RESSORTS PSYCHOLOGIQUES DU COMPLOTISME

par | BLE, Démocratie, Education, MARS 2021

Il existe aujourd’hui une grande quantité d’informations facilement accessibles dû à la libre circulation de l’information grâce à Internet. Certains auteurs qualifient ce phénomène de dérégulation du marché de l’information [1]. Les médias traditionnels et les réseaux sociaux permettent de diffuser facilement, rapidement, et largement, des informations qui peuvent s’avérer vraies ou fausses. Cette disponibilité de l’information n’est pas sans danger. En effet, les nouvelles technologies sociales se prêtent, dans certains cas, à la diffusion de fausses informations. Nous sommes donc constamment exposés à des rumeurs, des idées préconçues, des faits exagérés ou des théories de complot. Cette “infodémie” a été très présente lors de l’épidémie de la COVID-19 que nous connaissons actuellement. C’est pourquoi il est particulièrement important aujourd’hui de faire appel à la pensée critique pour analyser les informations auxquelles nous sommes confrontés.

Dans cet article, nous commencerons par définir la pensée critique et développerons en quoi elle est importante dans notre quotidien et particulièrement pour se protéger des fausses informations et des théories du complot. Ensuite, pour comprendre comment et pourquoi nous adhérons aux théories du complot, nous passerons en revue le rôle des processus cognitifs automatiques et des émotions dans l’adhésion à ces théories généralement erronées. Pour finir, nous nous demanderons comment il est possible de faire face aux théories du complot au quotidien et proposerons une manière de se protéger de ces théories.

QU’EST-CE QUE LA PENSÉE CRITIQUE ?

La pensée critique est un concept polysémique, c’est-à-dire qu’elle peut être définie de différentes manières. Elle correspond à une réflexion raisonnable et dirigée sur ce qu’il faut croire. Elle est plus qu’un ensemble de compétences cognitives telles que la capacité analytique, l’inférence, l’évaluation, le raisonnement déductif et inductif. Effectivement, elle implique également des dispositions cognitives et de connaissances [2]. Les dispositions sont des tendances comportementales, telles que le temps de réflexion, l’ouverture, la curiosité, la flexibilité, le désir d’être bien informé, la volonté d’avoir des points de vue différents et d’envisager des perspectives plus larges. La pensée critique fait ainsi référence à un ensemble de mécanismes qui nous permettent d’évaluer les informations dont nous disposons et de mesurer la confiance que nous leur accordons, ce qui permet à un individu d’examiner les informations afin de prendre une décision. C’est également la capacité à s’appuyer raisonnablement sur des sources dignes de confiance et à sélectionner les sources en tenant compte des méthodes utilisées pour établir l’information [3].

POURQUOI LA PENSÉE CRITIQUE EST-ELLE IMPORTANTE DANS NOTRE QUOTIDIEN ?

La pensée critique permet l’« autodéfense intellectuelle » contre les fausses nouvelles, les théories du complot et la propagande. De nombreux chercheurs ont montré qu’il existe une relation entre le niveau d’éducation et l’adhésion aux théories du complot [4].

Les théories du complot sont des explications d’événements qui sont basées sur le rôle causal caché d’un groupe malveillant. Elles font référence aux croyances concernant un groupe d’acteurs se réunissant selon un accord secret pour atteindre un but caché qui est perçu comme illégal ou malveillant. Les théories du complot mettent souvent en cause des groupes considérés comme puissants et élitistes [5].

Les personnes qui adhèrent aux théories du complot entretiennent aussi des croyances irrationnelles, par exemple : croyance au paranormal, aux superstitions et croyance dans la pseudoscience. Il est important de comprendre que nous disposons de deux systèmes de traitement de l’information : d’une part, le Système 1 correspondant à un mode de pensée rapide, intuitif, immédiat, incontrôlé ; et d’autre part, nous avons le Système 2 pour lequel la pensée est lente, rationnelle, statistique et contrôlée [6]. Les deux jouent un rôle nécessaire, interagissent, s’aident mutuellement et peuvent parfois entrer en conflit. La pensée du Système 1 peut être “chaude” et émotionnelle, tandis que celle du Système 2 a tendance à être “froide” et contrôlée [6]. Un certain nombre d’études nous permettent d’affirmer que la croyance dans les théories du complot est ancrée dans le Système 1, système de pensée intuitif [7] alors que le Système 2 est utilisé par des personnes qui croient aux théories du complot pour justifier et soutenir un tel récit, comme un avocat qui défend un prévenu. En revanche, pour les sceptiques, le Système 2 est utilisé pour tester les intuitions, en utilisant le processus de doute méthodique.

