INTERVIEW : MÉPRIS DE LA SOCIÉTÉ CIVILE – ARNAUD ZACHARIE

par | BLE, Démocratie, MARS 2019, Politique, Social

Entretien avec Arnaud ZACHARIE, Secrétaire général du Centre National de Coopération au Développement – CNCD-11.11.11

La Suédoise aura marqué les esprits par son attitude face à la contestation, peu importe d’où elle est venue. Interview avec Arnaud Zacharie de la CNCD à qui nous avons demandé de nous offrir son analyse de l’attitude du gouvernement à ce propos, tant sur la forme que sur le fond, à travers le prisme continuité-rupture. Selon lui, la rupture dans la relation entre le gouvernement et les corps intermédiaires en général a surtout été insufflée par la présence de la N-VA, qui a entraîné avec elle le reste du gouvernement.

AZ : On peut décliner cette rupture en quatre axes principaux.

  1. – Le respect  du  cadre  de  concertation entre les partenaires sociaux au sein du G10 (groupe des dix) : les accords concluants entre les partenaires  sociaux ont été systématiquement détricotés ou revus par le gouvernement et ce d’une manière non homéopathique. Cela signifiait le non-respect du cadre de concertation qui était pourtant  bien  ancré  et a fait le succès du modèle économique et social belge. En parallèle, on a remis en cause la légitimité du G10 dans son rôle fédérateur des partenaires sociaux. Lorsqu’on regarde l’histoire économique et sociale de la Belgique, nous voyons clairement qu’une rupture s’est formée.  Récemment  encore, le gouvernement minoritaire en affaires courantes, et plus particulièrement l’Open- VLD, a remis en question un  compromis qui avait été obtenu après une grève générale. Autant c’était la N-VA qui créait cette rupture, autant nous voyons d’autres partis s’engouffrer dans cette rupture plus importante que celle annoncée.
  1. – La remise en cause de toute une série de services qui sont assumés de longue date par les corps intermédiaires, par les associations et par les organisations de la société civile en Belgique. Bien que l’efficacité du mécanisme a toujours été reconnue, on le remet brutalement en cause, sans aucune évaluation et sans aucune justification, sinon le fait que le gouvernement reprend les choses en main.

Un exemple marquant est la suppression de tous les financements du CIRÉ dans le cadre des services d’accueil des demandeurs d’asile qui a engendré une crise de l’asile, quasiment orchestrée en Belgique et jusqu’à la fin du gouvernement (fin 2018). Les mutuelles aussi ont été fortement attaquées. On remettait en question leur efficacité, alors que toutes les études démontraient que les services rendus coûtaient beaucoup moins cher à l’État que dans un certain nombre d’autres pays. On a vu aussi la remise en cause par certains, au sein du gouvernement, du rôle du syndicat en matière d’allocations de chômage en les accusant d’être “pour le chômage”, car plus ils avaient de chômeurs, plus ils obtenaient de subsides. Or les syndicats, en raison de la baisse du chômage depuis ces dernières années, ont certes perdu de nombreux subsides, mais ils ne s’en sont jamais plaints.

Donc cette deuxième remise en cause consiste à rompre avec l’attitude qui consistait à s’appuyer sur l’expertise de terrain des organisations de la société civile. Et l’on a bien senti que certains au gouvernement auraient voulu aller beaucoup plus loin, mais ils se sont dits : on va d’abord passer cette étape, et si on a la chance de pouvoir être prolongés pendant cinq ans, alors nous pourrons donner  le coup de grâce  à ces organisations qui nous critiquent et avec lesquelles nous n’avons pas envie de collaborer.

Autant avec les associations  qui sont moins puissantes que des syndicats ou des mutuelles tout cela a été décidé manu militari, autant avec les organisations sociales, syndicales ou mutualistes, cela a été fait de manière plus mesurée (sachant que le CSC et la Mutualité Chrétienne qui restent relativement proches du CD&V ont sans doute joué dans la “retenue” qu’il y a eu par rapport à certaines prises de position dans les médias).

  1. – Les attaques frontales contre les actions humanitaires des ONG. On se souviendra, notamment, de Theo Francken qui accusait MSF de trafics d’êtres humains parce qu’ils organisaient des sauvetages en mer des migrants pour essayer d’enrayer un peu le nombre de morts qui ne cessait d’augmenter.

Autre exemple, les ONG de développement ont subi une coupe globale de 20% de leurs subsides durant cette législature. C’est aussi une tradition en Belgique de mener une politique de coopération au développement, en partie via des ONG qui sont plus proches du terrain, plus proches des populations les plus pauvres, et qui peuvent avoir accès à des organisations de la société civile qui sont très actives dans la lutte pour les droits constitutionnels et démocratiques.

