UNE BOUSSOLE NOMMÉE DROITS HUMAINS

par | BLE, Cohésion Sociale, Démocratie

Depuis le début des années 1990, le thème de la cohésion sociale est devenu omniprésent dans le vocabulaire politique de l’action sociale. Les partis politiques dans leur quasi-majorité nous expliquent œuvrer à son renforcement pour lutter contre l’exclusion, le repli communautaire, l’isolement ou tout ce qui fragiliserait les liens sociaux.  Ils reconnaissent dans un assez large consensus l’importance de la notion de cohésion sociale pour construire du « commun » et assurer les conditions du bien-être général d’une société. En sociologie, la notion de cohésion sociale serait pour Robert Castel définie comme : « La capacité de faire société au sens propre du mot, c’est-à-dire que tous les individus, les membres d’une société soient reliés entre eux par des relations d’interdépendance ou de solidarité et donc forme un tout relativement cohérent ».[1]

À partir de là, on peut s’interroger sur les conditions indispensables à une cohésion sociale et aux facteurs qui la favorisent. Et surtout, comment et avec quels moyens peut-on mesurer, objectiver concrètement cette cohésion sociale à l’échelle d’un territoire ? Quels sont les critères pertinents et déterminants pour la mesurer dans le temps et dans l’espace ? C’est ce que propose de faire l’indicateur synthétique d’accès aux droits fondamentaux (ISADF). Pour ce faire l’Institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique (IWEPS) a construit à la demande du Gouvernement wallon un indicateur pour permettre « L’élaboration des politiques régionales et locales qui facilitent la réalisation des droits de l’homme et l’évaluation des progrès réalisés pour permettre aux populations d’exercer leurs droits fondamentaux ».[2] Telle une « boussole » qui indiquerait le nord, l’ISADF permettrait ici d’orienter les actions politiques de cohésion sociale vers un accès effectif aux droits humains. Il est donc admis – ce qui peut paraître évident – que le respect des droits humains des citoyens[3] est un préalable indispensable pour garantir les conditions de la cohésion sociale.  

Cet indicateur reprend actuellement 13 droits fondamentaux consacrés dans la convention européenne des droits de l’Homme et garantie par la Constitution belge :  

  • Droit à un revenu conforme à la dignité humaine.  
  • Droit à une alimentation suffisante, adéquate et de qualité. 
  • Droit au meilleur état de santé physique et mental susceptible d’être atteint, à l’aide médicale. 
  • Droit à la sécurité sociale, à l’assurance santé, à la protection sociale, à l’aide sociale, aux prestations familiales. 
  • Droit à l’éducation, à l’enseignement et à la formation continue. 
  • Droit à un logement décent et adapté, à l’énergie et à l’eau. 
  • Droit à un environnement et à un cadre de vie sain et adapté. 
  • Droit à la mobilité. 
  • Droit au travail, à des conditions de travail justes et favorables, à la formation professionnelle. 
  • Droit au respect de la vie privée et familiale ainsi qu’à la conciliation vie familiale- vie professionnel. 
  • Droit à l’information, à l’usage du numérique, des technologies de l’information et de la communication.  
  • Droit à la participation citoyenne et démocratique.  
  • Droit à l’épanouissement social et culturel. 

Pour l’ensemble de ces droits, ce sont 28 indicateurs qui sont retenus pour leur capacité à donner du sens à la mesure effective de ce droit.  « La recherche de sens invite à présélectionner, pour chacun des droits et pour chacune de leurs caractéristiques principales identifiées, les indicateurs qui rendent compte de (1) l’effectivité de l’accès au droit pour tous, (2) des déséquilibres/tensions dans les conditions d’accès au droit pour tous, (3) des conditions d’accès au droit dans les situations sensibles, et (4) des facteurs de stabilité (vs menace) pour la durabilité de l’accès au droit pour tous »[4] expliquent les deux auteures de l’étude dans un rapport qui détaille avec précision la méthodologie suivie et les objectifs à atteindre.  