QUEL EST LE RÔLE DES PROCESSUS COGNITIFS AUTOMATIQUES ET DES ÉMOTIONS DANS L’ADHÉSION À DES THÉORIES DU COMPLOT ?

De nombreuses études suggèrent que les heuristiques et les biais cognitifs jouent un rôle dans l’adhésion aux théories du complot. Les heuristiques sont des raccourcis mentaux permettant d’évaluer rapidement des informations complexes. Leur usage s’insère dans le Système 1 [6]. Un exemple d’heuristique consisterait à considérer que si deux événements se produisent de façon séquentielle ou conjointe (par exemple, l’arrivée de la 5G et la pandémie), ils sont nécessairement liés causalement.

Un biais très présent est le biais de confirmation, qui est la tendance à ne sélectionner que les informations qui confirment nos croyances ou opinions préexistantes. Il est beaucoup plus réconfortant de se concentrer sur les informations qui soutiennent notre opinion que de chercher des informations qui la réfutent ou qui vont à l’encontre de celle-ci. Notre propension à confirmer plutôt qu’à mettre à l’épreuve nos croyances est constamment renforcée dans la recherche et le partage d’informations en ligne [8]. Ceci peut jouer un rôle facilitateur dans la transmission des théories du complot.

À l’heure actuelle, un nombre incalculable d’informations pullule partout autour de nous, et il devient de plus en plus difficile de faire la distinction entre le vrai et le faux. Nous relisons d’ailleurs souvent plusieurs fois les mêmes informations, que ce soit sur les différents réseaux sociaux, dans les journaux, etc. Cette répétition influence notre perception de la véracité : c’est ce qu’on appelle l’effet de vérité illusoire. Effectivement, une seule exposition préalable à une information suffirait à augmenter notre perception de sa véracité, qu’elle soit vraie ou fausse. Cet effet se produit même quand le niveau de crédibilité en une source est faible ou qu’il soit indiqué que cette information a été contestée par des vérificateurs. Cet effet nous concerne tous : ce n’est pas uniquement lié à l’intelligence, ni à l’éducation. Et il est bien présent dans le cas des théories du complot. En effet, ces théories persistent plus longtemps et se diffusent bien plus que les informations médicales et scientifiques fiables. Il faut donc y prêter une attention particulière pour ne pas les accepter involontairement.

De plus, il existe un biais défini comme étant la tendance des individus à prendre des décisions rapides, parfois basées sur peu de preuves : le biais de conclusions hâtives. Il semblerait que les gens étant influencés par ce biais seraient plus susceptibles d’approuver les théories du complot que les gens qui sont moins influencés par celui-ci. En outre, les individus influencés se retrouveraient avec une préférence pour un style de pensée plus intuitif. Le schéma inverse a été trouvé dans le cas d’une préférence pour la pensée analytique, c’est-à-dire que les personnes qui ont une préférence pour ce mode de pensée ne seraient pas influencées par ce biais et seraient moins susceptibles d’adhérer aux théories du complot. Cela indiquerait que la préférence pour un style de pensée intuitif, accompagnée d’une propension à tirer des conclusions hâtives, pourrait être un facteur important dans la formation des croyances en matière de conspiration.

