INTERVIEW : CONTRE LA MAIN DU MARCHÉ : LE POING DES SOIGNANTES ET SOIGNANTS

par | BLE, DEC 2019, Démocratie

Entretien avec Jessie L. : Infirmière en maison médicale et membre du collectif “La Santé en lutte”

Que ce soit en Belgique, en Autriche ou en France, les travailleuses et travailleurs des soins de santé sont en pleine organisation (grève, actions et manifestations) contre les logiques de profit et de rentabilité qui les épuisent et les empêchent de soigner correctement les patients, jusqu’à provoquer parfois maltraitance et mort 1. A l’occasion de ce numéro consacré à la déconstruction des fables néo-libérales, il semblait nécessaire de faire un point sur la mobilisation en cours et sur le danger que représentent des services de santé gérés comme des entreprises.

ED : Vous avez exercé votre métier d’infirmière dans différentes structures : pouvezvous nous décrire votre parcours et nous indiquer les grandes évolutions communes que vous constatez ?

JL : Après deux ans de travail en soins intensifs et quatre ans comme infirmière à domicile à la Centrale de Service à Domicile (CSD), je travaille désormais depuis un an en maison médicale. Peu importe les lieux où j’ai exercé, une même expression revient dans la bouche des collègues : “Nous sommes pressés comme des citrons”. L’impression d’être un robot avec numéro interchangeable est omniprésente. Et cela a des conséquences : une infirmière en soins intensifs ne tient pas plus de 8 ans. Sur les forums infirmiers, beaucoup cherchent à se reconvertir professionnellement en dehors des soins de santé. Sous le dernier mandat politique, 900 millions d’économies ont été faites sur le dos des soins de santé ! Les ressources des soignants sont mises à mal : maladies professionnelles, reconversions et burnout en sont un lourd indice.2

Cela s’explique de plusieurs façons : d’abord, on se retrouve pris dans une logique de chiffres, que ce soit en termes de patients “à faire” ou d’enveloppes à “respecter”, ce qui nous empêche de soigner correctement. Dans mon ancien travail à domicile, j’ai régulièrement eu des tournées très chargées. Il fallait faire beaucoup de patients pour pallier le bilan annuel systématiquement déficitaire. Une fois, après une tournée en soirée, j’ai calculé le temps que j’avais par patient : 9 minutes ! 9 minutes pour me
garer, trouver les habitations, monter, faire le soin qui, pour une partie, consistait à laver la personne et la mettre au lit, encoder les soins dans la tablette… L’enfer !

Un autre point est la charge de travail importante, ainsi que le travail à flux tendu. Aux soins intensifs, le ratio est de trois patients pour un infirmier ou une infirmière : entre le relevé horaire des paramètres vitaux, la gestion de la médication, les soins, la gestion du respirateur, etc. Le temps est compté. Si un patient présente un état critique, il est impossible de s’occuper correctement des deux autres. Et, en dehors de la gestion des cas critiques, c’est le quotidien des soins intensifs.

Enfin, nous nous retrouvons avec de plus en plus de responsabilités. La main d’œuvre infirmière est utilisée pour diminuer la charge de travail importante des médecins et leur salaire. C’est ainsi que des infirmières référentes en diabétologie sont, par exemple, chargées d’adapter le traitement en insuline de certains patients à la place du médecin. Aux soins intensifs, on a de plus en plus recours à des protocoles – pour la gestion respiratoire, la gestion des drogues et médicaments intraveineux, etc. Dans certains services, les médecins ne rentrent même plus dans les chambres. Certes, cela élargit notre champ de compétences et est très enrichissant professionnellement. Pour autant, nous n’avons aucune révision de notre propre charge de travail et la revalorisation salariale est quasi nulle.

ED : Comment la qualité des soins de santé prodiguée aux patients est-elle impactée ?

JL : Les patients se plaignent surtout du prix des médicaments et, plus généralement, du fait qu’ils n’arrivent plus à se soigner.3 Pour le reste, ils sont très conscients de nos conditions de travail.

On constate aussi des dérives inquiétantes, avec des patients de plus en plus livrés à eux-mêmes et qui, pour beaucoup, se retrouvent au CPAS. Or, les CPAS ne sont pas spécialisés dans le domaine de la santé et sont de plus en plus surchargés. On finit par observer des dérives complètement folles avec des assistants sociaux de CPAS qui remettent en question des prescriptions médicales, des diagnostics. Ils sont plus stricts aussi (pour pallier la sur-médication ? Pour diminuer les dépenses ?). Par rapport à une mutuelle, les patients d’un CPAS doivent faire des démarches administratives beaucoup plus lourdes et se justifier en permanence. Un exemple : pour bénéficier d’un renouvellement de prescription pour un médicament contre la tuberculose, ils doivent obtenir un réquisitoire spécifique avec un délai de, parfois, plusieurs semaines (ils doivent avoir la prescription, aller au service réquisitoire qui est surchargé, il y a un délai d’attente, etc.). Quand on sait que la tuberculose peut être contagieuse, c’est extrêmement grave. Toutes ces lourdeurs administratives découragent les personnes qui ont déjà des situations socio-économiques compliquées. Au-delà d’une baisse du suivi et de la prévention, cela signifie également plus de complications médicales pour ces personnes, mais aussi une plus grande prise en charge par la société.

