L’ÉCOLOGISME À L’ÉPREUVE DES IDÉOLOGIES

par | BLE, Environnement, JUIN 2019, Politique

Le mot “écologie” vient du grec ancien. Il est composé de “oikos”, la maison, et “logos”, le   discours rationnel, la connaissance. C’est donc dire qu’en elle- même, l’écologie n’est ni de gauche ni de droite, mais plutôt un discours sur un objet  de science, les écosystèmes. “L’écologisme” est, quant à lui, la philosophie qui proclame l’importance de  s’attarder politiquement sur  notre environnement car les conditions matérielles qui ont jusqu’ici été implicitement prises pour acquises dans les théories politiques ou économiques  classiques  sont en péril. “Toute chose” n’est désormais plus “égale par  ailleurs”.  Ce n’est pas anodin. Entendu en ce sens, l’écologisme des jeunes est aussi une invitation à sortir de notre sommeil dogmatique pour repenser le monde sans prendre la “maison” pour acquise. Et si on se prêtait à l’exercice ?

Cette analyse propose une perspective libre-exaministe sur les questions écologiques visant à dérober celles-ci de l’emprise que les idéologies  politiques et économiques classiques, précisément le marxisme et le libéralisme, cherchent à asseoir sur ces enjeux. Dans un premier temps, l’article offre une  critique du marxisme (terme utilisé pour désigner une gauche “anti-système”) sur le pan de l’effondrement et celui de son incapacité à motiver des actions collectives d’ampleur. Dans un second temps, l’article questionne le rapport que nos sociétés libérales entretiennent avec la notion de croissance ainsi que le problème de la finitude et de l’épuisement des ressources. Au final, l’article suggère un recentrement du débat entre les pôles idéologiques examinés au profit d’une approche mettant en avant une laïcité promouvant l’universalisme des droits et des programmes sociaux.

LE MARXISME EST L’OPIUM DE L’ÉCOLOGIE1

Concrètement, pour une certaine gauche qui use et abuse du langage marxiste, les revendications écologiques sont à inscrire dans une démarche révolutionnaire face au libéralisme dominant. Selon une idée répandue, pour régler les enjeux écologiques, “il suffirait d’en  finir  avec le capitalisme”. A travers son histoire, l’humanité a toujours fait de la philosophie, puis des sciences, en étant motivé par le fantasme de la domination de la nature. Croire “qu’il suffit” de  changer de régime pour régler le problème de l’appétit de l’humanité pour la domination n’est qu’une lecture parmi d’autres de l’évolution matérielle des rapports de domination et des épisodes d’émancipation. On nous rétorquera alors qu’il faut voir le marxisme comme un programme politique et non comme une théorie simplement explicative de l’histoire. En d’autres mots, il ne s’agit pas d’attendre que le temps fasse son œuvre et amène les conditions matérielles rendant possible une société sans classes, mais de prendre les choses en main pour y parvenir. En ce sens, la gauche marxiste se veut rassembleuse et cherche à transcender les luttes minoritaires, parfois clivantes, pour plus de reconnaissance et de justice sociale.

Or, malgré le souci déontologique kantien “des bonnes intentions” de la pensée marxiste, nous nous devons de mettre en garde contre toute tentative de s’accaparer l’écologisme qui s’exprime chaque semaine dans les rues de Bruxelles en le subordonnant axiologiquement à quelque finalité idéologique que ce soit. L’écologisme est aujourd’hui une philosophie politique à part entière, arrivée à maturité, qui ne mérite nullement d’être soumise à un paternalisme idéologique, quel qu’il soit.

S’il existe des raisons pragmatiques de croire que le programme marxiste serait bénéfique pour l’environnement, comme le dit Delphine Batho dans un ouvrage récent : “[N]ulle part dans le monde, jamais dans l’histoire, la propriété collective des moyens de production ne s’est traduite par un progrès écologique”.[2] Les exemples sont d’ailleurs peu probants, quels que soient les autres régimes que les dites démocraties libérales occidentales. Les pétromonarchies du Golfe Persique ou des pays isolés comme le Venezuela ne sont pas exactement des phares pour l’humanité en termes de laïcité, d’égalité homme-femme, de démocratie et de libertés individuelles.

