelles. Nous sommes tout le temps en train d’apprendre à travers toutes nos activités.
HE : La langue demeure le vecteur privilégié qui permet de vivre de façon autonome et décente dans son quotidien. Par exemple, les parents qui évoluent en français ont besoin de comprendre le contexte scolaire de leur(s) enfant(s). Si on est limité par la lecture, l’écriture, la fracture numérique, la connaissance de la langue, on est moins libre, dépendant des autres pour trouver du travail, comprendre ce qui est écrit dans le journal de classe de son enfant, d’échanger, de comprendre, de partager, de connaître ses droits et de s’insérer dans la culture du pays d’accueil, d’exercer sa citoyenneté.
JT : Vos pratiques et constats semblent interroger l’idée d’une culture belge figée, alors qu’elle est déjà traversée par d’autres références culturelles.
CB : Je pense que nous sommes dans un moment de transition très clair. Une des conséquences au problème climatique est les migrations. Je pense qu’elle peut aussi être vue à la fois comme une chance et une des solutions à cette transition. Je suis surprise quotidiennement de ce que les personnes que nous accueillons ont à apporter à notre société. Nous pourrions retourner la situation et considérer qu’elles pourraient à leur tour faire de la sensibilisation à travers leurs expériences de résilience face au vécu de situations compliquées, voire dramatiques. Elles détiennent aussi des clefs de compréhension quant à des solutions énergétiques, alimentaires ou sur la manière dont nous devrions organiser la solidarité, par exemple. Reste la question de comment mieux valoriser ces apports ?
VAM : Nous sommes également, nous-mêmes, animatrices, issues des diversités. Nous avons donc toute cette ouverture aux autres.
MZ : La prise de conscience de la logique de l’altérité, mais aussi de la ressemblance entre humains, est très importante. Certains modes de vie et comportements sont facilement et couramment admis dans la société et peuvent même parfois faire l’objet de curiosité et parfois d’emprunts (au niveau musical, artistique en général, littéraire, culinaire, décoratif…), ce n’est, par contre, pas toujours le cas pour d’autres.
VQH : Nous n’avons pas la volonté de mettre les usagers et usagères dans un cadre précis. Notre travail est aussi de s’enrichir de leur culture et de leur expérience.
JT : Qu’évoque pour vous le terme “intégration” au regard de vos pratiques et du public des ateliers ?
VAM : Nous revenons toujours à cette question : s’intégrer à quoi et par rapport à quoi ? Il y a des quartiers entiers à Bruxelles, comme ceux proches de la Commission européenne, où personne ne parle un mot de français. Je connais des magasins dans ces quartiers où on ne vous parle pas en français ! Donc, si nous parlons d’une intégration qui va dans les deux sens, alors oui, pourquoi pas ? Si en revanche, cela s’apparente plutôt à un moule, je pense que cela ne fonctionnera pas.
CB : Je pense que c’est un terme moyenâgeux qui correspond à un schéma institutionnel féodal. Il me semble que, face à la crise climatique que nous connaissons, nous sommes tous et toutes dans la même embarcation et que le terme « d’adaptation » conviendrait mieux. Nous sommes dans l’urgence de nous adapter à une autre forme de vivre ensemble.
VQH : Je préfère le terme de cohabitation à celui d’intégration puisque le premier est très connoté. Il induit cette idée de supériorité d’un groupe par rapport à l’autre et de modèle à suivre. Et clairement, dans notre boulot, ce n’est pas cela notre objectif.
MZ : On peut considérer que l’apprentissage de la langue est l’un des vecteurs d’intégration des personnes d’origine étrangère dans la société belge. La question de l’intégration ou de la non-intégration du public ne se limite pas à une manière de vivre ou un système de valeurs d’enseignement à partager, mais inclut également l’insertion des personnes dans la société avec une notion de bien être, d’émancipation et d’épanouissement. C’est le but recherché dans les ateliers.
HE : Il s’agit de faire partie d’un groupe, d’une société. Avoir sa place et être reconnu dans sa personnalité singulière en tant que citoyen responsable, qui participe au développement d’une culture commune, ouverte, égalitaire, émancipatrice.