INTERVIEW : UNE AUTRE AFRIQUE EST POSSIBLE, DÉSSERER L’ÉTAU DES DOMINATIONS

par | BLE, Dominations, Politique

Ancienne ministre de la Culture du Mali, Aminata Traoré, infatigable militante et fine observatrice de son continent est restée vivre à Bamako, malgré la guerre et l’instabilité politique. Essayiste[1], elle a été l’une des figures qui a alimenté les réflexions du mouvement dit altermondialiste[2] sur le continent. Actrice des résistances de son pays et de l’Afrique de l’Ouest, elle n’a cessé de s’opposer aux mécanismes imposés par les institutions financières internationales, aux politiques migratoires européennes et, plus récemment, à la « gestion » nationale et étrangère du conflit dramatique qui touche le Mali depuis une décennie.

Julien Truddaïu (JT) : La thématique du festival des Libertés cette année est celle des « dominations ». Comment vous les envisagez et les définissez ?

Aminata Traoré (AT) : Mettons le terme d’office au pluriel parce qu’elles sont multiformes. Il est évident que la nature asymétrique des rapports de force entre le « Nord » et le « Sud », et plus particulièrement l’attitude des puissances occidentales et anciennement colonisatrices qui ont du mal à lâcher du lest, pèse considérablement sur l’état du monde ici. S’intéresser aux dominations reste une préoccupation majeure et une question centrale aujourd’hui, parce que nous avons cru pendant longtemps que la fin de la colonisation était l’amorce de quelque chose et devait marquer le début d’une autre Afrique possible, souveraine et qui pouvait enfin disposer de ses richesses, faire face à la demande sociale et veiller sur l’environnement. Mais nous sommes loin du compte ! Nous nous sommes rendu compte que les luttes de libération sont restées inachevées et que les colons partis par la grande porte, sont revenus par la fenêtre notamment à travers les mécanismes de financement qui engendrent différentes formes de dépendances financières, institutionnelles et technologiques. L’accélération des crises successives du système capitaliste amène les anciennes puissances colonisatrices à faire cause commune dans la reconquête de l’Afrique et dans leur repositionnement militaire. Toute cette analyse n’était pas évidente pour les citoyens ordinaires. La guerre froide, elle non plus, ne semble pas totalement finie. Nous le voyons maintenant avec ce qui se passe en l’Ukraine, la manière dont réagit le camp atlantiste et ses adversaires qui souhaitent croiser le fer. Malheureusement l’Afrique risque d’être encore une fois un champ de bataille supplémentaire et nous risquons de payer l’évolution de ces relations entre les nations.

JT : Même si certains systèmes persistent, le contexte a pourtant changé ?

