Toutes les politiques de migrations et d’asile qui prétendent mettre en œuvre une maîtrise ferme et imparable de la mobilité des humains se révèlent un échec.
Elles sont extrêmement coûteuses aussi bien au niveau des finances publiques qu’en termes de respect de la dignité, des droits et même de la vie humaine. Elles ne se perpétuent qu’au prix – financier et symbolique – de récurrentes condamnations de la Belgique par la Cour européenne des droits de l’Homme, le Comité de Prévention de la Torture du Conseil de l’Europe, etc.
Elles sont néfastes en ce qu’elles véhiculent une image négative de l’étranger, entretiennent les peurs et les fantasmes de la population, sapent les fondements de la démocratie et du vivre ensemble, nuisent à la présence des étrangers déjà sur le territoire et les installent dans une précarité qui se propage dangereusement de couche sociale en couche(s) sociale(s). Elles creusent le fossé entre pays d’émigration et d’immigration, elles attisent les tensions mondiales et alimentent indirectement les actes de rébellion, de ressentiment ou de fanatisme de populations dominées depuis trop longtemps par l’arrogance occidentale.
Elles sont contreproductives dans la mesure où elles entretiennent le mythe de l’eldorado européen (s’il est si bien gardé, c’est qu’il s’agit vraiment d’un continent de cocagne), elles font le jeu des passeurs et autres réseaux malhonnêtes et elles installent durablement dans nos pays des migrants qui, s’ils pouvaient circuler librement, repartiraient peut-être après n’avoir pas trouvé ce qu’ils cherchaient.
Elles sont hypocrites car elles ne parviennent absolument pas à maîtriser le phénomène migratoire et se limitent bien souvent à de la rhétorique, des effets d’annonce et quelques mesures ou dispositifs très visibles tels que les centres fermés destinés à terroriser les étrangers et rassurer une population nationale qu’on aura au préalable inquiétée. Elles en arrivent à tolérer pratiquement une majorité de clandestins sans les tolérer discursivement, à les précariser sans leur accorder de droits et à en expulser une minorité pour l’exemple.
Cette inefficacité et ces contradictions résultent du fait que, fondamentalement, ces politiques sont irréalistes. La mobilité constitue un phénomène ancestral, propre à l’humanité et plus encore à l’histoire de notre civilisation récente (la Renaissance et la Modernité n’auraient pu advenir sans la découverte des Indes et des Amériques). Elles existeront toujours et rien ne les arrêtera. De nos jours, elles se sont trouvées considérablement aiguillonnées et accélérées par ce qu’on appelle la globalisation. Celle-ci démultiplie les motifs d’exils et facilite d’une manière inouïe les déplacements. Elle incite aux circulations infinies (des capitaux, des marchandises, des services, des informations, des travailleurs), valorise la liberté d’entreprendre et célèbre la mobilité (spatiale, sociale, professionnelle, scolaire, affective…). Comment s’étonner, dans un tel environnement et enivrement, que les damnés de la terre se mettent à leur tour en route pour réclamer leur part de globalisation ?
Toutes ces politiques posent au final beaucoup plus de problèmes qu’elles n’en résolvent. Irréalistes, inefficaces, contreproductives, génératrices d’effets pervers, pourvoyeuses de trafics criminels et mafieux, attentatoires aux libertés individuelles… Comme on le voit, ces politiques d’asile et de migration peuvent faire l’objet d’une critique similaire à la critique laïque des politiques de prohibition des drogues.
Parce que les laïques veulent être lucides et réalistes face au monde d’aujourd’hui et de demain, ils doivent promouvoir une politique qui accompagne, encadre et garantit les conditions dignes de cette mobilité qu’il est vain de vouloir prohiber.
Parce que les laïques sont attachés aux droits humains et aux valeurs de liberté, d’égalité et de solidarité, ils doivent promouvoir une politique de migration qui permette une égale mobilité de tous les êtres humains sans qu’elle fasse l’objet d’une quelconque exploitation (aujourd’hui certains sont encouragés à circuler toujours plus facilement en business [classe], tandis que d’autres voyagent dans les soutes des avions et les circuits clandestins de l’exploitation).
