Orban en Hongrie, Meloni en Italie, RN en France, Vlaams Belang en Belgique, Vox en Espagne, AFD en Allemagne, Parti des Finlandais, Démocrates de Suède…et retour de Donald Trump à la présidence des États-Unis. L’extrême droite est aujourd’hui au pouvoir dans un nombre croissant de pays ou s’approche de ses leviers à chaque nouveau cycle électoral. Si les pays occidentaux pensaient avoir exorcisé ces idéologies mortifères durant la seconde guerre mondiale, une tout autre réalité s’impose. Dans un livre brulant d’actualité, court et percutant, Salomé Saqué expose de manière cohérente la structure et la mécanique des partis d’extrême droite à partir du modèle français. Sa brièveté, sa clarté et sa visée éducative en font un excellent point de départ pour ceux qui cherchent à comprendre les mécanismes de l’extrême droite et comment y résister. Cependant, de par sa taille et en se focalisant sur la situation française, l’ouvrage n’ira pas jusqu’à explorer certaines questions plus complexes telles que la violence légitime laissant les experts du milieu sur leur faim. Le livre nous invite principalement à nous outiller et nous indigner pour réagir, dépasser et construire ensemble une société démocratique qui défend ses fondements et assume ses prises de position sur les valeurs qu’elle met en avant. Car l’autrice impose un constat clair : les partis d’extrême droite sont un danger mortel pour les démocraties qui leur donne l’espace nécessaire pour se développer.
Une trajectoire (à) droite
« L’étude de l’évolution des partis d’extrême droite en Europe et au cours de l’histoire montre que le basculement depuis un système démocratique vers un gouvernement autoritaire est un processus continu fait de petits renoncements et d’inaction jusqu’à ce qu’un point de non-retour soit atteint » (pp. 29-30).
Salomé Saqué fait un choix pertinent en structurant son livre de manière claire, fluide et pédagogique. L’ouvrage se divise en trois grandes parties : une première qui présente l’histoire et les caractéristiques de l’extrême droite en France, une deuxième intitulée bataille culturelle, qui examine les stratégies d’influence et de diffusion des idées extrémistes, puis une troisième qui propose des pistes d’action concrètes pour résister à cette montée de l’extrême droite. Ce découpage est judicieux, car il permet à l’autrice de décrire à la fois le processus historique et idéologique de cette idéologie, tout en offrant des solutions pratiques pour y faire face.
La première partie est un tour d’horizon essentiel des origines de l’extrême droite en France, mais aussi de ses mutations à travers les décennies. Saqué rappelle que les partis d’extrême droite en France, comme le Rassemblement National (RN), ont toujours cherché à se défaire de l’étiquette d’« extrême droite », cherchant plutôt à se présenter comme des partis « patriotes » ou « républicains ». Le Conseil d’État français a été obligé de reconnaître en 2024 que le RN est bien un parti d’extrême droite[1], une reconnaissance qui, dans son contexte, est significative. Cela permet de comprendre comment l’extrême droite a réussi à s’inscrire dans le champ politique de manière plus ou moins subtile, sans pour autant perdre son fondement radical et destructeur. Saqué met en lumière cette ambivalence et l’aspect de « camouflage idéologique » qui permet à ces partis de se légitimer dans le débat public.
L’autrice s’intéresse aussi à l’évolution des idées qui sous-tendent l’extrême droite. L’une des grandes forces de ce livre réside dans la clarté de son exposé des idées véhiculées par l’extrême droite, qu’il s’agisse du nationalisme xénophobe, de la défense de l’ordre patriarcal, ou encore de la mise en avant d’un rejet des principes démocratiques fondamentaux. Ces partis ont en commun de s’attaquer systématiquement aux droits des minorités, qu’il s’agisse des migrants, des femmes, des personnes LGBTQIA+ ou des minorités raciales et ethniques.[2] En critiquant la façon dont ces groupes sont déshumanisés, réduits à des chiffres ou à des symboles de la « menace », Saqué invite à prendre conscience de l’ampleur de la dérive.