AT : Les politiques et les institutions internationales de financement jouent pour beaucoup dans l’éveil des consciences. Pour ma part, je parle encore d’étau, parce que je me suis trouvée, en tant que chercheuse, notamment aux Nations-Unies, à travailler de l’intérieur et je me suis rendu compte que ce qui nous a été servi comme processus de démocratisation ne l’est pas. Nous nous rendons compte que les gens, les acteurs, la classe politique au niveau local n’est qu’une sorte de cheval de Troie dans la mise en œuvre de politiques dites de développement ; des politiques extractivistes, aux conséquences économiques, sociales et écologiques considérables et qui n’étaient pas prises en compte dans le débat national sur le présent et l’avenir de l’Afrique. Suite à quoi, nous sommes entrés dans ce que Samir Amin[3] appelle l’échange inégal, doublé des dettes et tout ce qui y est lié. Nous avons pris énormément de coups avant de réaliser, qu’il fallait articuler le local et le global, faire cause commune avec les peuples du Nord qui commençaient eux aussi à voir les limites de ce système mondial inégalitaire. Il y a un décalage évident entre les promesses de développement, de démocratisation et de gouvernance et la réalité. Les dominants donnent l’impression que des élections transparentes, régulières seraient la panacée. Tout serait question de bonnes personnes au bon endroit. Les réformes politiques et institutionnelles sont privilégiées et idéalisées et on se rend compte aujourd’hui d’un bout à l’autre du continent que plus on avance, plus  les pays sont fragilisés, fragmentés. Des guerres intestines liées au chômage et la pauvreté de masses e naissent partout. Il y a jusqu’à présent une résistance considérable de la classe politique aux changements pour lequel nous nous battons. J’ai le sentiment en revanche que nous sommes moins considérés comme des rêveurs idéalistes. De plus en plus de personnes nous donnent raison. Comment desserrer l’étau ? Nous ne demandons pas mieux qu’une solidarité internationale. Mais elle est décrédibilisée notamment par les acteurs les plus puissants de la « communauté internationale ». Il faut questionner le sens de nos combats et de l’usage qu’on a fait de la solidarité internationale. Nombre de rapports de domination sont exercés au nom de la solidarité. Des camarades du Nord qui viennent ici comme consultants, experts dans toutes sortes de domaines restent en position de force. Peu importe ce que je sais de mon pays et notre vécu ou ce que nous savons de notre pays. Les dominations se trament d’État à États, entre les pouvoirs publics, les peuples, les opérateurs économiques mais également et malheureusement   les sociétés civiles. Beaucoup trop souvent, ce sont d’autres qui parlent en notre nom. Il y a vingt ans encore, ici personne ne parlait de micro= économie, d’enjeux géopolitiques. La question climatique, était abordée du bout des lèvres alors que logiquement, nous sommes quand même au Sahel, une des régions du monde qui est confrontée à la question centrale et existentielle du climat. Par exemple, dans le cadre de cette guerre dite anti-jihadistes et les questions migratoires qui y sont liées, ce que nous savons ne compte pas, ce savoir est officiellement ailleurs. Ce sont donc des rapports de force constants. Le chantage aux sanctions exercé par la CEDEAO[4] et ses relais internationaux au Mali, Burkina et en Guinée est une véritable épée de Damoclès. La pression est mise sur ces États qui, acculés, sont poussés et contraints d’organiser dans les meilleurs délais des élections pour laisser la place à des acteurs politiques plus conformes. Dans tout cela, il est très peu question de solidarité, mais de sécurité mondiale. Le Mali agressé, attaqué et enclavé, confronté à toutes sortes de difficultés est considéré comme l’épicentre du djihadisme et serait une menace pour l’Europe et le reste du monde.

JT : Vous décrivez des systèmes de domination traditionnels dits « Nord-Sud » qui ressurgissent à l’interne même des mobilisations et des solidarités internationales. Comment sortir de cette dialectique dominants-dominés et de cette reproduction des schémas ?

