INTERVIEW : LA CROISADE DE PHILIPPE LAMBERTS CONTRE L’ENSEIGNEMENT DE L’ÉCONOMIE NÉOLIBÉRALE

par | BLE, DEC 2018, Economie, Education

Entretien avec Philippe LAMBERTS , député européen (Ecolo)

Connu pour ses coups de gueule au Parlement européen, phénomène viral sur les réseaux sociaux, Philippe Lamberts est un politicien belge qui n’a pas la langue dans sa poche. Parmi les combats qu’il mène, il y a celui contre l’idéologie néolibérale. Dans une vidéo intitulée “Libérons de l’idéologie l’enseignement de la science économique”, il explique de manière pédagogique pourquoi la théorie économique classique est néfaste pour la démocratie. Nous l’avons interrogé dans son bureau du Parlement européen afin d’en savoir plus sur l’endoctrinement qui se joue dans nos institutions publiques d’éducation où se reproduit une élite extractive.

JFG : Pouvez-vous nous expliquer en quelques mots pourquoi mener ce combat contre l’enseignement de l’économie classique vous paraît important aujourd’hui ?

PL : Parce qu’aujourd’hui l’économie a pris le dessus sur tout. On voit bien que partout, dans tous les domaines, la question qui détermine si l’on doit faire les choses ou non c’est de savoir si ça rapporte. Si ça rapporte, on le fait. Par exemple, la semaine dernière dans une séance au Parlement européen, nous avons eu une discussion sur les émissions de CO2 par les voitures. Le principal argument des entreprises était de nous dire que faire ce qui devrait être fait pour réduire les émissions carbones serait mauvais pour l’emploi. Les entreprises sont guidées par le profit, mais plutôt que de dévoiler clairement leurs intérêts, elles parlent d’économie et d’emplois. Reste qu’au fond, elles nous disent qu’il faudrait adoucir les mesures prises pour lutter contre les changements climatiques parce que ça va coûter de l’argent, ça va réduire les profits. Évidemment, on leur a répondu que ça ne va pas du tout. Pourquoi? Parce que dans cette perspective, ce sont l’humain et l’environnement qui sont au service de l’économie et non l’inverse.

La théorie économique classique fournit le substrat pseudo-scientifique, parce que ce n’est en rien scientifique, à l’idéologie néo- libérale. En fait la théorie classique est une idéologie et il y a identité entre les deux. Et c’est précisément cela que je dénonce. Je respecte beaucoup les sciences humaines. Personnellement j’ai fait des études en sciences exactes, je suis ingénieur en sciences appliquées. Or, c’est compliqué de faire des sciences humaines, comme c’est compliqué de faire de la science de manière générale. Et, justement, cette prétention de la théorie néo-classique [1] non pas d’expliquer le réel mais de prescrire ce qu’il faut faire dans le réel, c’est la définition même d’une idéologie et il faut l’appeler comme telle. Autrement dit, ça ne peut pas être enseigné à l’université, si ce n’est que dans un cours d’études des idéologies, mais ça ne peut pas être appelé un cours d’économie.

Donc, le problème c’est que dans nos sociétés, l’argent est roi, le profit est roi, et que ceci est le produit de cette idéologie. En fait, si l’on reprend la théorie de Gramsci, clairement l’hégémonie idéologique a été conquise par la théorie économique néo-classique qui s’est imposée comme une évidence, qui n’est pas remise en cause. Un des symptômes les plus choquants de cette idéologie, c’est quand les économistes réagissent aux économistes hétérodoxes en disant aujourd’hui que l’économie classique peut vous expliquer le fonctionnement de la société avec la même précision que les lois de la physique peuvent vous expliquer la trajectoire d’un satellite dans le système solaire. Ce n’est évidemment pas vrai. Ils prétendent avoir découvert les modes de fonctionnement déterministes de la société, tout comme Newton a découvert les lois de la gravité. Ce qui est évidemment un bullshit sans nom.

JFG : Quand vous dites “ils”, vous pensez à des gens en particulier ? Des lobbys par exemple ?

PL : En fait, ce ne sont pas des lobbys, ce sont les professeurs de sciences économiques, des plus connus aux moins connus, qui enseignent ce genre de fumisterie. La plupart des Nobel qu’on donne, encore celui qu’on a récemment donné à Nordhaus [2], c’est à des néo-classiques. Autrement dit à ceux qui ne remettent pas en cause le système. Mais en fait, que disent les néo-classiques quand ils pensent à la contrainte environnementale: il faut mettre un prix sur la nature. Comme ça la nature entre dans le calcul de la fonction d’utilité et le problème est résolu (sic). Mais à nouveau, c’est basé sur cette idée que l’humain est un homo oeconomicus capable de maîtriser toute l’information, calculer tous les futurs possibles, choisir celui qu’il préfère et faire ses choix en fonction de tout ça. Mais, évidemment, cette prétention n’a en fait rien à voir avec le réel.

