GESTION DÉMOCRATIQUE DU PLURALISME DES CROYANCES ET LAÏCITÉ

par | BLE, Démocratie, Laïcité, MARS 2021, Politique

Plus une société est réellement libre, ouverte et démocratique, plus elle tendra à permettre – et même encourager – le design et l’expérimentation de différents modes de vie ou de conceptions du bien, bref, de ce que signifie  mener une vie bonne, digne, qui vaut la peine d’être vécue. Or, pour se maintenir, une telle société doit aussi pouvoir s’appuyer sur des justifications qui susciteront l’adhésion du plus grand nombre, alors même que celui-ci se divise sur les questions existentielles qui, par définition, subsistent en dehors de nos conceptions politiques de la justice et de la liberté. Quel équilibre entre autonomie et tolérance ? Quel rôle pour l’État ? Quelle laïcité pour modèle ?

Au-delà de la théorie, nos sociétés (plus ou moins) démocratiques sont traversées par des tensions importantes sur des questions fondamentales comme l’égalité entre les femmes et les hommes, le droit de disposer de son corps et de mourir dans la dignité, sur l’institution du mariage, à propos des drogues ou encore simplement sur les tabous liés à l’alimentation. Dans ce contexte du pluralisme exacerbé, comment justifier les limitations des libertés individuelles, surtout dans les sociétés dites libérales qui se veulent neutres vis-à-vis des croyances ? Quel équilibrage à faire et entre quoi ? Quel rôle l’État doit jouer et comment justifier ses interventions dans le « marché culturel » ? Quelle laïcité devons-nous chercher à étayer et, par souci d’auto-critique, nous nous devons de nous demander quelles limites devrions-nous en esquisser ?

THÉORIES ET DÉBAT : ENTRE AUTONOMIE ET TOLÉRANCE[1]

Un des débats les plus importants au sein de la théorie politique des 40 dernières années, et principalement au sein même du libéralisme philosophique dominant, porte sur les droits des minorités et, plus généralement, sur la gestion du pluralisme des croyances. Pour bien situer ces débats, il importe de préciser deux choses. D’abord, que le libéralisme définit la liberté comme « non-interférence », c’est-à-dire que l’individu est libre de ses choix à condition qu’aucun agent extérieur n’intervienne explicitement dans le processus de décision. Conséquemment, l’État, qui impose, de par sa nature, des contraintes sur les libertés individuelles, est perçu comme un mal nécessaire, puisqu’il permet de garantir un cadre de liberté relativement égale pour tous et toutes. Chacune de ses interventions mérite d’être scrupuleusement soumise à un exercice de justification rigoureux.

Ensuite, le libéralisme s’est historiquement développé autour de la notion d’autonomie, héritée des Lumières. Certains considèrent qu’il y a une tension entre l’obligation de neutralité de l’État envers les valeurs et croyances et le fait que le libéralisme promeuve l’autonomie. Puisque certaines conceptions du bien, de la dignité et la bonne vie ne placent pas l’autonomie bien haut dans leur échelle de valeurs, il serait malvenu que l’État organise ses interventions dans le but de promouvoir cette valeur. C’est ainsi qu’un autre pilier historique du libéralisme, la tolérance, fait contre-poids dans le débat et que la question est de savoir où placer le curseur entre autonomie et tolérance lorsque l’on aborde la question de la gestion du pluralisme des croyances dans une société libre et ouverte.

Ces prémisses étant posées, nous pouvons maintenant aborder les différentes positions existantes au sein du libéralisme philosophique et, dans un deuxième temps, se tourner vers la philosophie critique, en ce cas-ci républicaine (et laïque) pour tenter d’aller plus loin.

C’est donc à l’intérieur de ce cadre que nombre de philosophes et praticiens du libéralisme ont mené des débats à savoir comment un état « vraiment » libéral négocie et administre le droit, notamment celui des minorités, avec en tête un objectif de gestion équitable du pluralisme des croyances – afin d’éviter une « tyrannie de la majorité » et de garantir les libertés individuelles et l’égalité de tous devant la loi. Plusieurs positions existent. Nous en résumerons ici trois avant de proposer une alternative républicaine, c’est-à-dire la laïcité comme alternative à la neutralité libérale.

