POUR UN PACTE CITOYEN DANS UNE ÉCOLE ANCRÉE DANS LA MODERNITÉ

par | BLE, DEC 2017, Education

Le 11 mai 2015, La Libre Belgique titrait : “Dispense, cours de citoyenneté : les professeurs de religion ont le blues”. Pour expliquer ce sentiment, le journal donnait la parole à trois professeurs de religion et, pour l’un d’entre eux, soulignait : “Ce n’est pas la philo qui sauvera le monde”. Le professeur qui s’exprimait ainsi enseignait la religion protestante dans l’enseignement officiel. Il vaut la peine de revenir sur ses propos et sur le cas précis choisi pour justifier, selon lui bien sûr, la part de formation à la citoyenneté présente dans son cours de religion. Il affirmait : “J’ai pas mal d’élèves africains qui fréquentent des églises pentecôtistes souvent radicales. L’an dernier, on a abordé l’homosexualité en classe, un sujet très tabou en Afrique. J’ai cherché des textes montrant que le Christ fait passer la valeur humaine au-dessus de la loi de Dieu.”

On le voit, pour parler de l’homosexualité, le professeur cherche un fondement dans un texte religieux (celui de sa conviction, car il est situé dans un cours convictionnel précis) et prétend pouvoir montrer que le Christ se placerait au-dessus de la “loi de Dieu”, au nom de “valeurs humaines”. Ce n’est pas le lieu pour montrer l’incohérence de cette posture, tant les monothéismes tiennent des propos empreints de violence et de frustration à l’égard de l’homosexualité ; par contre, il faut prendre ici la mesure d’une incapacité foncière et d’une impossibilité constitutive à inscrire une formation appropriée à la citoyenneté dans le cadre d’un enseignement convictionnel de type catéchétique qui, par ailleurs, se trouve de facto en porte-à-faux sur au moins deux aspects : d’un côté, celui de la loi civile qui assure l’égalité des droits et leurs respects effectifs en matière d’orientations sexuelles et, de l’autre côté, celui d’un discours religieux qui reste forclos dans la sphère de sa propre normativité et contraint à assumer une éthique ne correspondant pas aux acquis des valeurs et des principes démocratiques.

Or, à la lumière de cette histoire vraie, comment ne pas se rappeler qu’au début de l’année 2012, lors d’une interpellation parlementaire, la Ministre Simonet, alors en charge du dossier de la réforme des cours philosophiques, proposa de créer un “tronc commun” à l’ensemble des cours philosophiques ? Elle formulait l’idée que l’on puisse mettre au point ce qu’elle appelait des “nomenclatures de compétences” (terme pour le moins insolite) avec des activités communes entre les cours de religion et de morale, déclinées autour de trois dimensions : le questionnement philo
sophique, le dialogue interconvictionnel et l’éducation à la citoyenneté active. Au gré des rebondissements de la saga des cours philosophiques, il m’a toujours semblé que cette tentative, heureusement jamais aboutie (même si elle permane actuellement dans l’organisation de la formation CPC dans l’enseignement libre), était à elle seule paradigmatique de la confusion et de l’ambiguïté au regard des exigences inhérentes à un cahier des charges d’une formation à la citoyenneté. La proposition politique ici rappelée fut abandonnée et elle laissa place, après de longs et laborieux débats parlementaires heureusement libérés de leurs appréhensions par les leçons d’éminents constitutionnalistes, à une audacieuse “Déclaration de Politique Communautaire”, en juillet 2014.

Ce fut un tournant historique. On sait désormais ce qu’il en est devenu et aussi combien les Institutions garantes de la Constitution ont rappelé plusieurs obligations légales : l’exigence d’une formation à la citoyenneté pour toutes et tous, au nom de la continuité d’action pédagogique entre les réseaux, afin de garantir les mêmes objectifs d’éducation, de compétences et de savoirs ; corollairement, l’invocation du “droit de l’enfant” obligeant à l’organisation uniforme de ce cours ; la légalité d’une requête de dispense de la présence aux cours philosophiques, sur simple demande, sans motivation spécifique et sans dévoilement des convictions. En ce sens, ces éléments ne disent-ils pas à eux seuls que se dessinait une remise en cause, intellectuellement construite et juridiquement fondée, d’un modèle scolaire qui considèrerait encore comme obligatoire l’inscription de soi, dans la structure éducative, via une identification philosophique ?

Nous avons longtemps vécu sur ce modèle enfin remis en question. Et, j’en suis convaincu, celui-ci n’a fait que contribuer à renforcer des représentations archaïques de notre société et il ne nous a jamais vraiment permis de relever les défis majeurs d’une véritable éducation à la citoyenneté, capable de former des femmes et des hommes responsables et de contribuer au développement d’une société démocratique, solidaire, pluraliste, interculturelle et multiconvictionnelle.