À l’inverse, la Norvège vient de renoncer à forer des puits de pétrole dans l’Arctique, se privant ainsi d’une manne financière importante. “Cela aurait pu relancer l’emploi et rapporter 65 milliards de dollars à l’économie norvégienne. Mais les députés ont préféré la planète.[3] Le maire de la ville de New York a récemment annoncé son ambition d’électrifier les infrastructures de la ville en les reliant au réseau québécois d’hydro-électricité  au  Nord.  Il semble donc que la social-démocratie puisse fournir un contrôle démocratique sur les enjeux environnementaux, contrôle rendu possible par l’assertion de l’universalisme des droits et des programmes sociaux. Ces exemples offrent une perspective beaucoup plus réaliste pour que l’écologisme arrive à influencer nos décisions communes que ne l’est la perspective d’effondrement que profilent les tenants du matérialisme historique.

Le caractère réaliste, la faisabilité d’une pensée ou d’un programme politique, n’est pas une affaire à négliger. Il faut qu’un projet apparaisse réaliste s’il veut pouvoir convaincre. La démocratie laïque qui mise sur une égalité de droits et l’universalité de programmes sociaux généreux demeure une pensée politique pertinente face aux théories collapsologiques et au marxisme-révolutionnaire.

Le marxisme nous condamne d’ailleurs, lui aussi, à une théorie de l’effondrement. L’analyse marxiste qui voit dans le capitalisme le mal qu’il faut traiter radicalement, à la racine, semble confondre les symptômes et les causes des dérèglements dont souffrent nos écosystèmes. Si le capitalisme arrive à un moment dans l’histoire ou l’exploitation des ressources s’accélère, c’est en grande partie parce qu’il est l’héritier des développements techniques et scientifiques de l’humanité entière. Les marxistes ne nient pas cela et se disent aussi humanistes. Cependant, leur idéologie en fait aussi des “collapsosophes”, eux-mêmes[4], en ce que la gauche anti-système souhaite l’effondrement de la société dite capitaliste telle que nous la connaissons.

Stratégiquement, il est également intéressant de se demander si le marxisme ne pourrait pas porter préjudice à l’écologisme, par association, étant lui-même perçu comme une philosophie “trop à gauche” ou “trop extrême” pour certain.e.s.

On peut donc dire aujourd’hui que même s’il cherche à surfer sur la vague verte, le marxisme est l’opium de l’écologisme puisqu’il minimise les enjeux environnementaux en les subordonnant à la suprématie axiologique de la grille de lecture marxiste qui, comme nous l’avons vu, confond les symptômes et les causes de la situation d’urgence dans laquelle nous nous trouvons.

En somme, des social-démocraties, comme les pays scandinaves ou le Québec, qui sont aussi parmi les sociétés les plus avancées au monde en termes d’égalité homme-femme et de libertés individuelles, offrent des contre- exemples dont les tenants d’un discours marxiste doivent tenir compte. Il apparaît en ce sens que la laïcité soit une philosophie plus probante lorsqu’elle s’attache aux institutions démocratiques et à leurs réalisations progressistes récentes qu’au marxisme. Cette approche est d’ailleurs peut-être plus en phase avec la pression que les jeunes mettent sur les gouvernements pour prioriser les enjeux environnementaux. Bien qu’on puisse être en désaccord avec le point de vue avancé ici, il faut néanmoins reconnaître que si pour Marx, le laïque, lutter contre la religion, c’est le début de la lutte pour la justice sociale, il n’est pas logiquement nécessaire ni réaliste de croire que de lutter pour une révolution marxiste c’est lutter pour la cause écologiste.

TOUS DROGUÉS À LA CROISSANCE

De l’autre côté du spectre, on retrouve l’idéologie libérale qui cherche elle aussi à faire de l’écologisme son cheval de Troie.[5] Le libéralisme voit l’État comme un mal nécessaire et cherche, par tous les moyens, des arguments pour restreindre son emprise dans les activités et les interactions humaines. Les libéraux craignent que l’interventionnisme ne soit une pente glissante menant au socialisme, au marxisme. C’est pourquoi il faut laisser le maximum de libertés individuelles et miser sur l’intérêt privé pour arriver à des résultats collectivement optimaux. En un sens, on peut dire que nos régimes, dits libéraux, s’appuient sur une idée analogue à celle qui anime le droit de tradition romaine : il vaut mieux tolérer quelques abus de libertés que restreindre injustement celles-ci (comme il vaut mieux laisser courir un coupable que de punir un innocent).