 Ainsi pour le droit à « un environnement et un cadre de vie sain et adapté », il sera retenu comme pertinent d’observer : « l’exposition de la population à la pollution de l’air, l’exposition à la pollution sonore et la proximité d’un espace vert d’au moins cinq ha ». Le choix de ces indicateurs repose sur des exigences statistiques par ex : la capacité à reproduire la mesure dans le temps ou en encore d’avoir des données disponibles pour toutes les communes wallonnes. Ainsi l’auteure nous explique les limites du recueil d’information notamment auprès des « plus exclus » et pour lequel, il serait encore possible d’améliorer l’outil. Par exemple :  « Parmi les droits couverts par les 28 indicateurs sélectionnés pour l’ISADF 2018, plusieurs ne le sont que partiellement : soit les indicateurs retenus ne couvrent pas toutes les caractéristiques normatives (contenu) des droits (le droit à l’alimentation, par exemple, n’est couvert que par un seul indicateur – pourcentage d’élèves de 6ème primaire en surcharge pondérale – alors que le contenu normatif du droit porte sur : être à l’abri de la faim; accéder à une alimentation saine, de qualité, nutritive et suffisante pour tous; accéder à une alimentation qui vise à couvrir quantitativement et qualitativement les besoins diététiques en fonction de l’âge, de l’état de santé, des habitudes culturelles, en cohérence avec les convictions religieuses et philosophiques), soit les données disponibles peinent à ventiler les indicateurs en fonction des motifs prohibés de discrimination, tels que l’origine nationale ou sociale, l’appartenance ethnique, le statut de migrant, les minorités, la situation économique et sociale, le handicap, etc. Ainsi, par exemple, l’accès au droit à un logement décent et adapté en fonction des besoins requiert une prise en compte des situations des personnes handicapées, des personnes âgées, des familles nombreuses, des personnes isolées, des gens du voyage, des personnes en situation de mal-logement, de sans-abri, …)».[5] 

Toutes ces données sont alors compilées (ou agrégées comme disent les statisticiens) pour en faire une note, un score ou encore un indice qui sera toujours situé entre 0 et 1. C’est la raison pour laquelle cet indicateur est alors qualifié de « synthétique ». Cette façon de présenter les droits humains en chiffres, en les synthétisant a pour avantage de permettre des comparaisons entre communes mais aussi d’observer s’il existe une progression (ou pas) dans le temps puisqu’il fait l’objet tous les cinq ans d’une mise à jour avec les nouvelles données disponibles. Il permet alors à chaque commune wallonne d’établir un « diagnostic » de leur territoire et (en théorie) de prendre des mesures susceptibles de « redresser la barre » par exemple en augmentant les moyens à destination des associations qui travaillent à rendre concrètement effectifs les droits humains auprès de ceux qui en souffrent d’en être au moins partiellement exclus.   

Une boussole au service du citoyen !  

Au-delà de son côté clair, informatif et facile d’utilisation, cet indicateur présente au moins deux intérêts majeurs.  

Le premier concerne les décideurs publics qui, avec cet indicateur, ne peuvent plus nier ou minimiser les difficultés objectivées statistiquement et devraient les aider à prendre des décisions davantage éclairées.  

Le deuxième concerne les citoyens wallons qui sont visés par la politique de cohésion sociale. Dans la mesure où les résultats de cette évaluation sont rendus publics[6], elle permet à tout un chacun (associations, collectifs et société civile au sens large…) d’avoir conscience de l’efficacité des décisions publiques prises en son nom. Chaque citoyen, chaque association est alors en droit – à partir des réalités de sa commune – d’exiger des explications sur le mauvais score, d’interpeller les autorités ou encore de revendiquer que des efforts financiers et humains soient consentis pour remédier aux difficultés les plus prégnantes de la commune. Et, en dernière instance, de répondre à une question assez simple mais primordiale : est-ce que la politique de cohésion sociale mise en place fonctionne ou ne fonctionne pas ? Et si pas, pourquoi ? 

A partir de là, l’ISADF devient un instrument de pression politique que chacun peut s’approprier bien au-delà du périmètre des associations financées et circonscrit par le plan de cohésion sociale wallon. 

Quid de Bruxelles ?  

À Bruxelles et depuis le “nouveau” décret de 2018, il n’y a plus d’indicateur de mesure des besoins qui soit adopté par un texte légal. Toutefois, la Région indique dans un texte (ou décret pour être plus précis) que les communes éligibles (ou pas) à des financements sont ” les communes du territoire de la Région de Bruxelles-Capitale dont tout ou partie du territoire sont inclus dans la zone de revitalisation urbaine (ZRU). Cette ZRU est identifiée à l’aide de trois indicateurs : taux de chômage, revenu médian et densité de population.  Toutefois, malgré qu’il n’existe pas d’indicateur “légal”, il existe des analyses des besoins réalisées par le Centre Régional d’Appui à la Cohésion sociale (CRAcs).