  1. – La quatrième illustration, qui est tout aussi inquiétante au niveau des corps intermédiaires, concerne les attaques visant les médias, les journalistes, les universités ou la justice dans le cadre de la séparation des pouvoirs qui assurent le bon fonctionnement d’une démocratie.

Des attaques frontales ont été menées sur certains dossiers, essentiellement assénées par les membres de la N-VA. Ils furent, par exemple, très agressifs vis-à-vis des recteurs des universités qui prenaient position sur un projet de loi ou sur des décisions de justice, notamment dû au non-respect par la Belgique de l’Article 3 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme. De manière générale, ils se plaignaient des médias traditionnels et parlaient même d’une éventuelle loi “anti-fake news”. À partir du moment où l’État décide de ce que l’on peut dire ou pas, on s’éloigne alors des valeurs de liberté d’expression et de démocratie. En somme, nous avons vu des prises de parole ou des accusations  portées contre des acteurs qu’on n’était pas habitué à voir en Belgique.

JFG : Justement, pourriez-vous poursuivre votre analyse en vous concentrant sur le discours et la communication politique de ce gouvernement, et plus spécifiquement sur les stratégies de discréditation. Quelle analyse en faites-vous ?

AZ : Avec la montée  du national-populisme dans le monde (en Europe, aux États-Unis et dans les pays en développement), la pratique généralisée est de passer outre les corps intermédiaires et de s’adresser directement aux citoyens en tant qu’individus. Par exemple, la communication politique en Italie ne fonctionne qu’au travers des réseaux sociaux et en direct. Elle attaque ouvertement les médias traditionnels quand ils ne plaisent pas aux membres du gouvernement. L’expert en la matière est Donald Trump, qui était très actif avant d’être élu et qui l’est encore aujourd’hui en tant que président.

Nous sommes donc dans une vision très néolibérale : la société c’est le pouvoir et les individus. Entre ces deux espaces, c’est le néant, alors que c’est là où, traditionnellement, les corps intermédiaires s’organisent de manière collective, ce qui pose problème à cette vision néolibérale. Le national-populisme est une version autoritaire et nationaliste du néolibéralisme. D’ailleurs, un rapprochement s’est effectué au sein de ce gouvernement : un mariage entre l’approche nationale-populiste de la N-VA et l’approche néolibérale des partis libéraux. Le gouvernement a pu fonctionner mais au final le gouvernement est tombé sur le fait que si on est libéral, on ne peut pas accepter toutes les entorses qui sont faites au respect des processus démocratiques et des corps intermédiaires (parties intégrantes de la stabilité des systèmes démocratiques).

Il y a une tension dans ce mariage qui s’inscrit dans une nouvelle tradition nationale populiste qui cherche à maintenir l’agenda néolibéral de la financiarisation, mais qui ne s’embarrasse plus de toute une série de principes démocratiques et s’attaque clairement aux corps intermédiaires qui sont le filtre entre le pouvoir et les citoyens.

JFG : Sur le financement des associations, vous nous disiez qu’il y a eu une rupture manifeste dans la manière dont les subsides sont organisés. Pouvez-vous développer le rapport entre gouvernement et associations, remis en cause par des décisions politiques sur le financement ?

AZ : Cette attitude s’est surtout traduite dans  la réduction, voire la coupure des financements octroyés aux secteurs associatifs. C’est aussi la remise en cause d’un fondement qui est pourtant issu de la révolution libérale et qui est, pour moi, au cœur de la vision libérale de la société : le contre- pouvoir. Les organisations de la société civile sont des contre-pouvoirs démocratiques. Or, nous avons entendu à de nombreuses reprises des représentants de la majorité gouvernementale s’étonner que telle organisation de la société civile critiquait le gouvernement alors qu’elle était subsidiée par ce dernier. Didier Reynders, par exemple, reconnaissait notre expertise en matière de coopération au développement, mais il s’étonnait aussi de notre position critique compte tenu du financement public. On s’attaque ainsi à des fondements du fonctionnement démocratique historique du pays. Le fait que les différentes organisations de la société civile, les différentes philosophies de manière pluraliste soient financées publiquement a toujours fait partie des traditions démocratiques de notre pays.

Au sein du CNCD-11.11.11., nous essayons, via la Coopération au Développement, de promouvoir la démocratie en Afrique et dans les pays en Développement. C’est-à- dire avoir un financement structurel  pour  un contre-pouvoir démocratique, sans les- quels la démocratie ne fonctionne pas. Si on se limite à voter tous les cinq ans et qu’il n’y a pas de contre-pouvoir, cela débouche très rapidement sur une “démocrature”.  C’est ce modèle qui est maintenant instauré en Hongrie ou en Pologne après des années d’attaques frontales contre tous les corps intermédiaires, que ce soit de l’organisation civile, des médias traditionnels ou de la justice.

