LES LIAISONS DANGEREUSES ENTRE MANDATAIRES PUBLICS ET MONDE DES AFFAIRES

par | BLE, DEC 2018, Economie, Politique

D’anciens Premiers ministres embauchés par de grandes fortunes, des grandes sociétés directement représentées dans des cabinets ministériels, le lobby diamantaire marquant son empreinte sur tout un gouvernement… On pointe souvent les États-Unis pour l’emprise que le monde des affaires y exerce sur la sphère politique. Mais cela pourrait bien être également une réalité belge…

“Je dois vous dire que je suis en colère car vous parlez de réformes, mais on n’en voit jamais de propositions concrètes.” C’est Guy Verhofstadt, chef de file des libéraux au Parlement européen, qui s’emporte sur Aléxis Tsípras, convoqué en juillet 2015 dans l’hémicycle strasbourgeois. L’ancien Premier ministre belge menace le chef du gouvernement grec d’éjecter son pays de l’Union européenne s’il ne vient pas “dans les prochains jours – dans les 48 heures – avec une liste crédible de réformes”. Des réformes qu’il impose lui-même à son interlocuteur, comme “mettre fin aux privilèges des armateurs” ou “ouvrir les marchés”.1

Ce que Verhofstadt omet alors de préciser, c’est qu’il est lui-même directement rémunéré par… un armateur. En 2010, il intègre en effet le conseil d’administration d’Exmar, le groupe de transport maritime de Nicolas Saverys, grande fortune belge dont le nom apparaîtra en 2017 dans le fichier des Paradise Papers. L’homme d’affaires y est mentionné comme directeur de deux filiales d’Exmar immatriculées aux Bermudes. Verhofstadt siège donc dans un groupe recourant au pire paradis fiscal de la planète, selon le classement d’Oxfam.

Il est également administrateur de Sofina, holding de la famille Boël, quinzième fortune belge.2 Or, lorsque le libéral appuie le plan de privatisation dicté à la Grèce par la Troïka, cela concerne notamment le traitement de l’eau, visé par ce plan, un secteur directement convoité par Suez Environnement, dont Sofina est actionnaire (Harold Boël, président de Sofina, siège d’ailleurs au conseil d’administration du groupe français). Si Nicolas Saverys et Harold Boël avaient glissé des enveloppes sous la table pour profiter de l’action politique et du réseau de relations de l’ancien Premier ministre, ce serait de la corruption. En lui versant annuellement 60.000€ (Exmar) et 142.824€ (Sofina) pour les mêmes services, mais en tant que rémunérations d’administrateur, ces paiements deviennent parfaitement légaux.

Verhofstadt n’est pas le seul ancien Premier ministre au service de grandes sociétés. Citons, par exemple, Mark Eyskens, Wilfried Martens ou Jean-Luc Dehaene. Il ne s’agit pourtant là que d’un cas de figure par lequel un groupe privé pèse sur des mandataires publics censés défendre l’intérêt général. D’autres voies existent. Par exemple, le lobbying sur des ministres et des membres de leur cabinet. Il y a toutefois plus efficace que le traditionnel lobbying : être directement représenté dans le cabinet ministériel.

C’est ainsi que lorsque la libérale Marie-Christine Marghem devient ministre de l’Énergie en 2014, son équipe est un vivier de personnages liés aux producteurs d’énergie. Tel Jean-François Lerouge, arrivé en droite ligne d’Electrabel (qui quittera finalement le cabinet). Tel Martial Pardoen, également issu d’Electrabel (et qui, lui, n’a pas quitté le cabinet). Tel Ruben Laleman, qui vient de l’Université de Gand et travaille dans un groupe de travail sponsorisé par Electrabel. Tel Luc Warichet, qui est engagé au cabinet pour y travailler un jour par semaine sur le dossier éolien offshore, alors que les autres jours, il travaille chez Resa, l’une des filiales de Nethys, l’un des plus grands actionnaires belges dans
l’éolien en mer du Nord (il sera contraint, lui aussi, de quitter le cabinet). Tel encore Jan Van Den Bulcke, en charge de l’éolien au cabinet, qui quitte celui-ci pour rejoindre Eoly, la filiale fournissant à l’ensemble du groupe Colruyt sa propre énergie via ses propres éoliennes, des panneaux solaires et de la cogénération.