À quoi s’ajoute encore le fait que ce modèle daté n’a fait que participer à la mécompréhension de deux outils essentiels à tout progrès démocratique : la laïcisation et la sécularisation, avec corollairement des confusions des rôles et des missions des acteurs en présence, tout ceci au gré de rendez-vous historiques manqués pour les institutions du croire, avec ce nécessaire travail interne de réforme qui leur revient de droit et dont ils ont la responsabilité sociale de l’assumer, dans les sphères et lieux d’appartenance qui sont les leurs, et sans les déléguer aux institutions en charge d’éduquer, au point de donner un pouvoir inadéquat à ceux que l’on appelle des “chefs de culte”.

C’est pour cette raison, liée au processus interne du développement de la notion de “citoyenneté”, que j’ai toujours personnellement pensé qu’il ne revenait pas à l’école d’assurer une “éducation religieuse” et que, quand bien même on eût été persuadé de cette nécessité, notre agencement du système n’a fait que montrer qu’il ne favorisait en rien la rencontre des idées et l’éventuel partage des croyances.

Pourquoi ? Simplement, parce que notre organisation scolaire a pris le risque de transférer dans son enceinte une compréhension et, surtout, une représentation et une perception de l’individu via l’identification religieuse. Mais quelle étrange situation alors de voir nos propres enfants catégorisés et répertoriés, dans leurs apprentissages, en fonction d’une croyance, et ce dès le plus jeune âge. Et quoi de plus insolite qu’une identification philosophique, par nature, fluide, changeante et souvent bricolée, au gré des âges de la vie et des événements existentiels, soit ainsi privilégiée.

Mais comprenons-nous bien. Il ne s’agit pas ici de remettre en cause ce droit fondamental de croire et d’enseigner ou d’éduquer à ce croire. Il est juste question de faire en sorte que tout ce qui ressortit à sa pédagogie spécifique, aux formes et symboles du discours catéchétique et de l’élaboration théologico-dogmatique de la religiosité retourne à sa sphère originaire d’appartenance : la communauté croyante et ses principes d’auto-organisation et de transmission.

Est-ce dire alors que les religions n’ont plus aucune place à l’école ? Non, évidemment, car, par nature, la religiosité percole partout dans le cours de la vie quotidienne. Ce n’est d’ailleurs pas ce qui a été mis en place dans les référentiels où l’on a pris soin de ne pas confondre “l’être citoyen” et “l’être croyant”. D’autant que, pour aborder ces discours de sens qui relèvent de la religiosité, il est une méthodologie fondée sur une visée scientifique et critique, permettant de passer d’un discours, situé dans une conviction singulière, qui parle (et est d’ailleurs contrôlé) à partir des religions, pour aller vers un discours rationnel et universel qui parle sur les religions. La nuance est évidemment fondamentale. Pour ce faire, il faut des personnes compétentes et formées, capables de resituer le “fait religieux” au cœur des activités humaines, sans l’hypertrophier et sans le confondre avec le fait social et culturel. Or, à cet égard, nous avons des moyens qui permettent une meilleure intelligibilité et une approche critique de ces faits. Ce sont notamment les “sciences des religions”, en tant qu’elles sont une pratique disciplinaire non théologique spécifique, faisant se croiser la philologie, la sociologie, l’anthropologie, l’archéologie, l’histoire et tant d’autres disciplines qui permettent, en raison de leurs prétentions, d’assurer une perspective critique et réflexive.

En ce sens, faire fi de cette orientation et de ces outils de la pensée et de la raison humaines et continuer à fonctionner avec un paradigme de type convictionnel dans l’enseignement officiel relève d’une forme d’incohérence et de la possibilité de manquer un rendez-vous essentiel avec l’Histoire et le progrès. En effet, une société “moderne”, pluri-convictionnelle et pluri-culturelle, a tout intérêt à se construire sur une acceptation et une formation à la notion de “citoyenneté” qui inclut en elle-même d’apprendre à œuvrer à l’arrachement de ses particularismes, en sorte de reconduire les convictions vers la sphère de la vie privée, mais aussi de la vie intérieure et personnelle, là où elle gagnera en pertinence, mais aussi en éventuelle potentialité pour la cohésion sociale et sa juste organisation, au gré d’un principe régulateur dont il faut reconnaître qu’il possède son effectivité : celui de laïcité.

Et sur ce point, la tâche de l’école est immense. L’enseignement et l’exercice de la citoyenneté y sont une urgence, tant pour donner une connaissance approfondie des textes relatifs aux Droits humains, aux libertés fondamentales, aux principes essentiels que sont l’égalité des droits entre les femmes et les hommes, la primauté du droit civil sur les prescrits religieux, la liberté de conscience, etc., que pour favoriser la démocratie participative, l’inclusion, la coresponsabilité, et le civisme aussi. Toutes ces choses qui permettent de contribuer à la cohésion sociale et de conforter les assises de la démocratie comme projet politique dont on ne doit jamais oublier que, depuis sa modélisation par les Grecs, elle n’a cessé de s’efforcer de se construire sur la séparation du théologique et du politique.