La bataille culturelle et l’influence des médias : Un terrain crucial pour l’extrême droite
Dans la deuxième partie de l’ouvrage, intitulée bataille culturelle, l’autrice s’attaque aux stratégies médiatiques et culturelles utilisées par les partis d’extrême droite pour imposer leurs idées. Saqué évoque la manière dont les partis d’extrême droite ont progressivement réussi à s’imposer dans les débats médiatiques, non seulement par le biais de la manipulation de l’opinion publique en déplaçant la fenêtre d’Overton[3], mais aussi par la domination de certains secteurs de l’industrie médiatique. Ce phénomène s’explique en partie par les investissements de milliardaires d’extrême droite dans les médias traditionnels et les réseaux sociaux. Par exemple, les réseaux de télévision et de presse qui soutiennent l’idéologie extrémiste ne se contentent pas de relater des faits, mais créent des narratifs qui déforment la réalité et renforcent les divisions sociales.
La « fachosphère », un terme désignant l’ensemble des espaces virtuels d’extrême droite sur Internet, constitue également un des terrains d’action privilégiés de ces mouvements. L’autrice analyse la manière dont ces espaces ont évolué, utilisant des influenceurs pour diffuser leur idéologie. En s’appuyant sur des figures médiatiques comme Eric Zemmour en France, elle montre comment ces personnalités deviennent des vecteurs idéologiques, transformant le discours politique en une marchandise médiatique. Le recours à des plateformes de réseaux sociaux, comme X, Facebook, et Instagram, permet également de contourner les régulations traditionnelles des médias et de toucher un public jeune, influençable et souvent mal informé.
Cette bataille culturelle ne se limite pas à la simple diffusion d’idées : il s’agit d’une stratégie de normalisation des discours, d’amplification de la division et de construction d’un imaginaire collectif qui présente les minorités, les immigrés, et les défenseurs des droits humains comme des ennemis à combattre. L’usage systématique de la « post-vérité »[4], où les faits sont subordonnés à l’opinion, et la remise en question des institutions démocratiques, participent à une délégitimation progressive des bases mêmes de nos démocraties.
Résister : Actions et réflexions pour la défense de la démocratie
La troisième partie de Résister est un guide pratique, qui vise à donner des outils concrets pour ceux qui souhaitent s’engager dans la lutte contre l’extrême droite. L’ouvrage y présente des pistes d’action variées et accessibles à tous : de la réflexion personnelle à l’engagement citoyen, en passant par des initiatives collectives. Saqué insiste sur le fait que la résistance ne se limite pas à une posture militante, mais doit se traduire dans des actes quotidiens, de la défense des droits humains à la lutte contre les inégalités, en passant par le soutien aux associations et aux mouvements sociaux.
L’autrice fait de l’indignation l’un des moteurs principaux de la résistance, mais elle précise également que cette indignation doit se transformer en actions concrètes. Elle défend l’idée qu’une démocratie ne peut être saine que si elle est constamment remise en question par ses citoyens. Elle souligne également l’importance d’un journalisme d’investigation indépendant et critique, affirmant que le rôle des médias est crucial dans la préservation de la démocratie. Saqué incite à réinventer les symboles de la résistance, à lutter contre la « culture de l’indifférence » et à valoriser les actions collectives pour déjouer les stratégies de l’extrême droite.
Matérialiser la résistance et ses limites
Salomé Saqué nous présente donc un livre qui, en quelques pages, expose un déroulé clair et concis sur la façon dont l’extrême droite s’installe dans les idées et le paysage politique et des façons de lutter contre cela pour arriver à dépasser les logiques qui mènent à la haine. On ressent particulièrement que ce livre est le fruit de très nombreuses recherches menées par son autrice et l’entourage d’experts et témoignages qui l’ont aiguillée dans tous ses travaux précédents. Il est implacablement cohérent, sourcé et produit un puissant outil éducatif capable de convaincre un large public de l’urgence et la nécessité de défendre une société basée sur des valeurs de liberté et d’égalité.
Cependant, l’ouvrage, en raison de sa taille et de son objectif pédagogique, présente et assume certaines limites. Une première question soulevée est la pertinence de l’approche de l’autrice. En se concentrant principalement sur la France, le livre prend certes en compte les spécificités de ce pays, mais il laisse de côté certaines dynamiques internationales. Le manque de comparaisons approfondies avec d’autres pays pourrait limiter la portée de l’analyse, notamment pour un public international.
De la même façon, parmi les limites présentées, « Résister » n’a pas vocation à approfondir les raisons sociales et économiques qui expliquent le succès des partis d’extrême droite, ce qui pourrait être une piste pour un ouvrage lui succédant.