Un autre aspect préoccupant est le peu d’importance accordée aux aspects émotionnels dans nos pratiques : il n’y a plus de place pour les émotions. De nombreux soignants ont à cœur les émotions du patient, mais il n’y a plus de temps pour l’écoute et l’échange. Nombreuses sont les infirmières qui disent qu’elles n’osent plus poser la simple question “Ça va ?” au patient, de peur de ne pas avoir le temps d’en assumer une éventuelle réponse négative. Humainement parlant, c’est préjudiciable.

En parallèle, les émotions des soignants – et plus particulièrement leur souffrance – sont complètement occultées. Un livre de Laurent Morasz 4 en propose une vision systémique intéressante. Pour se protéger de la souffrance, les soignants ont recours à deux mécanismes : l’isolation, qui consiste à approcher le patient de manière technique et scientifique en limitant ainsi l’implication émotionnelle, et la sublimation qui consiste à “parcelliser”, à voir avant tout la pathologie, le patient disparaissant derrière elle. Ces mécanismes se ressentent parfois dans le jargon “La prothèse de hanche de la chambre 345” ou encore en soins intensifs “J’espère que je n’aurai que des tubes”, sous-entendant qu’on souhaite avoir uniquement des patients sédatés, donc inconscients.

La souffrance des patients affecte les soignants et la souffrance des soignants influe les prises en charge des patients. Cette souffrance est institutionnalisée. Une conséquence, insupportable pour moi, est qu’une fois entré à l’hôpital ou dans une structure de soin, votre santé ne vous appartient plus.

ED : En quoi le secteur du “soin” n’est-il pas compatible avec des logiques de marché, de libéralisation et de privatisation ?

JL : Dans les logiques de marché, l’objectif prioritaire est l’aspect financier. Le maintien d’une bonne santé est secondaire et se trouve toujours dans une logique lucrative. Du point de vue soignant, il existe toute une série d’actes qui ne peuvent pas être quantifiés, chiffrés, comme le fait de parler à quelqu’un, d’apporter un soutien ou encore la prise en charge globale d’un soin. Par exemple, l’acte de préparer un semainier est facturé 11 euros par patient à domicile. Mais gérer un semainier ne se limite pas à organiser des médicaments dans une boîte : il faut veiller à ce que la prise puisse se faire, surveiller les complications possibles des médicaments, communiquer avec le médecin sur l’évolution du traitement et les adaptations éventuelles, donner au patient les informations liées aux médicaments, etc. Ces mesures assurent une prise en charge de qualité et préviennent d’éventuelles complications mais sont difficilement quantifiables, en tout cas pas vérifiables et, de toute manière, pas facturées.

Au centre du problème se trouve la logique de la rémunération à l’acte : on entre dans une course aux “actes”, dans des buts de rentabilité, et la qualité du soin devient prestataire-dépendante. Les prestations ne sont pas bien payées, vu la lourdeur du travail, alors certains trichent et d’autres enchaînent les actes : plus on en fait, plus on aura des revenus acceptables. La prise en charge globale, c’est du bénévolat. Il n’y a pas d’intérêt à faire de la prévention, à comprendre les causes des problèmes rencontrés et à trouver des ressources pour les résoudre. Les problèmes peuvent se répéter indéfiniment, on répète les actes et on facture. C’est totalement différent d’une logique de soin forfaitaire : dans ce cas, le but est de diminuer le nombre de soins par personne, et donc d’améliorer la qualité de la prise en charge générale.

Actuellement, on est dans un système de santé à deux vitesses, au moins : il existe de très fortes – et injustifiées –
différences de suppléments d’honoraires entre hôpitaux, et entre spécialistes, pour un même type d’opération. Les patients se retrouvent “forcés” – faute d’être prévenus que c’est illégal – de prendre des chambres privées pour se faire opérer par le chirurgien qu’ils désirent. De ce fait, seuls les patients les plus riches ou qui bénéficient d’une bonne assurance privée sont soignés comme ils le souhaitent. A Bruxelles, par exemple, il devient difficile de trouver un dermatologue conventionné. Pour certaines familles, ces actes non-conventionnés sont un poids supplémentaire sur un budget déjà très serré.