Premièrement, il existe une position libertarienne qui considère que l’on devrait « laisser faire » les minorités qui veulent vivre en-dehors du cadre libéral. Concrètement, cela signifie que l’on devrait tolérer ces groupes, même si en leur sein on ne respecte pas l’autonomie des individus telle qu’on l’entend dans les « démocraties-libérales », mais que ceux-ci ne devraient bénéficier d’aucun soutien de l’État. Ils devraient donc, au contraire, être autonomes en tant que groupe et pourvoir à leurs besoins, car du fait de ne pas adhérer à la culture libérale, ils ne sont pas légitimes de demander quoi que ce soit de l’État et de la société en général – aucun droit ou soutien particulier au-delà ce qui est commun à tous. Très peu de gens défendent aujourd’hui cette position inspirée du système de Millet, hérité de l’Empire ottoman, mais sa cohérence philosophique avec la philosophie libérale mérite d’être soulignée, puisque la neutralité vis-à-vis des croyances permet la relativisation de l’autonomie et garantit, à sa façon, le droit de certaines minorités de vivre une vie conforme à leur conception propre du bien et de la dignité humaine.

Une autre position, parmi les plus répandues dans le spectre libéral, et certainement celle par rapport à laquelle tous se positionnent, est celle de John Rawls, dans Libéralisme Politique (1996). Pour Rawls, la tolérance envers les choix des individus doit primer, mais cela ne doit pas priver ces derniers d’une conception politique de la citoyenneté, leur donnant les pleins droits de pouvoir réviser leur mode de vie et de jouir de toutes les libertés et de tous les avantages que peut offrir une société libérale. Les individus autonomes sont libres d’adopter des croyances émanant d’un système moral hétéronome, c’est-à-dire qui leur soit extérieur, mais ils auront toujours la capacité, en vertu d’un engagement envers la valeur d’autonomie, de modifier leurs plans de vie et d’adopter des croyances différentes. L’État libéral doit leur garantir les moyens de le faire et de poursuivre leur conception du bien. En d’autres termes, nous devons tolérer les groupes dont les membres renient l’autonomie comme valeur, mais nous nous devons comme société de demeurer ouverts à un changement de leurs préférences et leur garantir les protections nécessaires, notamment par le droit et une conception inclusive de la citoyenneté, de pouvoir s’émanciper des normes et valeurs en vigueur dans leur groupe de référence. Une société réellement libre, ouverte et démocratique engendrera plus de divergence que de convergence à propos des questions existentielles, mais elle doit garantir à tous une liberté égale, une égalité des chances et de l’accès aux ressources pour poursuivre une conception particulière du bien, laquelle peut varier et évoluer au cours des parcours de vie.

Une troisième position libérale possible est celle défendue par le philosophe canadien Will Kymlicka. Selon ce dernier, un État, pour être véritablement libéral, ne peut répondre favorablement aux groupes qui demandent des droits particuliers, dans le but de se conformer à leurs croyances, si cela limite de manière évidente l’autonomie des sujets. Les limitations des libertés individuelles imposées par certains groupes à leurs membres ne sauraient être acceptées sous le seul prétexte que ces personnes appartiennent à ces groupes. Kymlicka réhabilite donc la notion d’autonomie et pose des limites importantes à la manière dont un État libéral peut répondre aux demandes de droits particuliers (certains diront d’auto-gestion) des minorités, puisque le risque que les droits des membres, en tant que citoyens libres et égaux, soient bafoués, à l’intérieur de leur groupe de référence, est bien réel et à prendre au sérieux pour toute personne concernée par la valeur qu’est l’autonomie individuelle – à faire ses choix, ses plans de vie, à réviser ceux-ci et ainsi de suite.

En d’autres mots, Kymlicka affirme que l’autonomie ne peut être sacrifiée au nom de la liberté des minorités à reproduire leurs modes de vie en fonction de leurs croyances particulières – par exemple, dans le cas où ceux-ci n’adhèrent pas, collectivement, à la valeur « libérale » de l’autonomie individuelle. L’État libéral doit s’appuyer sur le rempart de l’autonomie pour déterminer quelles demandes d’autonomie des groupes minoritaires sont recevables, ou non.

Malgré l’attachement à la valeur d’autonomie que l’on retrouve chez Kymlicka, ( c’est-à-dire, la limitation libérale de savoir comment l’État doit répondre aux demandes des minorités), on demeure dans une perspective libérale d’obligations « négatives » de l’État. En d’autres mots, l’État doit demeurer neutre et ne pas agir, à moins que l’on ne lui demande de le faire. Sans verser dans les critiques du libéralisme de style « gouvernement des juges », on voit pointer les limites du libéralisme philosophique qui demeure dans un spectre de « laisser-faire ». Les gens sont libres de vivre comme ils le veulent et l’État n’a pas la légitimité d’intervenir dans leurs choix, au risque de brimer leur liberté. Mais les choses ne sont pas si simples en pratique.

