SANS-ABRISME : l’ÉCHEC PERPÉTUEL DE LA RÉGION

par | BLE, MARS 2019, Politique, Social

Les politiques publiques de prise en charge des SDF sont nombreuses et émanent des différents niveaux de pouvoir. La Région bruxelloise est responsable des principales politiques d’aide aux personnes sans-abri. Elles proposent plusieurs types de réponses : des hébergements d’urgence, des hébergements sur du plus long terme ou encore des programmes favorisant l’accès aux droits. Des efforts budgétaires conséquents sont consentis par la Région bruxelloise et pourtant toujours plus de gens sont à la rue. L’action publique, impliquant conjointement les pouvoirs publics et le secteur associatif, ne parvient pas à résoudre “le problème” et, à ce titre, doit être évaluée.

Si on observe les résultats du dénombrement des personnes sans-abri en Région bruxelloise, il y a de quoi s’inquiéter. En effet, le nombre de sans-abri n’a cessé d’augmenter depuis le premier dénombrement en 2009. Sous cette législature, deux dénombrements ont eu lieu. En 2014, ce n’était pas moins de 2603 personnes recensées comme sans-abri pour atteindre 3386 personnes en 2016. Plus alarmant encore, 249 enfants dans une situation de sans-abrisme sur cette dernière année. Comment en est-on arrivé là ? Pourquoi la Région bruxelloise voit son nombre de sans-abri augmenter de façon inexorable ?

Avant d’aller plus loin, il est  important de préciser que la politique de prise en charge des personnes sans domicile est très dépendante des autres politiques publiques (emploi, exclusion des chômeurs, santé, immigration…). En amont, parce que les difficultés d’emploi, de logement et le détricotage des mécanismes de solidarités accroissent les risques de grande exclusion, en aval, parce que les mesures spécifiques sont conçues comme transitoires (hébergement d’urgence, centres d’hébergement et de réinsertion sociale). Il est donc nécessaire de tempérer la responsabilité de la Région bruxelloise qui se retrouve elle-même “victime” des politiques anti-sociales mises en place par les Gouvernements fédéraux successifs.

HISTOIRE D’UNE POLITIQUE LE DÉPLOIEMENT  DE  POLITIQUES  D’AIDE AUX PERSONNES SANS-ABRI A VÉRITABLEMENT

commencé le jour où nous avons décidé collectivement, en 1993,  d’abroger  le délit  de  “vagabondage  et  mendicité”.   Un changement de représentation et de vocabulaire s’impose alors peu à peu : à  la figure du “clochard”, personnage marginal voire folklorique, succède celle du sans-abri, victime de la situation économique et en état d’exclusion sociale. Non plus traitée comme une forme de délinquance par la justice, la question du sans-abrisme a émergé comme un problème de droits humains relevant de politiques sociales. Toutefois, l’approche répressive n’a jamais vraiment disparu, comme en témoignent les arrêtés  anti-mendicité  pris par les communes. Il n’est donc pas étonnant que la même année, soit promulguée la loi contenant “un programme d’urgence pour une société plus solidaire” – mieux connue sous le nom de “loi Onkelinx”. Cette loi prévoit que le bourgmestre disposerait, à partir de la mise en demeure au propriétaire, d’un droit de réquisition de tout immeuble abandonné depuis plus de six mois, afin de le mettre à la disposition des personnes sans-abri. Cette loi n’a jusqu’à présent été appliquée que de façon très exceptionnelle. Elle a pourtant le mérite de mettre le droit au logement au cœur des solutions. À partir de là, des collectifs de sans-abri se créent, des occupations d’immeubles vides sont organisées et des revendications en  terme d’accès aux droits sont adressées aux politiques. C’est ainsi qu’en 1995, le Château de la Solitude appartenant à la Communauté française est occupé  par  ce qui deviendra le “front commun des SDF”. Ensuite, ce collectif s’est battu pour obtenir le Minimex (actuel revenu d’intégration sociale) pour les personnes sans-abri. Début 1997, leur lutte se conclut par la reconnaissance du droit aux personnes sans-abri de bénéficier de ce qui s’appellera le “minmex de rue”. Un système d’adresse de référence a été aménagé dans la législation sur les CPAS pour permettre l’octroi d’allocations sociales à des personnes sans domicile fixe. La question du sans-abrisme est donc perçue depuis comme un problème d’accès  effectif  aux droits. Conformément à l’article 23 de la Constitution, le droit au logement et droit à un revenu permettant de vivre dignement, sont le point de départ des réponses apportées par le politique.

