Auteur : ALAIN BADIOU, ÉDITIONS FAYARD, JANVIER 2016, 63 P.
Penser l’impensable pour sortir du cercle sans fin des atrocités meurtrières, telle est la visée du dernier essai[1] d’Alain Badiou qui tente d’aller à contre-courant d’une pensée va-t’en guerre opposant barbares et civilisés.
Tout en reconnaissant la légitimité de l’affect et du traumatisme provoqués par ce qu’il nomme les “meurtres de masse” du 13 novembre, Alain Badiou rappelle en préalable de son analyse les principaux risques d’une domination émotionnelle sans partage : le fait “d’autoriser l’Etat à prendre des mesures inutiles et inacceptables”, celui de renforcer les pulsions identitaires et les logiques vengeresses et, enfin, le risque de créer, dans un effet démesuré, ce qui est attendu des meurtriers, c’est-à-dire une “sorte de sujet obscur” où n’aurait plus de place la raison, à fortiori la raison politique.
Contre cette défaite de la pensée, le philosophe nous invite à “traiter ce meurtre de masse comme un des nombreux symptômes actuels d’une maladie grave du monde contemporain”. A contre-courant d’une vision où le monde serait divisé entre barbares et civilisés, et tout en rappelant qu’en termes d’atrocités l’Occident a fait et continue de commettre sa part, Alain Badiou nous propose d’élargir la focale au système structurel qui triomphe aujourd’hui sur notre planète, à savoir un capitalisme mondialisé, qui a laissé des Etats affaiblis et où sont apparues de nouvelles “pratiques impériales”.
Même si l’on peut avoir du mal à accrocher avec la nostalgie communiste qui transparaît au fil des pages, il ne reste que la démonstration d’Alain Badiou ouvre des pistes de réflexion qui méritent à tout le moins d’être examinées. En analysant les effets de ce capitalisme mondialisé sur les populations qu’il catégorise en termes de classes et de répartition des richesses[2], Alain Badiou met le focus sur la subjectivité de deux groupes : d’une part, la classe moyenne, – les 40% de la population qui se partagent 14% des ressources mondiales –, et d’autre part, la grande masse des démunis et de ceux qui ne comptent pour rien.
Outre son arrogance historique, la classe moyenne, largement occidentale, actuellement précarisée et menacée de paupérisation, serait aujourd’hui largement caractérisée par la peur, celle d’“’être renvoyée, identifiée, à l’immense masse des démunis”. Et derrière le discours sur les valeurs et la défense du mode de vie occidental, tout “l’art des gouvernements démocratiques”, acteurs de plus en plus impuissants du capitalisme mondialisé, consisterait dès lors à “diriger cette peur qui anime leur base idéologique et électorale, non pas contre eux, mais contre tels ou tels représentants de la masse démunie (…) : les ouvriers de provenance étrangère, leurs enfants, les réfugiés, les habitants des sombres cités, les musulmans fanatiques.”
L’islam… On y vient. Ou plutôt Badiou refuse d’y venir, considérant que la religion n’est pas une grille de lecture pertinente pour comprendre le nihilisme mortifère à l’origine des meurtres de masse du 15 novembre, le philosophe n’y voyant qu’un “vêtement”, “une forme de subjectivation, pas le contenu réel de la chose”, “une islamisation terminale plutôt qu’inaugurale” et de rappeler que “les religions, comme d’autres idéologies, y compris hélas révolutionnaires, ont toujours pu se combiner avec les pratiques mafieuses”.
Pour Badiou, la subjectivité nihiliste qui alimente le fascisme contemporain est avant tout le revers d’un désir d’Occident frustré, elle est interne à la structure du capitalisme mondialisé, système prédateur et destructeur qui laisse la moitié de l’humanité sur le côté. Et d’insister sur le fait que c’est l’absence d’un nouvel horizon politique émancipateur qui nourrit le fascisme contemporain et le gangstérisme criminel à l’œuvre. Mais sur la manière de recréer ce nouvel horizon, Badiou, au contraire d’autres penseurs de sa génération, comme Edgar Morin pour ne citer que lui, nous laisse certainement sur notre faim.
[1] Transcription d’une conférence donnée au théâtre de la Commune d’Aubervilliers le 23 novembre 2015.
[2] 1% de la population mondiale possède 46% des ressources disponibles, 10% possèdent 86% des ressources disponibles, 50% ne possèdent rien.