La logique financière a aussi des conséquences sur les managements. Dans certaines structures ou service, le turnover est énorme : dans mon ancienne équipe de 15 personnes, seulement trois étaient plus anciennes que moi alors que je travaillais là depuis quatre ans seulement. Le management était militaire, fondé sur la peur et l’obéissance : un jour, ma chef, sa supérieure et la personne hiérarchiquement encore au-dessus, sont allées jusqu’à interrompre une de mes tournées et me convoquer pour un premier avertissement concernant des PV de stationnement que j’avais moi-même payés ! Ils contrôlaient également les heures de passage chez les patients pour voir si nous finissions en avance nos tournées, ou encore nous notaient annuellement selon le score de Bradford 5 (qui distingue les absences longues des absences courtes, pénalisées) ce qui pouvait mener à un entretien avec le chef, voire à un licenciement. Le service infirmier étant systématiquement en déficit chaque année, la hiérarchie sous pression avait développé un management directif, infantilisant et source de souffrance.

ED : Pourquoi avez-vous rejoint le collectif Santé en lutte?

JL : Cela m’a redonné confiance de voir la mobilisation du “mardi des blouses blanches” : depuis juin, tous les mardis, les travailleurs et travailleuses de la santé se rassemblent et entreprennent des actions de sensibilisation à la dégradation des conditions de travail. Pour l’instant, le mouvement est particulièrement fort au sein du réseau hospitalier bruxellois, IRIS. En parallèle, une ancienne collègue des soins intensifs m’a proposé de venir à une assemblée générale du collectif “la Santé en lutte”, puis je les ai rejoints. Ce qui me plaît, c’est que cette assemblée est
ouverte à tout le monde, aux travailleurs, aux patients, à tous ceux qui ont des idées pour faire avancer la lutte. Tous les secteurs sont représentés, les nettoyeurs, les brancardiers, les infirmiers, les secrétaires. Le milieu hospitalier y reste néanmoins majoritaire, car c’est une structure qui regroupe les différents corps de métier et où chacun peut prendre conscience de la réalité des autres et de l’intrication des problèmes.

Certains de mes collègues sont encore réticents à participer, plutôt par passivité. Mais les patients nous soutiennent totalement et ce soutien est essentiel pour nous ; nous avons un métier qui bénéficie d’une très bonne perception dans l’opinion publique.

Il faut que les professionnels de la santé réaffirment leur place au sein des institutions de soin, il faut qu’on parle, que ça change… On ne peut plus être inhumain. Le mouvement est en train de se développer : il y eu la manifestation du secteur non-marchand le 24 octobre, un meeting avec des collectifs français et autrichiens le 25 octobre, et une assemblée générale le 8 novembre, lors de laquelle nous avons planifié des actions concrètes. La question de la grève se pose encore, car nous sommes dans un métier où l’on rechigne beaucoup à faire grève pour ne pas compliquer la situation des patients. Il y a un côté éthique et perfectionniste des professionnels de la santé ; on encaisse la situation pour les patients, sans trop se plaindre. Mais je pense que l’on pourrait trouver des solutions alternatives, comme les grèves à la facturation ou au DI-RHM [les Données Infirmières du Résumé Hospitalier Minimum, un enregistrement des soins donnés au patient, NDLR].

Les revendications du collectif Santé en lutte sont très simples : elles incluent le refinancement des soins de santé, l’embauche de personnel supplémentaire couplée à la réduction collective du temps de travail sans perte de salaire, mais aussi tout ce qui relève de la décision et de la participation comme la transparence sur l’utilisation du budget et l’association à toutes les décisions concernant le secteur du soin, l’accès à la santé pour tous les patients, l’arrêt de la facturation à l’acte, l’arrêt du management qui fait passer la rentabilité avant le soin et, plus généralement, l’arrêt de la marchandisation des soins.

ED : Quels seraient les points positifs et les bonnes pratiques qui existent aujourd’hui et qui mériteraient d’être généralisés ?

JL : Les maisons médicales sont pour moi un système d’avenir. La prise en charge est forfaitaire, ce qui a l’intérêt d’accorder de l’attention à la qualité de notre prise en charge. La logique financière est moins pesante. Le patient et sa santé reprennent leur juste place. La solidarité, l’autonomie, l’accès aux soins, la promotion de la santé, etc. sont des points très importants dans la prise en charge que nous effectuons. En maison médicale, on peut passer une heure chaque jour pendant deux semaines à apprendre à une personne à être autonome avec sa colostomie.6 En Centrale de Soin à Domicile, on n’avait “pas le temps pour ça”. Le soin continuait donc indéfiniment pendant des mois. En maison médicale, le patient peut être autonome après deux semaines. Outre un plus grand bien-être pour le patient, la maison médicale en sort gagnante puisque le besoin d’accompagnement diminue sur le long terme et le patient ressort avec plus de ressources pour gérer sa santé.