AT : En cessant de nous mentir à nous-mêmes à propos du développement, de la démocratie et de la gouvernance ! Il n’y a pas suffisamment de débats de fond sur ces questions et nous consacrons, par exemple, un temps fou et des ressources considérables à l’organisation des élections.Il esthallucinant de voir le niveau de connaissance des citoyens lambda des processus électoraux : comment voter, pour quelles listes, les délais, etc. La lame de fond qu’est le paradigme du développement et ses logiques capitalistes est rarement débattue  dans chacun de nos pays. Il n’y a pourtant pas moins de 200 voire 400 partis politiques et il est extrêmement rare que leurs représentants ou représentantes abordent ces questions parce qu’ils sont tous acquis au dogme du TINA (« there is no alternative »).[5] Cela semble vrai concernant le modèle économique, mais également pour la démocratie telle qu’elle nous est servie depuis la conférence de La Baule[6]. Aujourd’hui, les anciens pays colonisateurs, anciens maîtres à penser, sont eux-mêmes confrontés à de graves problèmes économiques et démocratiques, preuve que le modèle ne fonctionne pas. Nous pouvons desserrer l’étau par davantage d’échange entre les peuples du Nord et du Sud. Par exemple, nous considérons comme une agression la manière dont la guerre dite anti-djihadiste nous a été imposée sur la base du mensonge, comme cela été opéré en Irak ou en Libye. Certains pays ont contourné la résolution du Conseil de sécurité des Nations-Unies. Peu de gens savent que le Mali avait demandé avant tout un appui aérien et une collaboration des services de renseignements pour lutter contre le djihadisme et non un déploiement de troupes au sol. Mais la France a débarqué avec son armada, se maintient et semble ne plus vouloir partir. Elle a été pourtant très officiellement chassée du Mali et du Burkina Faso, mais elle s’organise pour se maintenir militairement. Ici, le citoyen lambda a réalisé subitement et à la faveur de cette guerre qui dure depuis maintenant depuis 10 ans, les ravages qu’elle a causés. La violence du système est telle que les citoyens ont du mal à différencier les États libéraux du Nord des peuples du Nord. L’extrême-droitisation des opinions et l’évolution que nous observons à travers la guerre faite aux migrants en Europe laisse penser qu’une bonne partie des opinions publiques qui auraient pu être solidaires avec nous sont empêchées par le narratif des États occidentaux et la lecture que leurs responsables politiques donnent de l’évolution de la situation ici. Ces discours sont alimentés par le racisme systémique que nous, nous condamnons depuis la conférence de Bandung.[7] Car aujourd’hui, nous parlons beaucoup des BRICS[8], mais le premier élan de solidarité et d’émergence des pays du Sud et des anciennes colonies s’est produit lors de cette fameuse rencontre de Bandung. À l’époque déjà, nos pays, ensemble, ont dénoncé l’impérialisme, le colonialisme et le racisme. Des décennies plus tard, nous sommes confrontés aux mêmes réalités. Si la guerre resurgit chez vous, elle est constante ici depuis des décennies. Elle est permanente à travers l’économie et les ingérences. L’Ukraine devient un révélateur puissant de l’état réel du monde, des rapports de force et de la volonté des puissances occidentales en perte d’hégémonie de ne pas lâcher de leste. Ce « besoin d’Afrique » rabâché par beaucoup d’hommes politiques au Nord a pour fondement l’accès aux ressources naturelles et la nécessité d’être présent économiquement. Ce qui m’intéresse beaucoup plus est ce qui vient des peuples. Thomas Sankara[9] et Modibo Keita[10] l’ont dit : nous n’avons pas de problème avec les peuples des anciennes puissances coloniales. Nous avons les mêmes ennemis et nous devons pouvoir enfin parler d’une même voix pour faire savoir que le même système tue. Ce qu’il s’est passé, par exemple, en France avec Nael[11] ou Adama Traore[12] nous apprend que cette répression policière ne nous est pas étrangère. Elle touche d’abord des jeunes issus du continent africain. Il faut que nous ayons une vision suffisamment partagée des causes et des mécanismes de destruction de nos économies, de la cohésion sociale et des écosystèmes.

JT : En Occident, beaucoup semblent redécouvrir le rôle central que jouent les femmes, notamment dans les mouvements de résistance individuels ou collectifs. Leur place vous préoccupe depuis nombre d’années.

AT : Les femmes paient le prix fort des inégalités. Les États libéralisés et les opérateurs économiques, toujours au nom du développement et de la croissance privilégient ce qu’ils appellent « le secteur formel ».[13] Or, l’immense majorité des femmes vivent du secteur informel : les jeunes paysannes, les éleveuses, les pêcheuses qui ne trouvent pas leur compte dans le système économique dominant et qui ne marchent pas dans le sens des intérêts de l’économie libéralisée. Nos États ont d’ailleurs l’outrecuidance d’affirmer qu’elles seraient résilientes ! Cette résilience est due au travail souvent gratuit fourni par des femmes qui colmatent les brèches des difficultés quotidiennes. Elles ne sont que très rarement consultées ou associées aux décisions qui les concernent. Les inégalités entre les sexes qui sont inhérentes à toutes les sociétés prennent encore plus d’ampleur dans le cadre de la marchandisation du monde. Les femmes sont invitées à descendre dans l’arène pour se battre comme les hommes pour les postes politiques et les entreprises. Mais leurs chances de percer sont extrêmement réduites en raison du poids de l’imaginaire entrepreneurial qui est cultivé. Les femmes sont invitées à créer des start ups et à s’organiser, à s’auto employer tout simplement pour coller une paix royale à l’État et aux investisseurs étrangers qui s’enrichissent au détriment de ces personnes.

JT : Pour beaucoup de militants et militantes et autres observateurs et observatrices respectés, le capitalisme a gagné et la colonisation n’est pas effectivement terminée. Comment dès lors ne pas se résigner ? Qu’est-ce qui aujourd’hui vous motive à continuer le combat ?