ÉMERGENCE DE “L’URGENCE HUMANITAIRE” ET DE LA POLITIQUE “DU THERMOMÈTRE”

Fin des années 1990, une approche humanitaire jusque-là réservée aux pays du tiers-monde, comme on les appelait à l’époque, devient le nouveau modèle d’intervention  auprès  des   personnes sans-abri. Dans cette perspective, l’homme n’est pas vu comme un sujet de droit, mais comme une personne devant assouvir une succession de besoins vitaux. L’intervention sociale s’oriente alors sur les besoins à combler. C’était l’époque de Bernard Kouchner et de son sac de riz. De cette logique est né, en 1999, le SAMU social. Le sac de riz a été remplacé par la distribution de soupe, de couvertures et une augmentation du nombre de places en centre d’hébergement d’urgence, distribuées en fonction des températures.

L’hiver est la période qui concentre l’attention des médias, du politique et des citoyens. Un “plan hivernal” est mis en place et n’a, jusqu’à aujourd’hui, jamais cessé de voir son nombre de places, et en parallèle, son budget, augmenter. Nous sommes passés de 45 places et un budget, de 92 000 euros en 2004, à 3,15 millions en 2019 pour une “mise à l’abri” de

500 personnes, sans qu’aucune solution durable de sortie de rue ne soit proposée à la fin de l’hiver. Au printemps, une part des places d’hébergement d’urgence sont “pérennisée”, c’est-à-dire ouvertes toute l’année. Mais ces places ne suffisent pas. Et à l’hiver suivant, on recommence. Le Gouvernement actuel s’est inscrit parfaitement dans cette logique en étendant à dix mois les places ouvertes “juste” pour l’hiver (non pérennisées).

L’augmentation des moyens accordés au plan hivernal, plus largement à l’hébergement d’urgence, n’a jamais réussi à faire baisser le nombre de sans-abri. Il a plutôt servi à “gérer” l’augmentation des personnes sans-abri sur la même période. Les capacités d’accueil et d’hébergement du secteur, jouent trop souvent un rôle de substitut de logement.

La politique d’aide aux sans-abri s’est donc développée sur une logique d’assistance humanitaire, pour “gérer” le sans-abrisme et non pour lutter contre, via un accès effectif aux droits. Daniel Terolle, anthropologue attaché au CNRS et travaillant sur la question depuis plus de vingt ans, avait déjà constaté cette tentation d’une alliance entre le politique et l’humanitaire : “Un consensus œuvre au désengagement de l’État des politiques sociales envers les plus démunis : confier la gestion de cela à l’humanitaire, d’une part, car il prétend savoir faire et d’autre part car il garantit de ne s’attaquer qu’aux effets sans remettre en question les causes qui les produisent. Et finalement, l’humanitaire, en bon héritier de la philanthropie, se contente de cristalliser à la rue ceux qu’il prétend en sortir”.1

Sur le registre d’une politique de l’aide, l’urgence sociale a défini les places de nouveaux protagonistes et autorisé l’ingérence humanitaire pour répondre  à  un désengagement de l’État. Dans cette logique, se prennent encore aujourd’hui, toujours plus d’initiatives visant à combler les besoins des sans-abri. On a vu apparaître récemment des douches mobiles, des machines à laver mobiles ou encore, comble du cynisme, la distribution de cartons pour dormir dehors, présentée par la RTBF comme une initiative “innovante”.2 Toutes ces initiatives privées et souvent subventionnées, fragmentent l’offre de services en différents besoins à couvrir. Les sans-abri ont froid,  proposons-leur un chauffoir ; ils ont faim, donnons-leur à manger ; ils ont sommeil, hébergeons-les pour une nuit ; ils sentent mauvais, donnons-leur accès à une douche ; ils se font voler leurs affaires, installons des consignes dans la rue… et on peut continuer à l’infini. Chaque besoin des personnes sans-abri est repéré par un nouvel “entrepreneur” du social qui s’inscrit sur un marché de la pauvreté en pleine expansion. Dans les mois qui suivent, on convoque un collectif, qui crée une nouvelle plateforme : un nouveau projet, service ou ustensile pour répondre aux besoins de la vie en rue. On ne compte plus le nombre d’abris de fortune en plastic recyclé, carton origami ou encore igloo portatif qui se déploient pour mettre à l’abri les habitants de nos rues. Ou plus récemment encore des frigos et des casiers devenus pour l’occasion “solidaires”.

