À tort, on résume trop souvent encore aujourd’hui le pouvoir à la seule instance politique. Ainsi, lorsque la colère gronde, c’est encore, à l’occasion d’élections ou de plus rares manifestations générales, le fusible du gouvernement que l’on souhaite faire sauter. Il appert aujourd’hui que ce pouvoir n’est toutefois pas seulement l’apanage des institutions publiques, mais aussi des institutions financières mondialisées ainsi que des multinationales.
Les multinationales se sont développées durant l’entre-deux-guerres, dans le domaine de l’énergie. Les puissances étatiques ont cherché à garantir l’approvisionnement en pétrole des armées, découvrant alors qu’il s’agissait d’un enjeu stratégique absolument névralgique. Elles ont donc soutenu des sociétés largement contrôlées par des acteurs du secteur privé. Ces firmes, la Compagnie française des pétroles, ancêtre directe de Total, avec la Shell, la Anglo Persian (future British Petroleum, BP), ainsi que la Standard Oil des Rockefeller allaient s’imposer comme un redoutable cartel au Moyen-Orient. Celui-ci a su contrôler de manière concertée le potentiel pétrolier de pays qui avaient été créés sur mesure pour lui au moment du démantèlement de l’Empire ottoman après la Première Guerre mondiale, puis fixer bon an mal an le prix des cours pétroliers à l’échelle mondiale pendant plusieurs décennies.
En France, la chose s’est accentuée sous Charles de Gaulle. Lasse d’être minoritaire face aux “Anglo-Saxons” dans le développement de cette filière, elle a imité ses partenaires britanniques et états-uniens du Moyen-Orient, mais cette fois dans son empire colonial d’Afrique, en créant à son tour des pays faits sur mesure pour favoriser l’exploitation pétrolière, comme le Congo-Brazzaville et le Gabon. C’est la société d’État Elf qui s’est trouvée au centre de ce réseau d’influences entre diplomates français, agents de services de renseignements et chefs d’État corrompus, dans le cadre d’un vaste système d’escroquerie, de spoliation, de corruption et de malversations appelé la Françafrique.
En Belgique, la PetroFina, contrôlée par l’étroit tandem constitué des familles Frère et Desmarais, celle-ci du Canada, a longtemps tiré son épingle du jeu parmi les entreprises de second ordre.
Ce sont ces trois sociétés, la Compagnie française des pétroles, Elf et PetroFina, qui ont constitué,par leur fusion au tournant du XXIe siècle, la société pétrolière française que nous connaissons, présente dans 130 pays et brassant dans ses années fastes plus de 200 milliards d’euros. La société, comme toutes celles de sa catégorie, a pour caractéristique de ne s’activer en propre dans aucun pays particulier, parce qu’elle se trouve dans presque chacun d’entre eux. Cela se vérifie jusque dans sa structure : la multinationale comme telle n’existe pas. Elle se veut plutôt un réseau d’entités de droit – soit près de mille filiales – formées dans les pays où on les trouve. Cela revient à dire que la pieuvre qu’elle constitue est encadrée, tentacule par tentacule, par des États distincts les uns des autres, sans qu’aucun d’entre eux ne soit à même de contrôler ce que fait le cerveau qui les commande.
C’est plutôt l’inverse qui se produit : les multinationales qui sont régies à l’échelle mondiale pèsent de tout leur poids dans chaque pays où elles sont actives, bien qu’aucun d’entre eux ne puisse, à cette même échelle, interagir. Considérant leur extraordinaire puissance, peu d’États sont capables de tenir tête à leur formidable influence, les États-Unis peut-être seulement, quand les autorités publiques le souhaitent, quant à des enjeux diplomatiques en Iran ou en Russie par exemple.
En cela, les multinationales ne sont plus identifiables à quelque pays. L’actionnariat de Total est essentiellement états-unien, l’entreprise ferme les raffineries françaises qu’elle a cessé d’entretenir pour en ouvrir de plus adaptées en Arabie saoudite, délocalise des fonds dans les paradis fiscaux et fait sa communication principalement en anglais. Étant partout, elle ne se trouve donc nulle part.
Les multinationales s’imposent ainsi comme de véritables instances souveraines indépendantes des États et interagissent avec eux. Certains signes ne trompent pas. L’opinion a été ainsi choquée que le Danemark nomme en 2017 un ambassadeur auprès des grandes multinationales de l’informatique et de l’information, que des multinationales poursuivent au moindre prétexte des États devant des mécanismes de règlement de différends commerciaux indépendants de la tradition judiciaire, que les grandes entreprises se présentent ouvertement comme des chefs de régimes souverains dans des tête-à-tête avec des chefs d’État… Ainsi, Vladimir Poutine reçoit le PDG de Total, Patrick Pouyanné, avec tous les égards réservés normalement à un homologue, tandis que celui-ci se prononce sur l’embargo commercial imposé à la Russie ou sur les tensions du Moyen-Orient à la manière de l’acteur diplomatique qu’il est, plus puissant que le Quai d’Orsay… Cette domination culmine avec la participation quasi officielle des firmes pétrolières dans les négociations sur le climat à Paris, à l’occasion de la COP 21.
Si on se fie au cas de Total, trois mots d’ordre résument la position idéologique des souverainetés que les multinationales constituent.