JFG : Vous référez sans doute ici aux travaux en sciences sociales, notamment ceux de Jon Elster, qui ont montrés que l’humain ne prend pas du tout des décisions sur le mode de la rationalité instrumentale pure que suppose la théorie néo-classique.

PL : Évidemment. L’être humain ne fonctionne pas comme ça. L’être humain ne peut pas connaître tous les futurs possibles, d’autant plus que le futur n’est pas prévisible. Le futur nous surprend sans cesse. Ce n’est pas comme s’il y avait un ensemble fini de futurs possibles, qui étaient déterminés sur la base de ce qui est aujourd’hui.

JFG : Pour rester sur le thème de ce dossier, celui de l’ingérence du privé dans le public, quels sont les liens identifiables qui existent entre des intérêts privés du monde des affaires, des lobbys, et les facultés d’économie et de gestion dans les universités en Belgique et en Europe de manière générale ?

PL : Je vous invite à aller vous balader à l’entrée des facultés des universités les plus connues, ici même à Bruxelles, et vous verrez clairement affiché le nom d’entreprises qui paient des chaires de recherche. Les entreprises contribuent aux bâtiments ou rémunèrent des professeurs d’économie comme experts. Vous avez, par exemple, aux États-Unis des professeurs qui sont grassement payés pour mener des travaux de recherche et faire des conférences dans lesquels ils font état de “résultats” qui vont dans le sens des intérêts des grandes entreprises et des lobbys. Ce n’est pas parce que la nature et la méthode scientifique produisent ces résultats. C’est parce que des décisions politiques sont prises pour protéger l’intérêt des  plus  riches.  Et donc pour que l’on continue à ne pas voir que ce qui est enseigné comme une science est en fait une idéologie.

JFG : À ce sujet, croyez-vous que le détournement de certains canons de l’économie classique, comme Adam Smith, entretienne une confusion entre “libre-marché” et “libre-entreprise”, ce qui n’est pas sans incidence sur notre conception du rôle de l’État; puisque le libre-marché c’est l’État qui intervient pour créer les conditions d’une réelle concurrence, alors que l’idéologie de la libre-entreprise prescrit l’élimination des obstacles pour les firmes et ainsi la non-intervention de l’État dans l’économie ?

PL : Tout à fait. Et à ce titre, même chez les néo-libéraux, vous entendrez très rarement parler de la suppression de l’État.
Simplement, ce qu’ils veulent c’est que l’État dérégule au maximum les facteurs de production, mais que l’État intervienne au maximum pour garantir le droit de propriété et les profits lorsque les crises se produisent. Les néo-libéraux étaient les plus étatistes en 2007-2008  lorsqu’il y a eu la crise financière. Parce que l’État est super important pour sauver la mise. L’État est là pour protéger le droit de propriété et défendre la rente. Sans l’État, le système se serait effondré. Évidemment, la population aurait souffert encore plus qu’elle n’a souffert, mais de l’autre côté, des fortunes se seraient perdues. Or le contribuable a sauvé les plus riches de la planète et les banques. Les néo-libéraux sont en fait ambigus sur l’État. Je dis souvent qu’ils se rapprochent fort des communistes soviétiques, et je ne rigole pas. Parce qu’en fait ce sont deux systèmes qui sont oligarchiques. Il y a des différences sur  le mode de désignation des oligarques, certes. Dans le système capitaliste, l’État n’a pas le droit de mettre les oligarques en prison, comme Poutine l’a fait avec ses opposants. Les modes de désignation et de maintien des oligarques ne sont pas les mêmes. Mais ce sont tout de même deux systèmes où le rôle de l’État est de garantir la rente des oligarques; et en échange les oligarques garantissent le maintien au pouvoir de ceux qui y sont. Des oligarques politiques amis si vous voulez. C’est en quelque sorte l’interpénétration du pouvoir économique et politique pour maintenir un système d’extraction de rentes.

Si vous êtes libéral, cela doit vous faire horreur. Parce qu’en fait le libéral vomi la rente. Le libéral valorise la création de valeur. Mais ici on parle d’extraction massive de rentes, politiques et économiques. Pour le néolibéral, il ne faut pas que l’État se mêle d’assurance santé et si l’on pouvait carrément privatiser la santé et pourquoi pas l’éducation, ce serait encore mieux. Mais l’État doit être là avec la police et doit organiser le système fiscal de telle manière à ce que l’extraction de rentes soit le plus facile possible quand les choses vont bien et à ce qu’elle soit sauvée en temps de crise.

En somme la logique néolibérale veut que tout soit privatisé, ce qui justifiera en retour de payer moins d’impôts. Parce que de toute façon pour eux une grande partie de l’humanité est improductive et donc inutile. Et cela va s’accentuer avec la robotisation de la production de richesses. Uber c’est la même chose. Ryanair c’est la même chose. Vivement l’avion sans pilote !