Un autre biais jouant dans la croyance en les théories du complot est le biais d’intentionnalité. Cela fait référence à la tendance de l’esprit à percevoir l’intentionnalité des actions et des événements des autres. Par exemple, si l’on est blessé par un ami, nous nous demandons s’il/elle l’a fait exprès ou si c’était un simple accident : nous nous posons donc la question sur son intention. Cependant, nous percevons souvent des intentions là où il n’y en a pas. Et cette perception « faussée » est justement liée aux théories du complot. En effet, penser que des gens complotent entre eux implique que nous leur prêtons des intentions. Des études corroborent donc l’idée que cette perception excessive des intentions de nos pairs prédit une croyance accrue dans les théories du complot.

Nous voulons également évoquer le rôle que jouent les émotions dans l’adhésion aux théories du complot. Plusieurs études ont montré que l’adhésion à celles-ci est liée à l’expérience de la perte de contrôle, de la peur et de l’anxiété. Les théories du complot semblent proliférer dans les périodes d’incertitude et de crise, telles que les catastrophes naturelles, les crises économiques et les changements sociaux rapides [9]. Elles permettent de faire sens d’une réalité qui semble anxiogène, menaçante ou incompréhensible. Ceci est particulièrement vrai pour des collectivités qui se sentent délaissées ou injustement traitées par les « élites ». Par ailleurs, ce sont des représentations collectives – en adhérant à une théorie du complot, on s’insère également dans une collectivité, on construit une identité en tant que membre de celle-ci. Par exemple, échanger des contenus complotistes permet de s’insérer dans certaines communautés (qui approuveront ou valideront ces contenus) tout en se désolidarisant éventuellement d’autres. Le complotisme comporte donc une fonction sociale (il répond à des besoins d’appartenance, de soutien social…). Il reflète donc bien davantage qu’un déficit de pensée critique.

QUE FAIRE POUR FAIRE FACE AUX THÉORIES DU COMPLOT ?

Après avoir discuté des différentes notions et des processus cognitifs liés à l’adhésion aux théories du complot, il semble important d’ajouter quelques pistes de réflexion pour éviter au mieux de tomber dans ce piège. Nous nous pencherons ici plus précisément sur des interventions en lien avec la pensée critique même s’il est clair que cela ne peut être qu’une seule approche parmi d’autres. Par exemple, pour lutter contre la défiance à l’égard des « élites », une réflexion approfondie sur notre fonctionnement démocratique est sans doute nécessaire mais ceci dépasse l’objet de cet article.  

Tout d’abord, être capable d’identifier avec précision la source d’une information peut être crucial dans l’évaluation des idées. En effet, l’origine d’un message, et donc notre mémoire de celui-ci, fournit souvent des indices sur lesquels nous pouvons nous baser afin de vérifier la fiabilité du contenu du message, ce qui permet d’évaluer sa véracité. C’est là qu’intervient la mémoire de la source. Généralement très peu connue, elle correspond à l’ensemble des processus cognitifs impliqués dans l’attribution des origines des souvenirs, connaissances et croyances.

Il est important de noter qu’une information est plus susceptible d’être considérée comme vraie lorsqu’elle provient d’une source crédible et fiable (par exemple, une revue scientifique), et plus susceptible d’être considérée comme fausse, ou du moins douteuse, si elle provient d’une source peu fiable (par exemple, les réseaux sociaux). En d’autres termes, lorsque nous savons d’où provient l’information, nous pouvons évaluer de manière critique la source et apprécier sa fiabilité et donc déduire la véracité de l’information. La mémoire de la source est donc nécessaire pour mener une réflexion critique dans un monde où la désinformation, les fausses nouvelles et les théories mystiques ou du complot abondent, et où les mensonges se répandent plus vite et plus largement que la vérité.