- Nous agissons dans la légalité. Qu’il soit question de travail forcé au Myanmar, de corruption d’agents étrangers en Irak, de financement de guerres au Congo et en Angola ou du soutien à la dictature gabonaise, de collaboration active avec le régime de l’Apartheid en Afrique du Sud, de l’exploitation écocide au Nigeria, de la fixation des cours en France ou d’endettement odieux en Algérie, et quelle que soit l’époque où ces événements historiques surviennent, l’entreprise plaidera le respect scrupuleux de la loi. Puisqu’une multinationale se trouve morcelée en plusieurs petites entités, ses filiales sont confrontées à différents droits, et ce sont ces différents régimes de droit qu’elle peut mettre en concurrence les uns contre les autres. On sait que le droit des Bermudes, de la République maltaise, des îles Marshall ou encore du Gabon et de l’Inde n’est pas celui des ÉtatsUnis ou de l’Allemagne. Il s’agit donc pour elle de se conformer au régime de droit où elle crée une filiale, ce régime pouvant être résolument permissif considérant certains aspects, le fisc ou les droits de la personne par exemple, comme dans un paradis fiscal ou une dictature. Sinon, la firme profite de vides juridiques, multiplie les procédures dilatoires pour éviter des jugements devant les tribunaux, règle « à l’amiable » avec les demandeurs dans les pays anglophones où cela est possible ou profite de la complicité de régimes qui devraient en principe contribuer à sanctionner ce qu’ils rendent au contraire possible.
- Le passé appartient au passé. Pour le capital, il n’y a pas d’histoire. Que Total soit arrivée en Afrique du Sud à la faveur d’une collaboration avec le régime de l’apartheid ne saurait passer pour une grosse affaire. C’est passé, seuls le présent et les perspectives de croissance de l’avenir comptent. Pourtant, le capital dont dispose la firme et qu’elle est à même d’investir constitue les restes et le legs de ses actions passées. Sans ces accointances douteuses, ses participations controversées à des guerres, les malversations en Afrique et la diplomatie de mauvais aloi, point de capital comptabilisé en bourse et affiché dans les rapports annuels aujourd’hui. Cela doit rester tabou, seules les techniques géologique et financière ayant droit de cité.
- Nous ne faisons pas de politique. Les dirigeants de Total répètent à l’envi qu’ils ne font pas de politique. L’assertion peut sembler humble au demeurant, mais elle traduit au contraire un rapport impérial aux choses qui fait fi de l’agitation politicienne faite pour exciter le bon peuple. Total dit par contre s’intéresser à la géopolitique, c’est-à-dire au cadre dans lequel les États seront, par la force des choses en quelque sorte, tenus d’agir de telle ou telle manière. Récemment encore, Patrick Pouyanné présentait la mondialisation comme ne relevant même plus du débat politique gauche-droite. Il y a bien eu auparavant des « libéraux et des moins libéraux », mais l’élection d’Emmanuel Macron en France, du gouvernement de consensus en Allemagne, des prétendus centristes en Italie et au Canada lui permet de postuler qu’il n’y a plus désormais qu’un seul ordre commun. Et, ajoute- t-il, ceux qui ne le comprennent pas seront nécessairement les « perdants ». On voit bien la logique : on a fait la loi économique, désormais on la laisse agir comme loi au sens d’un théorème, on n’a même plus à l’assumer. On n’y peut rien si cette loi fait de nous des multimilliardaires et de la moitié de l’humanité des indigents. Comme c’est dans l’ordre des choses, il faut être du côté des gagnants et non des perdants…
Par ailleurs, des dépenses effrénées en matière de lobbying, de relations publiques et de mécénat, ainsi qu’un phénomène de porte tournante auprès des institutions les plus importantes des États, à commencer par l’Élysée en France, achèvent de faire de l’organisation multinationale une autorité capable de souffler ses desiderata aux autorités publiques.
Le pouvoir extraordinaire dont disposent les multinationales aujourd’hui ne relève pas seulement du capital accumulé au long d’une histoire problématique, mais de la fusion de leurs patrimoines respectifs. Quand les firmes Exxon et Mobil unissent leurs destinées, quand Monsanto et Bayer font de même, ou Dupont et Dow Chemical, ce sont des histoires, des compétences, des réseaux d’influence, des chasses gardées, qui s’amplifient. Le résultat excède la somme des parties. Ainsi de l’agrégation en 1999 et 2000 de la Compagnie française des pétroles (devenue offiiellement Total quelques années auparavant), d’Elf et de PetroFina. Elles ont réuni des forces complémentaires qui rendaient redoutable l’entité qui en est ressortie, TotalFinaElf, devenue ensuite la Total que l’on connaît encore maintenant. Le première s’est spécialisée dans les partenariats d’envergure et de prestige avec des concurrentes devenant surtout des partenaires, la seconde dans des jeux d’ombre avec des dictatures et des réseaux d’influence, la troisième dans le développement d’un actionnariat international, pour ne pas dire apatride. Une fois privatisées et fusionnées, ces trois entités disposent, au profit d’actionnaires privés, d’un capital qui ne se réduit pas à des fonds financiers, mais également à des infrastructures, des brevets, des compétences techniques, juridiques et gestionnaires, sans parler d’un solide réseau d’influence aux allures souvent mafieuses. Ces leviers permettent au groupe ainsi constitué d’excéder toute forme d’encadrement auquel pourraient s’essayer les États pris un à un, là où il a créé les filiales formant les maillages de son puissant réseau.