LE CABINET REYNDERS DIRIGE PAR LA 17E FORTUNE BELGE

En matière de conflits d’intérêts dans les cabinets, la palme revient toutefois à Didier Reynders puisque sa cheffe de cabinet, Alexia Bertrand, membre d’une famille classée au 17e rang des fortunes de Belgique, est actionnaire et administratrice du holding coté Ackermans & van Haaren (AvH). La fille du président d’AvH – le fougueux Luc Bertrand qui avait trouvé du marxisme dans la politique du gouvernement Di Rupo – collaboratrice au cabinet Reynders depuis 2012 en est devenue la cheffe de cabinet en 2015 pour le volet vice-Premier ministre. Cela signifie qu’elle traite tous les dossiers qui passent au gouvernement. Et au conseil d’administration d’AvH, elle intervient sur les innombrables secteurs dans lesquels le holding investit. Cette double intervention généraliste génère donc une situation presque permanente de conflits d’intérêts potentiels. Ainsi, le magazine Le Vif-L’Express3 se demande si Didier Reynders ne se trouve pas dans une situation inconfortable lors des délicates négociations gouvernementales sur le développement de l’éolien en Mer du Nord, vu les intérêts d’AvH dans ce dossier. De même, le ministre n’avait pas hésité à faire un large détour, au retour d’une mission au Pérou et en Colombie, pour organiser, à la résidence de l’ambassadeur belge au Panama, une réception pour les deux entreprises belges actives sur le canal, Jan De Nul et Deme, l’une des plus importantes filiales d’AvH, afin d’aplanir les différends issus de leur position concurrentielle. Est-ce le rôle d’un ministre ?

On peut aussi évoquer les bonnes relations de Didier Reynders avec l’Arabie Saoudite – plusieurs missions économiques et diverses rencontres diplomatiques – qui ne sont pas pour déplaire aux actionnaires d’AvH puisque Deme est déjà active au royaume saoudien et lorgne sur le vaste marché de la modernisation des infrastructures portuaires. En 2017, lorsque le ministre soutient discrètement la nomination de l’Arabie saoudite à la Commission des droits des femmes de l’ONU, le vote belge est dévoilé et l’affaire tourne au scandale. Obligé, politiquement, de restreindre les relations belgo-saoudiennes, Reynders va focaliser toute l’attention sur les exportations d’armes wallonnes, en occultant les autres relations économiques avec l’Arabie saoudite. Il accable ainsi le gouvernement wallon dont son parti ne fait pas (encore) partie, ménage la N-VA qui veut protéger les exportations flamandes (y compris de technologie mixte civile-militaire) et… ne compromet pas les intérêts d’AvH.

On monte d’un cran avec l’affaire de la SBI, cette société publique citée dans les Paradise Papers parce qu’elle détenait une société off-shore aux Îles vierges britanniques. Le président de la SBI n’est autre que Jean-Claude Fontinoy, le plus fidèle bras droit de Reynders, et le conseil d’administration compte également Koen Van Loo, ancien chef de cabinet du ministre. Par ailleurs, le principal actionnaire de cette société off-shore n’est pas la SBI, mais son partenaire privé, la société RentA-Port, filiale… du groupe AvH. Cela dit, Reynders n’a pas le monopole des liaisons dangereuses avec le holding de la famille Bertrand : des responsables CD&V et Open VLD travaillent aussi pour AvH.

Didier Reynders n’en est pas moins un spécialiste du conflit d’intérêts. Sa longue carrière ministérielle débute d’ailleurs par un cas emblématique. Devenu ministre des Finances en juillet 1999, il va mener un combat acharné contre la décision européenne de supprimer le régime belge des centres de coordination, cet avantage fiscal qui permet aux centres financiers des multinationales (les centres de coordination en question) de payer 1 à 2 % d’impôt sur leurs bénéfices. Or, dès mai 1999, Reynders est recruté par son ami le baron Collinet, 20e fortune belge et patron de Carmeuse, pour siéger au conseil d’administration… du centre de coordination de Carmeuse. Il y restera jusqu’en octobre 2001. Le conflit d’intérêts est donc flagrant. Et ayant échoué à infléchir la décision de la Commission européenne, il va finalement créer un substitut au régime fiscal des centres de coordination afin de préserver l’avantage dont disposaient les multinationales : les intérêts notionnels. En dix ans, ceux-ci représenteront un cadeau fiscal de 40 milliards d’euros profitant très majoritairement aux grandes sociétés. Dont Carmeuse…

LE LOBBY DU DIAMANT PASSE DU PARLEMENT AU GOUVERNEMENT

Auditionné à la commission d’enquête parlementaire sur l’adoption de la loi élargissant la transaction pénale (dite commission Kazakhgate), Servais Verherstraeten, actuel chef de groupe CD&V à la Chambre, explique innocemment comment, en 2008, le lobby du secteur diamantaire anversois – l’un des plus soumis à la criminalité et la fraude fiscale – vient le trouver pour lui expliquer que les dispositions légales sur les saisies de biens lui causent quelque souci (on parle bien de saisir les biens de sociétés diamantaires poursuivies pour des crimes et délits) et qu’il faudrait changer la loi. Comment réagit le parlementaire ? “Je rédige donc une proposition de loi dans ce sens et je propose à des collègues de la co-signer”, explique-t-il simplement. Ce que vont faire Bart De Wever et Mia De Schamphelaere (cartel CD&V – N-VA), Marie-Christine Marghem (MR), Melchior Wathelet (cdH), Ludo Van Campenhout (Open Vld) et Renaat Landuyt (sp.a-spirit).