JFG : Quelle place alors dans l’éducation économique pour des Prix Nobel comme, Friedrich Hayek, Milton Friedman ou encore James Buchanan ? Quelles alternatives proposez-vous ? Par quoi remplacer l’économie classique dans les facultés d’économie et de gestion ?

PL : Et bien on la remplace par différentes branches de l’économie. Il y en a suffisamment qui existent, comme l’économie comportementale ou encore environnementale, par exemple. Il y a, à mon avis, suffisamment de branches de l’économie qui se sont développées avec un sous-bassement scientifique plus solide que celui de la théorie néo-classique. Il faut ultimement favoriser une diversité de pensée en économie.

Le   problème est qu’aujourd’hui,  dans des pays comme la France par exemple, les comités qui octroient les chaires de recherche en économie, sont dominés par des néo-classiques, comme c’est le cas pour le comité Nobel. C’est de l’endogamie si vous voulez. N’attendez pas à ce que surgisse de ce monde-là une pensée diverse. Il faut revenir aussi à l’idée que les sciences économiques sont des sciences humaines. Elles doivent être informées par les autres sciences humaines comme la sociologie ou la psychologie, mais aussi par les sciences comme la physique. J’imposerais également, à tous ceux qui suivent un cours d’économie, un cours de thermodynamique. Parce qu’en fait le cœur de l’économie c’est l’énergie et si vous ne comprenez pas comment l’énergie fonctionne et bien vous n’êtes pas capable de penser l’économie. Ce sont des éléments que l’on devrait ajouter dans le cursus économique. Mais je dirais de manière plus générale qu’il faut refaire fleurir la diversité de pensée et que des chaires de recherche devraient être offertes à des professeurs, des économistes, qui essaient de comprendre comment l’économie fonctionne réellement, plutôt que seulement à ceux qui veulent nous dire quoi faire.

On a assujetti les universités en comprimant le financement public des universités. Si vous êtes une faculté de sciences économiques, de sciences appliquées, de gestion ou de commerce, qu’on vous comprime et que de l’autre côté vous avez des entreprises privées prêtes à vous financer, via du sponsoring, évidemment que vous allez accepter. Mais après, vous ne mordrez pas la main qui vous nourrit. On a politiquement organisé la soumission de nos universités. Et on en revient donc à la question de comment on finance les universités. Et quand le discours ambiant ressasse que les impôts c’est mal, on est dans un cercle vicieux dont il est quasi impossible de sortir. Pour en sortir, il faut repenser et revaloriser le financement public. La question n’est pas que l’État est inefficace, c’est qu’on le prive de moyens. Il y a bien sûr de l’inefficacité dans le secteur public, comme il y en a aussi dans le secteur privé. J’ai y passé suffisamment de temps pour le savoir. Je me retrouve dans le bouquin de David Graeber, Bullshit Jobs [3]. À la fin de ma carrière chez IBM, j’avais un bullshit job. J’étais bien payé et j’étais d’une grande inefficacité.

JFG : Oui on parle ici aussi souvent de bore out, c’est à ça que vous pensez ?

PL : Oui, tout à fait. C’est par ailleurs un symptôme rassurant : l’être humain continue malgré tout à être à la recherche de sens et refuse de ne devenir qu’un robot. Parce que, par exemple chez IBM, je l’ai bien vu pendant les 22 ans où j’y étais, c’était : “execute or be executed” (exécutez ou soyez exécuté). Ne cherche pas à savoir si ce que tu fais a du sens, fait simplement ce qu’on te dit. Sois un rouage. C’est une logique qui est de plus en plus présente par exemple dans l’enseignement et la santé. On prive les enseignants et les infirmières d’occasions d’exercer leur jugement et on pense à leur place. On les prive de leurs réelles compétences, on leur dit comment fonctionner. Et c’est cette logique managériale, comme produit de l’idéologie néolibérale, qui pénètre de plus en plus de segments de la vie humaine.

JFG : Et qui en quelque sorte pave la voie à une privatisation des différents secteurs puisque l’on adopte le langage managérial et ses concepts néo-libéraux.

PL : Oui, c’est la colonisation des esprits. Mais je constate que les êtres humains se révoltent. Souvent de manière silencieuse. Combien de gens quittent leur job? Combien quittent des boîtes privées, avec de bons salaires, pour devenir enseignant ou maraîcher? On en connaît tous. L’extraction de la rente et sa non-redistribution nous rebute. Une économie extractive ne produit pas de valeur. C’est une économie de rente et la rente n’est pas productive. C’est pourquoi il faut changer de modèle économique et ça commence par évacuer l’idéologie de l’enseignement.


[1] Dans notre contexte, les termes “classique” et “néo-classique” sont interchangeables.

[2] Le prix Nobel d’économie 2018 a été remis à William Nordhaus et Paul Romer.

[3] David Graeber, Bullshit Jobs : A Theory. Pour la version fran- çaise, éd. Les Liens qui Libèrent, 2018.

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