Les maisons médicales présentent également l’avantage d’être situées dans un quartier, et de développer une réponse à des besoins spécifiques aux habitants, en collaboration avec les associations du quartier. Les infirmières travaillent de manière transdisciplinaire avec les kinés, les médecins mais aussi avec l’ensemble du réseau de soins : ONE, assistants et assistantes sociaux, écoles, psychologues, plannings familiaux, etc. Il n’est pas envisageable de ne pas avoir cette collaboration : 25% de la promotion à la santé est déterminée par les actes médicaux mais 75% 7 dépendent du logement, de la formation, de la nutrition, de la qualité de vie 8, etc.9 Notre approche globale est donc plus efficace. Des études de la KCE10 et de l’AIM11 le prouvent : moins d’hospitalisation, moins de prescriptions médicamenteuses, un meilleur taux de vaccination. A cela, il faut rajouter le bien-être des travailleurs. Tout n’est pas toujours rose, mais depuis que je travaille en maison médicale, ma vie professionnelle a repris du sens. Le bien-être des patients passe aussi par le bien-être des soignants. En tant qu’infirmières, s’occuper de la situation socio-économique des patients, c’est s’assurer une meilleure pratique.


1 https://www.francebleu.fr/infos/faits-divers-justice/toulouse-une-mort-suspecte-a-l-hopital-de-purpan-1554805969

2 Selon une étude du SPF santé, en 2014, 7% des infirmiers étaient en situation de burn-out http://www.emploi.belgique.be/moduleDefault.aspx?id=36139

3 En Wallonie, selon une étude de Solidaris en 2014, une personne sur cinq a déclaré avoir retardé des soins de santé nécessaires (chiffre qui varie grandement selon les groupes sociaux concernés). Solidaris direction marketing, rapport d’enquête : “Report et renoncement à des soins de santé et des médicaments prescrits suite à des difficultés financières”, dossier UNMS interne, 2014.

4 Laurent Morasz, Prendre en charge la souffrance à l’hôpital, Collection psychothérapie, Dunod, 2003.

5 Cepag, Cellule de lutte contre les discriminations, “Discrimination des travailleurs sur base de leur état de santé : méfiez-vous du facteur Bradford”, 2015. Consulté sur : https:// www.cepag.be/sites/default/files/publications/note_-aout_2015_-_bradford.pdf

6 Un système de poche placée après une déviation du colon

7 Christophe Cocu, Fédération des Maisons Médicales : “Agir sur les déterminants de santé de manière transversale”, 2018. Consulté sur : https://www.maisonmedicale.org/Agir-sur- les-determinants-de-sante-de-maniere-transversale.html

8 Office fédéral de la santé publique de Berne, “Point fort : santé et environnement”, 2006. Consulté sur : http://www.spectra-online.ch/admin/data/files/issue/pdf_fr/32/spectra_58_ aug_2006_fr.pdf?lm=1421406081

9  “Les taux de mortalité et de morbidité suivent systématiquement un gradient socio-économique prononcé : les groupes qui se situent en haut de l’échelle, soit les plus instruits ainsi que ceux qui disposent d’un revenu plus élevé et qui ont un statut professionnel plus élevé, ont des taux de mortalité et de morbidité moins élevés que leurs concitoyens d’un statut social moins élevé. Par exemple, en 2001, il y avait une différence de 7,47 années dans l’espérance de vie à 25 ans des hommes sans diplôme (47,56 ans) par rapport à ceux ayant un diplôme d’étude supérieure (55,03 ans). Cette différence s’élève à 18 années pour les espérances de vie en bonne santé.” Herman Van Oyen, Patrick Deboosere, Vincent Lorant, Rana Charafeddine (Eds.) “Les inégalités sociales de santé en Belgique”, Gent Academia Press, 2010. Consulté sur : http://www.belspo.be/belspo/ta/publ/academia-inega- lites.soc.sante.U1579.pdf

10 Centre Fédéral d’Expertise des Soins de Santé, “Comparaison du coût et de la qualité de deux systèmes de financement des soins de première ligne en Belgique”, 2008. Consulté sur : https://kce.fgov.be/fr/comparaison-du-coût-et-de-la-qualité-de-deux-systèmes-de-financement-des-soins-de-première-ligne-en

11 Mutualités chrétiennes, MC-informations 272, 2018. Consulté sur : https://www.mc.be/media/MC-INFO-FR-272_tcm49-50709.pdf

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