Il existe une panoplie d’autres positions, mais nous allons ici en systématiser une, la position républicaine, laïque. C’est cette position que nous allons développer autant que faire se peut,  dans le reste de cet article.

Toujours dans le registre des débats en philosophie politique, la philosophie républicaine se veut critique de l’approche libérale. C’est notamment le cas de John Maynor.[2] Le républicanisme avance une conception de la liberté comme non-domination. Cette dernière se définit comme l’absence d’interventions arbitraire dans nos choix.En d’autres mots, contrairement aux libéraux, les républicains considèrent que nous avons collectivement intérêt à vivre dans une société qui promeut, notamment par le biais de l’État, la non-domination comme valeur. Ce qui implique, comme nous le verrons dans la section suivante, qu’il peut être plus interventionniste, plus pro-actif afin de garantir nos libertés – pas seulement passif dans l’administration des demandes qui lui sont adressées. Pour les républicains, la liberté de conscience et la liberté d’expression ne peuvent être laissées à la bonne foi des individus et des groupes et demandent un cadre plus précis, dans lequel les revendications et croyances des citoyens peuvent s’exprimer. Pour le dire simplement, si nous admettons que le « laisser-faire », c’est-à-dire le fait de laisser faire tout le monde, comme il veut, tout le temps et dans tous les contextes ne produit pas d’équilibres optimaux sur le plan socio-économique (mais au contraire de l’exclusion et de la domination), pourquoi aurions-nous des raisons de croire que cela est vrai dans la sphère du « marché culturel » des croyances ? C’est en quelque sorte l’aporie libérale que le républicanisme cherche à dépasser (comme nous le verrons, avec la laïcité).

Si le libéralisme voit l’État comme un mal nécessaire, le républicanisme voit l’État comme un allié potentiel de nos libertés. La non-domination n’est pas un idéal aussi « englobant » que l’autonomie, ce que craignent les libéraux. Par contre, il fait peser sur l’État une obligation positive, celle de nous protéger contre les multiples sources de domination. Bref, la prémisse républicaine de la liberté comme non-domination modifie notre rapport à l’État et ouvre des possibilités nouvelles quant aux modes acceptables de régulation du « marché des croyances ».

QUEL RÔLE POUR L’ÉTAT ?

Où doit se positionner l’État sur le curseur reliant ces différentes approches ? Le curseur tolérance-autonomie se traduit au niveau de l’État par un continuum entre, d’un côté, un spectre de variétés d’une approche dite du « laisser-faire » et, de l’autre, un spectre de possibilités de politiques plus interventionnistes. La tolérance libérale, même dans sa version la plus « autonomiste », demeure une approche de laisser-faire – même si par souci de charité interprétative, on pourrait imaginer un libéralisme qui appuierait des politiques plus interventionnistes, au nom d’autre chose que le principe d’autonomie.

Par exemple, comme le démontre l’article « Faut-il respecter les croyances ? », dans ce même numéro, le « marché des croyances » est un véritable far-west et représente un danger important pour l’intégrité physique de la population. Au-delà de l’aspect mercantile de ce marché, avec toutes les médecines alternatives et produits dérivés, il y a des croyances qui sont dangereuses en elles-mêmes et qui sont partagées sans faire l’objet d’une transaction. Le cas des croyances « anti-vaccins » est particulièrement éloquent pour illustrer cela.Ceci suggère que nous avons tous intérêt à vivre dans une société où une démarche libre-exaministe, comme celle que propose E. Feytit existe et, plus encore, est promue. Car elle est tout à fait d’intérêt public. Or, si l’on suit cette hypothèse, l’approche républicaine, plus interventionniste, apparaît comme la plus fertile si nous souhaitons collectivement servir notre intérêt de voir ce type de démarche se maintenir et se reproduire dans notre société.

Ne serait-ce pas une bonne idée d’institutionnaliser publiquement le genre de démarche proposé dans l’article « Faut-il respecter les croyances ? », c’est-à-dire de prendre à bras le corps la question du danger que représente le laisser-fairisme qui prévaut actuellement sur le marché des croyances ? La question est alors de savoir si l’État outrepasse de façon arbitraire ses obligations en intervenant dans le but de préserver ces citoyens, face aux dangers de l’adoption de certains comportements – suite à l’adoption de certaines croyances – ou non. Un modèle républicain suggère qu’il faille dépasser le laisser-faire, car nous ne pouvons pas nous en remettre à la bonne volonté de tout un chacun. Tout comme le laisser-faire ne produit pas par enchantement des équilibres optimaux et stables au point de vue socio-économique, l’intervention de l’État, à travers l’établissement d’un cadre clair et engagé envers l’idéal de non-domination est nécessaire pour réguler le marché culturel des croyances.