On ne forme donc pas à la citoyenneté en prenant ses arguments de persuasion dans des textes religieux. Et il est primordial de se rappeler que nous sommes d’abord des citoyens avant d’être des croyants/ incroyants. En début de cette contribution, je prenais le cas prototypique du professeur de religion protestante pour faire valoir une incompatibilité, en raison de la nature des discours et de ceux qui les énoncent, entre une éducation à la citoyenneté et une éducation religieuse. Dès lors, pour mettre fin à la ségrégation et aux regroupements sur la base d’identifications contestables, le nouveau cours apporte une première solution, bien que différemment organisée dans les réseaux. Sans doute fallait-il commencer par là.

Mais, faut-il aller plus loin ? Oui, sans la moindre hésitation. Au regard des belles perspectives dessinées par les référentiels du CPC, les deux heures sont un minimum. Et, si l’on intègre ce que je disais plus haut sur le changement de paradigme en matière de “fait religieux”, il faut cesser de nous faire croire que dispenser un cours convictionnel de religion serait un moyen déterminant pour éviter des dérives sociales (radicalisme, violence, fondamentalisme, etc.). Que du contraire, la fin des classes divisées au gré de convictions diverses (qui de la sorte prennent le risque d’apparaître comme des oppositions) permettra de comprendre qu’en matière de réflexion critique sur les discours inhérents à la religiosité, plus on réfléchit ensemble, plus on se décentre par les efforts de la raison, plus on humanise ses croyances, plus on sort de la logique d’opposition que les religions nourrissent ad intra et ad extra, en raison de leurs différentes constitutions dogmatiques, plus on travaille à la solidarité et l’émancipation sociales.

On l’a compris, cette contribution plaide pour la fin des cours de religions, en leur état actuel, dans l’enseignement officiel, au profit d’une éducation aux Principes normatifs de la citoyenneté, à l’apprentissage de notions élémentaires de la philosophie comme démarche critique et à l’enseignement du “fait religieux”, en sorte d’en avoir une approche culturelle et intelligible.

Mais la formation et l’éducation à la philosophie et la citoyenneté relèvent de compétences spécifiques et ne peuvent faire l’objet d’un discours improvisé, comme il n’est pas suffisant “d’imprégner” la situation actuelle de quelques réflexions philosophiques, pour créer du “commun”. Dès lors, au regard du programme envisagé et des résultats qu’il, j’en suis certain, livrera, il importe de redire que l’enseignement libre convictionnel doit le prendre au sérieux et l’autonomiser, sans laisser croire qu’il est possible de positionner cet apprentissage dans des cours convictionnels. Tôt ou tard, cette posture créera des problèmes d’équité pour la formation des élèves, pour le déploiement des fondamentaux des référentiels et pour les modalités de la certification et de l’inspection.

Certes, la période transitoire dans laquelle nous sommes tente de mettre en œuvre des dispositifs destinés à ne pas mener à des pertes d’emplois et à assurer les premières exigences internes de la formation. La révolution de ce changement de paradigme est telle, qu’il faut évidemment du temps, de la patience et du respect pour le corps enseignant qui doit intégrer ces données. Mais, en disant qu’il faut aller encore plus loin, je plaide aussi pour une formation rigoureuse des maîtres d’enseignement qui devrait se faire via un master spécifique de spécialisation, capable d’assumer l’amplitude intellectuelle exigée par les référentiels, en sorte de faire advenir un ensemble homogène de professeurs formés à ce dispositif pédagogique qui a pris l’option de choisir la philosophie comme discipline d’ancrage et de lui donner pour objet la notion de citoyenneté. En l’état actuel, le “master en philosophie” n’y forme pas pleinement, mais il pourrait le faire moyennant une réforme, une orientation spécifique et l’intégration de modules propres pour qui souhaiterait prendre cette option.

Une chose encore. Il est communément admis que nous sommes entrés dans la “Modernité”. Par-là, on veut dire notamment le passage de la théologie à l’idéologie. En ce sens, il semblerait opportun d’oser enfin (la politique n’est pas que consensus, elle est aussi dissensus) prendre acte que la vision du monde, inscrite dans la Constitution de 1831, évoquant un lien fonctionnel entre l’“obligation scolaire” et l’“éducation morale ou religieuse” est dépassée. À cette époque, la méthode des “sciences des religions”, mentionnée plus haut, n’était guère effective et les bouleversements considérables du darwinisme et du “moment 1900” (Freud, Nietzsche et tant d’autres) étaient encore loin de pouvoir offrir une vision du monde plus ajustée. Il faudrait les intégrer dans la perception de la religiosité et singulièrement dans la façon de l’enseigner dans les sphères publiques. À quoi s’ajouterait aussi, ce qu’a intégré notre Constitution en son Article 22bis, l’importante question du droit de l’enfant qui devrait pouvoir “s’exprimer sur toute question qui le concerne”, en sorte que son “intérêt” soit “pris en considération”. Tout ceci me semble plaider en faveur de la fin de cette “éducation religieuse” à l’école, en sorte que les institutions du croire reprennent leurs responsabilités là où cela leur revient, dans le respect des principes et valeurs de la démocratie.

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