AT : Comment ne pas baisser les bras ? Les discours mensongers brouillent constamment les cartes ici comme ailleurs. Quand nous imaginons des alternatives, on nous enjoint d’observer les progrès accomplis. Les dirigeants politiques et économiques prennent d’ailleurs les biens possédés en hausse depuis des décennies. La réalité reste que ce qui reste accessible pour les plus démunis, ce sont les déchets. La question des déchets planétaires est tout simplement catastrophique. L’Occident et l’Orient envoient sur le continent africain leurs vêtements invendus et les textiles usagés. Tout y passe les sacs à main, les jouets, les sous-vêtements, etc. Vous ne pouvez plus rien produire localement devant une telle concurrence. Les plus beaux textiles qui se fabriquaient et se vendaient ici, permettaient aux paysans, aux tisserands et autres ruraux de vivre décemment. Aujourd’hui, leur travail s’est vu concurrencé par l’arrivée de containers entiers de déchets de textile ou même du matériel électronique. Les migrants et migrantes partis au Nord avaient pour habitude d’envoyer de l’argent, mais ils et elles sont rentrés dans ce commerce. Ils et elles collectent et mettent dans des containers du textile qui est envoyé aux familles ici qui les trient ici pour les vendre. Quand vous vous baladez dans la plupart de nos villes aujourd’hui, il y a dans nos étals des chaussures plus ou moins neuves qui sont en réalité les restes des surplus invendus au Nord. Ainsi, celles et ceux qui prétendent que nous avons lutté contre la pauvreté par d’avantage de libéralisme économique se moque totalement de nous ! Malgré cela, je continue de croire qu’un autre monde est possible. Nous observons les luttes chez vous, nous voyons comment vous résistez. Il y a de nouvelles générations chez vous et chez nous qui en veulent, qui veulent que ce monde change. En cela, nous leur devons de ne pas baisser les bras.


[1] Aminata Dramane Traore est notamment l’autrice de l’Étau – L’Afrique dans un monde sans frontières, 1998, Actes Sud.

[2] Né à la fin des années 80, ce mouvement réunissant intellectuels et activistes s’est opposé à la libéralisation et à la mondialisation des échanges financiers, exigeant une répartition équitable des richesses. Le terme apparait médiatiquement avec les manifestations de Seattle lors de la troisième conférence ministérielle de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

[3] Économiste politique franco-Égyptien, théoricien de l’eurocentrisme et de la théorie de la dépendance.

[4] Communauté Économique des États de l’Afrique de l’Ouest.

[5] Slogan attribué à la Première Ministre britannique Margaret Thatcher ayant pour but de disqualifier toute tentative de réflexions à la marchandisation et au libéralisme mondialisé.

[6] Ou discours de la Baule faisant référence à celui prononcé par le président de la République Française François Mitterrand dans le cadre de la 16e rencontre des chefs d’État d’Afrique le 20 juin 1990.

[7] Cette rencontre s’est tenue du 18 au 24 avril 1955 à Bandung, en Indonésie. Première conférence des pays dits « non-alignés » réunissant pour la première fois les représentants de vingt-neuf pays africains et asiatiques dont Gamal Abdel Nasser (Égypte), Jawaharlal Nehru (Inde), Soekarno (Indonésie) et Zhou Enlai (Chine).

[8] Groupe de cinq pays se réunissant depuis 2011 en sommets annuels : Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud.

[9] Président du Burkina Faso entre 1983 et 1987. Il est assassiné par Blaise Compaoré son successeur lors d’un coup d’État.

[10] Président du Mali entre 1960 et 1968, il sera renversé par un putsch militaire.

[11] Nahel Merzouk jeune français de 17 ans est mort suite à un tir policier le 27 juin 2023.

[12] Adama Traore, jeune français de 24 ans est décédé en juillet 2016 suite à son interpellation.

[13] On distingue traditionnellement les secteurs d’activités formel (soumis à l’impôt et quantifiables) des secteurs informels, échappant aux contrôles de toute sortes. Sur le continent africain, d’après la Banque Mondiale, le secteur informel concerne 60 à 70% des emplois rémunérateur (plus de 80% dans les grandes villes). En 2023 au Mali, il représente plus de 96% des activités.

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