Par ailleurs, Salomé Saqué conclut en affirmant : « L’irréalisme est plutôt du côté de ceux qui, par cynisme, abandonnent toute boussole morale, laissent place à la violence et à l’intolérance en pensant que cela pourrait améliorer nos vies » (p. 113). Pourtant, l’histoire de l’engagement citoyen montre parfois que la violence peut être revendiquée pour débloquer des situations figées par des groupes politiques, religieux, économiques ou institutionnels. À ce propos, Irene, autrice de La Terreur Féministe, déclare dans une interview pour La Revue Far West : « La violence n’est jamais bonne, mais malheureusement, pour contrer cette violence, il faut peut-être en user aussi ».[5] Elle précise ensuite que « la violence féministe n’est pas oppressive, elle est libératrice et défensive ».[6] Lorsque les arènes de discussions pacifiques, démocratiques et institutionnelles échouent, la défense d’un modèle politique peut-il revendiquer des actions plus concrètes que celles qui restent sans réponse ? Dans un autre registre, le film comi-tragique Don’t Look Up (2021, Netflix) met en lumière les conséquences de l’irrationalité qui prend le pas sur la recherche de solutions : les habitants du monde, incapables de s’entendre face à une menace tangible, précipitent ainsi la survenue d’une fin apocalyptique.
Bien que la question de la violence soit complexe et délicate, elle est loin d’être nouvelle dans les milieux militants.[7] Il aurait été intéressant de l’aborder et de l’explorer dans un livre qui incite à résister face à des mouvements réactionnaires usant, eux, d’une extrême violence.
Plus loin encore dans la réflexion, si le guide pédagogique en fin de volume donne des pistes d’action, il met davantage l’accent sur les responsabilités citoyennes que sur les solutions politiques structurelles possibles. Cela amène à une réflexion importante : jusqu’à quel point les citoyens seuls peuvent-ils inverser une tendance largement influencée par des structures de pouvoir bien établies ?
En conclusion de ce livre-examen, malgré quelques limites dans l’analyse, “Résister” de Salomé Saqué atteint clairement son objectif de sensibilisation citoyenne. De plus, avec un prix à l’achat volontairement bas (5€), il reste accessible et devrait atterrir entre de nombreuses mains. D’une urgence absolue en 2024, il souligne l’importance de l’engagement citoyen et de la défense des valeurs démocratiques au quotidien. Il insiste sur le fait qu’il est toujours dangereux, inconscient et problématique de considérer l’extrême droite comme un parti politique ordinaire. Il est impératif de mettre en place des actions de la plus simple à la plus complexe, ainsi que de grandes mesures concrètes à tous les niveaux, de l’individu aux instances internationales, afin d’empêcher la naissance, la propagation et la prise de pouvoir des partis d’extrême droite. Les termes associés à leur idéologie sont belliqueux : batailles, guerres, victoires, défaites, imposition, violence, brutalité. Sans une telle vigilance, les démocraties risquent de cultiver une tumeur maligne qui finira par les étouffer.
[1] https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000049267171
[2] « Une minorité ethnique, religieuse ou linguistique est tout groupe de personnes qui constitue moins de la moitié de la population sur l’ensemble du territoire d’un État et dont les membres ont les mêmes caractéristiques de culture, de religion ou de langue, ou plusieurs de ces éléments ensemble. » Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCDH).
[3] « La fenêtre d’Overton est un modèle permettant de comprendre comment les idées dans la société évoluent au fil du temps et influencent la politique. Le concept central est que les politiciens sont limités dans les idées politiques qu’ils peuvent soutenir — ils poursuivent généralement uniquement des politiques largement acceptées par la société comme des options politiques légitimes. Ces politiques se situent à l’intérieur de la fenêtre d’Overton. D’autres idées politiques existent, mais les politiciens risquent de perdre le soutien populaire s’ils défendent ces idées. Ces politiques se situent en dehors de la fenêtre d’Overton. » https://www.mackinac.org/OvertonWindow
[4] En 2016, le dictionnaire d’Oxford choisit comme mot de l’année « post-vérité », défini comme des « circonstances dans lesquelles des faits objectifs sont moins importants pour la formation de l’opinion publique que le recours à l’émotion et à des croyances personnelles. » https://publictionnaire.huma-num.fr/wp-content/uploads/2021/06/post-verite.pdf
[5] https://www.revue-farouest.fr/articles/la-terreur-feministe-feminisme-et-violence/
[6] Ibid.
[7] Voir le speech de Malcolm X datant du 3 avril 1964 « The Ballot Or The Bullet ». http://www.edchange.org/multicultural/speeches/malcolm_x_ballot.html