Bien que ces trois indicateurs nous disent quelque chose d’un territoire donné, ils ne permettent pas une évaluation aussi fine des « problèmes » rencontrés sur le terrain et dans l’analyse des réalités sociales souvent fort différentes d’une commune à l’autre. Après enquête auprès de l’Observatoire de la Santé et du Social bruxellois, il apparaît qu’il existe un intérêt à transposer l’ISADF à la Région bruxelloise.

« Un indicateur synthétique (type ISADF ou autre) aurait certainement son sens, comme un outil de connaissance du territoire, de diagnostic, de suivi de l’évolution de la situation sociale en RBC. Il faut cependant rester extrêmement prudent sur l’utilisation de tels outils de description de la situation sociale des territoires à des fins d’évaluation de l’efficacité de projet (ou même de dispositif, et ce d’autant plus si les moyens budgétaires sont relativement limités). Ce type d’outils (les indicateurs synthétiques) peut aider à comprendre le contexte, à identifier des problématiques, mais ont leur limite pour d’autres utilisations (programmation, évaluation) ».[7]

La chercheuse Christine Ruyters qui a élaboré l’ISADF, apporte aussi quelques réserves sur une transposition de l’ISADF à l’échelle de la Région bruxelloise : 

 « Un exercice de co-construction d’un ISADF pour les communes de Bruxelles a été envisagé peu après la sortie de l’ISADF 2018 en partenariat avec l’Institut Bruxellois de Statistique et d’Analyse (IBSA) dans le cadre d’une demande adressée par l’ONE. Deux difficultés ont cependant rendu le projet inopérant, liées à : (1) la nécessité de calculer un ISADF au niveau infra-communal pour les communes de Bruxelles vu l’hétérogénéité socio-économique infra-communales des communes bruxelloises (pour ces raisons, se situer au niveau communal a paru non pertinent) ; (2) la difficulté d’accès aux données statistiques nécessaires à cette échelle infra-communale. La question reste posée de l’intérêt d’un ISADF communal à Bruxelles dans le cadre d’autres projets ».[8]

L’ISADF avec ses limites inhérentes à tout indicateur arrive finalement assez bien à circonscrire un ensemble de garanties matérielles et symboliques (éducation, logement, santé, culture…) considérées comme un standard minimum pour assurer les conditions d’existence en-deçà duquel l’intégration des personnes au sein de la société n’est pas possible (ou du moins fortement compromise).  L’accès aux droits devient alors le moyen de créer non seulement de l’égalité mais aussi de « relier » les personnes entre elles à partir d’un socle de « droit commun », c’est-à-dire un accès à des biens, services et prestations disponibles pour tous les citoyens et citoyennes.    

L’ISADF nous rappelle que les droits humains sont accordés à des individus comme sujets de droit et leur effectivité peut au moins en Wallonie – être mesurée. Mais c’est bien le caractère universel de ces droits qui donne la possibilité de créer du commun, un sentiment d’appartenir à un plus large groupe au-delà de nos différences. Ce même collectif qui se doit d’assurer à chacun et chacune une protection sociale et économique garante du respect de la dignité.   

« Faire société » c’est d’abord et avant tout affirmer que ce qui est juste pour l’un doit l’être pour l’autre et cela peu importe son statut. La cohésion sociale comme idéal à atteindre devient alors un impératif qui s’impose à toutes et tous. La cohésion sociale est à ce prix-là ! 


[1] Entretien Robert Castel : « Les pistes pour retrouver la cohésion sociale »

[2] Reginster, I., & Ruyters C. (2019). Construction de l’ISADF à l’échelle des communes en Wallonie – Exercice 2018. Rapport de Recherche n°23, IWEPS. https://www.iweps.be/wp-content/uploads/2019/02/RR23.pdf

[3] Par citoyen il faut entendre au sens large : Comme toute personne présente sur le territoire Belge.

[4] Ruyters, C. et Reginster, I. (2021), « Développement d’un indicateur synthétique d’accès aux droits fondamentaux – L’ISADF en Région wallonne, Revue belge de sécurité sociale, Edition 2/2021, pp.229-266

[5] Christine Ruyters : Chargée de recherche Institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique 
Direction Statistique

[6] INDICATEUR SYNTHÉTIQUE D’ACCÈS AUX DROITS FONDAMENTAUX 

https://isadf.iweps.be/isadf.php

[7]  Jonathan Unger Collaborateur scientifique – Observatoire de la Santé et du Social  

[8] Christine Ruyters : Chargée de recherche Institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique 
Direction Statistique 

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