Dans la foulée, un “Diamant Club” est fondé au sein même du parlement fédéral. Verherstraeten en prend la vice-présidence, la présidence allant au député N-VA Jan Jambon. L’objet de ce groupe informel : défendre les intérêts du secteur diamantaire. On assiste donc à cet improbable phénomène : des parlementaires créant eux-mêmes le lobby chargé de faire pression sur les parlementaires.

Il se dit qu’aujourd’hui ce “Diamant Club” ne serait plus actif au parlement. On peut le supposer puisque désormais, c’est carrément au gouvernement fédéral que se concentrent les amis des diamantaires. On y trouve Marie-Christine Marghem et Jan Jambon, déjà cités. Le vice-premier Didier Reynders (MR), lorsqu’il était aux Finances, avait offert au secteur en 2006 une amnistie fiscale spécifique sur les stocks de diamants non déclarés. Le ministre de la Justice Koen Geens (CD&V) est le fondateur d’Eubelius, le cabinet d’avocats qui défend plusieurs diamantaires dont le fameuse société Omega Diamonds, qui a obtenu une transaction pénale particulièrement favorable lui évitant un procès. Une transaction pénale que Geens s’est empressé de remettre en application alors qu’elle était coincée suite à un arrêt de la Cour constitutionnelle. Enfin, le ministre des Finances Johan Van Overtveldt (N-VA) a fait voter la taxe carat, un mode d’imposition dérogatoire pour les entreprises diamantaires, qui correspond précisément à ce que le secteur revendiquait.

L’affaire Optima est un autre exemple édifiant de liaisons dangereuses entre monde politique et monde des affaires. La banque Optima, constituée par Jeroen Piqueur, a fait faillite suite à une gestion délictueuse qui vaudra à l’apprenti banquier quatre mois de prison ferme. Un patron malhonnête, en soi, cela n’a rien d’extraordinaire. Ce qui est interpellant, c’est de voir combien Piqueur avait pris le soin de s’entourer de personnalités politiques, dont l’ancien ministre Luc Van den Bossche (sp.a). Optima va conclure des transactions immobilières anversoises avec Land Invest Group, une société contrôlée par les hommes d’affaires néerlandais – à la réputation sulfureuse – Paul et Marc Schaling – et où l’on trouve aussi des acteurs du monde politique, dont encore une fois Van den Bossche. Mais les connexions vont jusqu’au PS de la région liégeoise, via une association des mêmes acteurs économiques et politiques au sein du fonds de pension Ogeo Fund.

Il est tentant de faire le lien entre ces relations et le vote de la Chambre des représentants rejetant la levée de l’immunité du député PS Alain Mathot, inculpé pour blanchiment d’argent, corruption passive et trafic d’influence dans le dossier Intradel-Innova. “Pourquoi la N-VA défend le socialiste Alain Mathot”, titrera ainsi La Libre Belgique, en réservant le point d’interrogation au seul sous-titre : “La clémence du parti flamand à l’égard d’Alain Mathot aurait-elle un lien avec Anvers ?”4

De fait, le vote des sept membres de la commission “Poursuites” de la Chambre, confirmé en séance plénière, est troublant. Cinq députés (PS, sp.a, Open VLD et les deux N-VA) votent contre la levée de l’immunité, deux seulement (MR et CD&V) se prononçant pour. On peut tourner ce vote dans tous les sens – flamands/francophones, majorité/opposition, gauche/ droite… –, difficile d’en faire la lecture politique. Toutefois, par le plus troublant des hasards, les quatre partis ayant voté contre la levée de l’immunité sont ceux dont des membres sont liés à la société Land Invest Group. Des entrepreneurs douteux semblent ainsi capables d’aplanir, à leur profit, des rivalités politiques à première vue inconciliables…

À côté de la corruption classique, on trouve donc d’autres formes de corruption. Une corruption légale consistant, pour le monde des affaires, à engager des hommes politiques comme administrateurs ou à d’autres fonctions. Et, couplée ou non à cette corruption légale, une corruption idéologique qui consiste à partager les mêmes milieux et un mode de vie proche, comme lorsque le milliardaire Albert Frère invite le ministre Reynders et son épouse dans sa somptueuse villa de Marrakech. Cette proximité conduit nombre de mandataires publics à adopter soit des mesures profitant directement à des intérêts particuliers spécifiques, soit, surtout, à des politiques qui globalement conviennent aux milieux d’affaires au détriment de la majorité, bien moins nantie, de la population.


1 Séance plénière du Parlement européen, Strasbourg, 8 juillet 2017, www.europarl.europa.eu.

2 Cette estimation et les suivantes sont du journaliste Ludwig Verduyn sur son site derijkstebelgen.be.

3 Le Vif-L’Express,

4 La Libre Belgique, 18 mars 2016.

Dans la même catégorie

Share This