On peut montrer que toutes les étapes actuelles d’un parcours de migration ou d’asile sont sources d’infractions aux traités de sauvegarde des droits humains et que pour respecter ceux-ci scrupuleusement, il faudrait remettre en question la plupart des lois et procédures relatives à l’asile et à la migration.
Le seule politique de mobilité respectueuse de nos valeurs et conforme au mouvement du monde est la liberté de circulation pour tous.[1] Comme toutes les libertés publiques, la liberté de circulation doit, pour être effective, se trouver encadrée, régie et protégée par des garanties et des instances publiques capables de les faire respecter (il ne s’agit pas d’ouvrir du jour au lendemain toutes les frontières). La liberté de circuler doit être foncièrement assortie du principe d’égalité de droits, de traitement, de devoirs et de participation.
Il s’agit d’un objectif, d’un cap, à atteindre par étapes progressives. Celles-ci pourraient être la suppression des centres fermés et des retours contraints (avec une tolérance pour les quelques milliers de personnes qui ne respectent pas les ordres de quitter le territoire comme on le fait avec la fraude fiscale) ; ensuite la suppression des visas court séjour (comme c’est déjà le cas pour les Européens au sein de l’Espace Schengen) permettant à chacun d’entrer sur un territoire pour y entamer des procédures de séjour ; ensuite l’instauration d’un droit de séjour automatique d’une certaine durée permettant au migrant de chercher à mettre en œuvre son projet de vie dans le pays d’arrivée ; ensuite…
La mise en œuvre progressive d’un tel objectif impliquera d’autres remises en question et réformes : du système social, de l’organisation du travail, de la fiscalité, du commerce international… Autant de domaines qui sont déjà en crise ou sources de crise et qui devront de toute façon être réformés, si nous ne voulons pas que le monde coure à sa perte. Notons toutefois qu’une partie de ces changements pourraient se développer d’eux-mêmes si l’on acceptait la présence des migrants au lieu de la tolérer en la niant officiellement. Lorsque la taille d’une population change, comme en cas de pic de natalité, ses structures productives et sociales se modifient presque spontanément. Il y a plus de monde à nourrir mais plus de forces vives pour produire la nourriture ; il y a plus de charges sociales et besoin de plus d’infrastructures mais plus de travailleurs qui cotisent et de consommateurs qui payent la TVA. De nombreuses études révèlent l’impact positif des migrations légales sur toute une série d’indicateurs économiques.[2] On peut montrer aussi qu’une plus grande mobilité contribuerait modestement à réduire l’écart Nord Sud. Déjà aujourd’hui, les migrations financent davantage le développement des pays pauvres que tous les programmes de coopération occidentaux.
Une telle évolution nécessitera également des changements de mentalités et beaucoup de pédagogie afin qu’elle ne crée pas trop de heurts, de tensions, de frustrations, en particulier dans le champ de l’interculturalité. Mais il fait partie des devoirs des gouvernements et de la société civile de préparer la population, d’accompagner et d’expliquer afin de les rendre compréhensibles et légitimes, les évolutions dictées par l’intérêt général et le respect de nos principes fondamentaux.[3] Ici aussi, le mouvement laïque a un rôle décisif à jouer.
[1] Il n’est pas vain de rappeler que la liberté d’aller et venir fait partie intégrante des droits fondamentaux consacrés par la plupart des conventions internationales. Plus largement, les déclarations relatives aux droits humains posent la liberté (quelle qu’elle soit, y compris de circuler) et l’égalité en principes généraux, les restrictions relevant de l’exception. Toute limitation doit être prévue par la loi et justifiée rigoureusement au cas par cas. Les politiques actuelles qui généralisent les entraves à la liberté pour des masses de migrants dérogent donc à la règle.
[2] Selon le rapport 2006 de la Banque Mondiale : la main d’œuvre immigrée dans l’ensemble des pays industrialisés “a dégagé un revenu supplémentaire de 160 milliards de dollars, soit davantage que les gains réalisés grâce à la libéralisation du commerce et des marchandises”.
[3] Force est de reconnaître et de regretter qu’aujourd’hui nos gouvernements déploient cette action pédagogique pour accompagner les évolutions dictées par les magnats de la finance…