Une nouvelle variante de cette  remise  en question s’est exprimée à propos  de la mobilisation sur le climat où l’on voit le président du CD&V affirmer que les manifestations sont manipulées par l’extrême gauche, ainsi que la Ministre de l’Environnement (qui a finalement dû démissionner) qui assurait de manière mensongère d’avoir des informations de la sureté de l’État indiquant des manipulations derrière l’organisation des manifestations. Or, ce sont la coalition climat, les ONG et les syndicats bien connus qui ont organisé cette manifestation du 2 décembre 2018. Au niveau de la mobilisation des jeunes, on identifie très bien les étudiants en question, et qui n’ont même pas de lien avec des partis politiques. Ces mobilisations sont très larges et appellent à une diversité de la société rarement constatée.

Le fait que des contre-pouvoirs qui contestent deviennent dérangeants, même pour le CD&V qui a pratiqué la démocratie belge pendant près d’un demi-siècle sans interruption, donne le sentiment de ce que l’on voit au sein des régimes autoritaires et non dans des démocraties.

Il y a aussi clairement un agenda en terme de politique-économique qui est de démanteler une partie du modèle social et économique belge. Dans cette optique-là, les organisations syndicales, y compris libérales, sont des obstacles. La volonté affichée par le gouvernement est d’affaiblir cette partie-là des partenaires sociaux pour pouvoir plus facilement faire adopter son agenda qui avait plus l’oreille du banc patronal.

JFG : Que ce soit dans les perceptions de ces stratégies ou dans la manière dont les choses sont vécues, y a-t-il selon vous une différence entre le Nord et le Sud du pays ?

AZ : Il y a sans doute une différence de perception dans le sens où le gouvernement fédéral représentait le gouvernement flamand, plus le parti libéral (MR) qui représentait moins d’un quart des voix du côté francophone. Personnellement (ayant des contacts fréquents au sein des organisations civiles en Flandre que ce soit syndicales, mutuelles ou des ONG), je n’ai ressenti aucune différence de perception sur les attaques et l’agressivité du gouvernement vis-à-vis des organisations de la société civile en particulier et des corps intermédiaires en général. Rappelons-nous aussi que la charge la plus importante de la N-VA a été contre le Mouvement Chrétien Flamand. Celle-ci cherchait à détruire ce pilier chrétien qui fait partie de la base sociale du CD&V.

On retrouve une différence au niveau de la composition du gouvernement fédéral, mais, au niveau des acteurs associatifs, la perception est clairement la même. Le fait que la N-VA soit si puissante du côté flamand, et n’existe pas du côté francophone, inverse la tendance par rapport à la perception que l’on pourrait avoir envers ce gouvernement. Le contexte est devenu beaucoup plus agressif, beaucoup plus instable voire beaucoup plus dangereux pour la société civile flamande, puisque les partis flamands sont majoritairement beaucoup plus agressifs vis-à-vis de ces organisations. Du côté francophone, il y a encore un consensus plus large sur la nécessité de maintenir cette concertation sociale, de jouer avec les corps intermédiaires et la société civile. Donc, c’est un peu à double tranchant : la Flandre y gagne, mais du point de vue de la société civile, c’est plutôt l’inverse.

JFG : Pour le futur, que va-t-on retenir de ce gouvernent, quelles sont les choses qui vont laisser des traces ? Quelles sont les empreintes les plus durables et dommageables sur ce système belge de concertation sociale.

AZ : Nous sommes à la croisée des chemins. Deux solutions sont possibles. D’après les derniers sondages, des coalitions seront difficiles à former et vont se jouer parfois à un siège. Soit, de nouveau, un gouvernement avec la N-VA qui posera ses conditions. On pourra dire alors que ce gouvernement-ci aura été le point de départ d’une rupture profonde dans la société sur le rôle des corps intermédiaires, de la concertation sociale et de relations entre État et société civile.

Soit on arrive à un nouveau gouvernement sans la N-VA et nous pouvons espérer de revenir sur des fondamentaux. Ce dernier gouvernement sera perçu comme une parenthèse où le principal parti était d’obédience nationale-populiste. C’était donc une rupture, mais qui n’était qu’une parenthèse, dont les effets étaient réduits par les autres partis de ce gouvernement et par le nouveau gouvernement qui lui a fait suite.

Après une première expérience, certains dont la N-VA voudront en profiter pour “enfoncer le clou” dans un gouvernement du même type et d’autres qui voudront absolument en sortir et revenir aux fondamentaux d’un bon processus démocratique et ainsi renforcer ce système de corps intermédiaires.

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