Or, si le marxisme est en proie à un glissement d’une bienveillance sociale vers un paternalisme handicapant, le libéralisme se perd entre la liberté de s’enrichir de certains et l’endettement commun qui creuse chaque année un peu plus le trou de la dette environnementale. Depuis des décennies, le jour de l’année où l’humanité épuise les ressources que la planète peut régénérer en un an ne cesse d’être devancé. Malgré cela, le libéralisme ne démord pas. La liberté d’entreprendre doit, selon ses partisans, être émancipée du contrôle de l’État pour garantir la croissance matérielle sur laquelle s’assoit l’étendue de nos libertés. Tout  comme le marxisme, le libéralisme voit dans la social-démocratie un ordre illégitime dont il faudrait sortir pour renouer avec notre liberté originelle. Pour le premier, les régimes démocratiques garantissent le pouvoir illégitime des élites. Pour le second, ils entravent la liberté de ces mêmes élites en les soumettant à des contraintes illégitimes.

Dans tous les cas, on se retrouve avec des sociétés droguées à la croissance, exprimée trop souvent avec l’indice PIB (Produit Intérieur Brut). Tous les pays, les plus libéraux, les social-démocraties comme les pays plus socialistes ou les pétromonarchies, sont drogués à la croissance. Le caractère fini des ressources et la capacité limitée de la planète à régénérer l’environnement posent un problème qui fait constamment l’objet d’une fuite en avant. Parmi les pays démocratiques, très peu sont prêts à sortir du paradigme des libertés quasi absolues et à accepter une baisse de leur niveau de vie.

La croissance est rassurante, car elle nous réconforte dans notre capacité collective à dominer la nature et semble aller de pair avec l’insouciance que nous avons toujours connue. Cela dit, les dérives du libéralisme dans sa version libertarienne, c’est-à-dire, qui ne pose aucune limite à l’accaparement des richesses, pas même en matière de respect des droits fondamentaux, ne peut plus prétendre que la libre-entreprise (à ne pas confondre avec le libre-marché) apporte la liberté et la prospérité là où elle s’installe. L’externalisation à outrance crée des dommages humains et environnementaux qui menacent la viabilité ou la possibilité, selon les cas, d’une vie démocratique saine menant à des décisions collectivement avantageuses.

En somme, il ne s’agit pas de remettre en question l’individualisme en lui-même, mais bien de critiquer l’ontologie sur
lequel s’appuie la philosophie libérale (“il n’y a que les individus qui ont une valeur morale”) pour éviter l’écueil d’un individualisme débridé, menant à une situation quasi-anarchique et, clairement, sous- optimal d’un point de vue écologique.

CONCLUSION

Les jeunes qui sont dans la rue en appellent à un changement de logiciel politique. Les idéologies classiques, bien qu’elles aient permis des avancées en termes de libertés et de coopération sociale, doivent laisser la place à de nouvelles modalités de concevoir l’humanisme et le rapport que nous entretenons avec la nature. Il faut donc entretenir le libre-examen et la vigilance à l’égard des idéologies politiques de tout acabit. Autant les partis traditionnels qui tentent de récupérer l’écologisme pour proclamer la supériorité de leurs idéologies que les partis en vogue aux extrêmes du spectre politique doivent être soumis à cette critique.

Il est grand temps de prendre au sérieux les revendications écologiques, voire écologistes, des jeunes. D’abord, parce que nous sommes bien conscients de notre responsabilité découlant du fait que nous assistons à l’émergence de générations qui seront les premières dans l’histoire à hériter d’un monde moins hospitalier que celui dont ont bénéficié les précédentes. Ensuite, parce que nous avons aussi le devoir, non pas de donner notre voix aux jeunes, mais de leur donner la parole. Bref, comme le dit la célèbre chanson du groupe québécois Harmonium : “on a mis quelqu’un au monde, on devrait peut être l’écouter”. Pour cela, il faut mettre nos guerres de clocher de côté et donc nous remettre en question.


[1] La formule originale de Marx, d’ailleurs laïque, est “la religion est l’opium du peuple”.

[2] 2019, p.70 (voir Livre-Examen dans ce numéro pour référence complète).

[3] Hilaire Picault, “Adieu pétrole : la Norvège renonce aux forages dans l’Arctique”, 2019. https://detours.canal.fr/ adieu-petrole-norvege-renonce-aux-forages-larctique/

[4] Voir l’article qui précède celui.

[5] Voir “l’économie environnementale” dans le dernier l’article de ce numéro intitulé “Les lobbies et l’écologie dans l’Union européenne : des intérêts en bataille”.

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