QUELLE LAÏCITÉ POUR MODÈLE ?

Si l’on développe l’hypothèse républicaine qu’il en va de l’intérêt commun que l’État intervienne sur le marché des croyances, cela pose alors la question de savoir quelles sont les limites légitimes de ce type d’intervention. Peut-être que d’interroger notre conception de la laïcité, dans une démarche auto-réflexive, peut nous aider à affiner les contours du modèle de gestion démocratique du pluralisme qu’il serait souhaitable de voir émerger, en alternative au laisser-faire dominant. Sans refaire l’histoire de la laïcité en Belgique, à l’instar des débats théoriques, la laïcité s’est forgée à travers des débats entre différentes conceptions pratiques et juridiques de la laïcité elle-même. Il est du moins difficile d’imaginer que la laïcité organisée devienne un bloc monolithique.[3]

De leur côté, les débats théoriques sur la laïcité reproduisent en quelque sorte un troisième curseur, un troisième continuum, en plaçant le débat entre laïcité des institutions versus laïcité des personnes. C’est souvent, par exemple, en ces termes que sera abordé le débat sur le port de signes convictionnels par des employés de la fonction publique. Certains affirment, dans un langage très libéral, que le principe de neutralité s’applique aux institutions uniquement, en tant que personnes morales et juridiques, et que cela ne peut – pratiquement jamais – justifier d’entamer les libertés individuelles. C’est un débat très complexe dans lequel se mêlent plusieurs considérations différentes, difficiles à pondérer entre elles. Pour prendre un cas concret, l’exemple récent d’une Loi sur la laïcité de l’État, au Québec, suscite encore de nombreuses réactions, à en voir la créativité de ses opposants à mobiliser toutes sortes de motifs pour la contester légalement.[4]

Donc, si nous prenons l’autonomie, ou la liberté comme non-domination au sérieux, et que nous sommes d’accord que le laisser-faire ne produit pas par magie d’équilibres collectivement optimaux, nous devons nous résoudre à conclure que l’intervention de l’État est nécessaire. Les limites de la neutralité libérale semblent évidentes dans la mesure où elles ne font pas peser d’obligations positives sur l’État et repose donc, du moins en partie, sur la bonne volonté des individus. La domination que certains individus peuvent subir à l’intérieur même de leur groupe de référence doit être prise au sérieux et, cela, indépendamment de savoir si les groupes adressent ou non des demandes à l’État pour préserver leurs particularités ou si les individus qui les composent demandent, a posteriori, les moyens de s’en émanciper. Nous avons tous collectivement intérêt à vivre dans une société où le positionnement de l’État est clair et institutionnalisé. Il ne s’agit pas, en revanche, d’idéaliser l’État et de lui donner un chèque en blanc pour devenir le policier du marché des croyances. Nous aurons toujours en commun avec le libéralisme philosophique la croyance selon laquelle ses interventions doivent être scrupuleusement analysées et justifiées. Le travail pour clairement distinguer neutralité libérale et laïcité républicaine reste encore à faire. C’est un débat à la fois théorique (éthique) et pratique (juridique) qui demanderait des études académiques de longue haleine. Nous avons seulement ici voulu jeter les bases d’une possible distinction entre deux modèles de gestion démocratique du pluralisme des croyances.

En somme, il y a de bonnes raisons d’adhérer à la laïcité afin de dépasser la simple neutralité libérale, si l’on prend les droits individuels à cœur et si l’on veut vivre dans une société qui offre à toutes et à tous des justifications solides et pérennes. Plusieurs questions restent ouvertes et nous ne pouvons évidemment pas toutes les trancher ici. Nous espérons seulement avoir pu offrir des repères conceptuels et des balises communes pour ouvrir la discussion.


[1] Cette section s’appuie en grande partie sur les travaux de Will Kymlicka, dans son ouvrage Cultural Citizenship (1995), chap. 8 « Tolerance and its limits ».

[2] John Maynor, Republicanism in the Modern World (2003), voire notamment chap. 3 « The Challenge of the Cultral Marketplace : Modern Republicanism and the Neutral State ». 

[3] Voire l’interview d’Anne Morelli dans ce numéro.

[4] https://www.ledevoir.com/opinion/idees/590765/la-loi-21-attaquee-sur-tous-les-fronts

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