En somme, il y a impasse. C’est que ces initiatives charitables, pleines de bonnes intentions, privilégient des réponses ponctuelles qui tentent de rendre la vie à la rue “confortable”, sans attaquer le problème majeur qui est que ces personnes sont, justement, à la rue. La politique de prise en charge des sans-domicile n’a donc cessé de s’intensifier, de s’étendre, de se diversifier sans grande cohérence si ce n’est celle de la logique humanitaire dépolitisée. L’accumulation de ces nouvelles réponses, la croissance des budgets et la création d’institutions tirent leurs vertus de ce qu’elles permettent assurément des prises en charge variées et plus développées qu’à l’origine, mais ne  règlent pas humainement et durablement le problème. Voilà les contours de la politique d’aide aux sans-abri de la Région bruxelloise des vingt dernières années et pour laquelle le Gouvernement régional actuel a assuré la continuité. Face à l’échec de cette politique à résoudre  durablement la question des SDF, de nouvelles orientations apparaissent aujourd’hui comme indispensables pour réduire le nombre de sans-abri.

LE CHANGEMENT C’EST (PAS) MAINTENANT

En 2014, le Gouvernement fraîchement élu, affiche  de  grandes  ambitions dans l’accord de Gouvernement : “La situation des sans-abri dans notre Région est inacceptable et contraire aux principes de respect de la dignité humaine. Il faut travailler d’une façon équilibrée sur les dispositifs d’accueil à court terme, d’une part, et sur des solutions structurelles à long terme permettant une réelle réinsertion dans notre société, d’autre part. Le Collège réuni développera une politique forte et performante pour résoudre la situation du sans-abrisme”.3

Madame la Ministre Céline Fremault (cdH), en charge de l’aide aux sans-abri et du logement, semble bien consciente de l’héritage du passé et d’une volonté de rupture “En 1980, l’accent était principalement mis sur les thématiques d’urgence, l’accueil nocturne des sans-abri et la problématique de la période hivernale. La volonté actuelle est de changer cette orientation en soutenant davantage le travail d’insertion par le logement, et par l’ouverture ou le maintien des droits sociaux des bénéficiaires”.4

De ces constats, sont nées de nouvelles approches “orientées droit au logement”, comme le programme Housing First. Ce projet propose d’offrir un accès direct au logement aux sans-abri avec un accompagnement ad hoc. Il s’avère que cette méthode est redoutablement efficace. Elle a permis à des pays comme la Finlande ou encore le Danemark de réduire considérablement le nombre de personnes sans-domicile fixe. Selon son fondateur, Sam Tsemberis, et les différentes études réalisées5, une personne a de meilleures chances d’évoluer positivement si elle est installée dans un logement stable.6

Le Housing First fait du droit au logement un préalable à la reconstruction de la personne, et offre ainsi une sortie durable de la rue aux sans-abri les plus marginalisés, souvent exclus des dispositifs d’aide traditionnels. Cette réponse constitue un véritable changement de paradigme et vient, au passage, remettre en question des actions sociales aux faibles performances d’accès au logement.

La volonté affichée en début de législature d’orienter les ressources vers des projets d’insertion par le logement ne s’est jamais vraiment traduite dans les faits. Si on se penche sur le budget total7 (34.598.000 euros) de l’aide aux sansabri en Région bruxelloise, le Housing First ne représente que 4 % du budget (1.420.000).

Pour ne rien arranger, on peut pointer du doigt l’absence totale d’une politique de prévention du sans-abrisme, qui permettrait d’éviter la perte de logement. Prévenir l’expulsion,  permettre de conserver son logement ou assurer un relogement, est pourtant le meilleur moyen d’éviter l’augmentation du nombre de sans-abri. Au final, le problème résulte probablement bien moins d’un manque de moyens que de l’allocation de ces ressources vers des dispositifs qui n’ont pas vocation à sortir durablement les personnes de la rue.

Bref, on peut dire que, au-delà des déclarations d’intentions, le Gouvernement bruxellois n’a pas réussi à faire basculer cette culture humanitaire de l’intervention sociale vers une logique du droit au logement. En cela, on peut conclure à la perpétuation de l’échec politique de la Région bruxelloise dans le domaine de la lutte contre le sans-abrisme.


1 “Du mirage de l’urgence sociale à la réalité anthropologique du terrain. Un bilan de recherches sur les sans-abri sur plus d’une décennie”, Les Cahiers de l’Actif, n°s 344-345, janv-fév. 2005, pp. 21-37.

2 “Des abris en carton innovants distribués aux SDF bruxellois” RTBF Info 29 décembre 2017.

3 Accord de Gouvernement COCOM 2014-2019, disopnible sur le site be.brussels (rubrique : à propos de la région)(https://www.premier.be/fr/accord-de-Gouvernement).

4 Réunion de la Commission des Affaires sociales de la COCOM du 30/09/2015 (compte-rendu disponible sur weblex.irisnet.be).

5 S. Tsemberis, Housing First. The pathways model to end homelessness for people with mental health and substance use disorders, Minnesota, Hazeled, 2010.

7 Budget général des Dépenses de la Commission communautaire commune pour l’année budgétaire 2018 (disponible sur weblex.irisnet.be).

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