En outre, il a été constaté que des témoignages comportant des aspects émotionnels étaient plus susceptibles d’être considérés comme vrais plutôt qu’un témoignage dépourvu de ces aspects. Si nous mettons cette constatation en lien avec l’influence de la crédibilité de la source d’une information, cela suggère que, selon que la source soit fiable ou non, les gens adoptent une stratégie heuristique (« il y a beaucoup d’émotions, il faut que ce soit vrai ») ou plus systématique (« les détails ont été ajoutés pour donner une apparence de crédibilité »). Nous sommes donc influencés par des interprétations divergentes des mêmes caractéristiques d’un témoignage. De plus, si nous sommes exposés à une fausse information (par exemple, l’existence d’armes de destruction massive en Irak) provenant d’une source, et que, plus tard, cette même source nous expose à une information contraire (l’absence d’armes de destruction massive en Irak), cela n’affectera pas notre croyance en la fausse information si nous ne mettons rien en œuvre pour le faire. En effet, il a été démontré que le scepticisme peut être un antidote à cette incapacité de corriger la désinformation. Il nous permet de corriger notre croyance initiale (dans ce cas, l’existence d’armes de destruction massive en Irak) lorsqu’on nous présente de nouvelles informations [10].

Afin de nous guider dans l’évaluation de la fiabilité d’une source, des journaux ont partagé leurs conseils. Par exemple, Le Monde a lancé, en 2017, un outil pour lutter contre la diffusion virale de fausses informations : le Décodex, ainsi qu’une liste de cinq conseils à notre disposition.

Tout comme nous en avons parlé plus haut, nous avons deux systèmes de pensée, que nous appelons communément Système 1 et Système 2. Le Système 1 serait plutôt lié à la pensée intuitive, tandis que le Système 2 serait lié à la pensée analytique. En sachant cela, il semblerait que les théories du complot proviendraient plutôt du premier système que du second. En effet, il a été démontré que l’adhésion des gens aux théories du complot (par exemple, sur les changements climatiques, les vaccins) dépend de ce qu’ils ressentent comme étant intuitivement vrai, en lien avec leurs valeurs culturelles ou leurs attitudes politiques. En d’autres termes, une plus grande confiance dans sa propre intuition conduit à une acceptation plus rapide des « récits simples mais satisfaisants » que l’on trouve dans de nombreuses théories du complot. Ces dernières ont tendance à déclencher une réaction affective plus forte qui, à son tour, les rend plus susceptibles de plaire aux personnes qui préfèrent un style de pensée intuitif. De manière surprenante, les interventions visant à promouvoir la pensée analytique ont réussi à réduire la croyance en les théories du complot [11]. Néanmoins, il ne suffit évidemment pas de déployer sa pensée analytique pour promouvoir le scepticisme par rapport aux théories du complot mais d’être motivé à rationaliser et (apprendre à) fonder ses conclusions sur des preuves solides et fiables, notamment prêter attention à la source des informations comme mentionné plus haut.

Enfin, de manière plus générale, des études soulignent que l’un des moyens d’aider les gens à reconnaître, comprendre et éviter les messages conspirationnistes est la capacité à penser de manière critique, en utilisant la pensée analytique. Pour diminuer l’adhésion aux théories du complot, il faut combiner la capacité et la volonté de penser de manière analytique en utilisant le Système 2. Pour cela, une technique appelée l’inoculation attitudinale [12] a été mise en place afin de lutter contre les fausses informations, la désinformation ou encore les théories du complot. Il s’agit d’exposer des individus à des arguments de faible intensité défendant une position contraire à leurs attitudes, afin de les préparer à réfuter ultérieurement des arguments de plus grande intensité. D’un point de vue cognitif, on applique le même principe que pour l’inoculation d’un virus en médecine : on cherche à préserver l’organisme en inoculant un virus atténué, qui permettra au corps de développer des défenses lorsque le véritable virus surviendra. Cette technique est avantageuse à bien des égards car elle permet non seulement d’améliorer la défense d’un individu grâce à l’exercice qui consiste à réfuter une croyance contraire à la sienne, mais aussi d’accroître la motivation à défendre ses attitudes. L’inoculation a donc un fort potentiel pour protéger l’esprit de la population contre les théories du complot, les fausses nouvelles et la publicité mensongère.

Pour conclure, nous avons vu que la pensée critique a une importance capitale dans la défense contre les rumeurs, les idées préconçues, les faits exagérés ou les théories de complot. En ayant une pensée critique entraînée, nous pourrions nous protéger des différents biais cognitifs qui sont en partie la cause d’adhésion aux théories du complot. Dans la vie de tous les jours, comprendre d’où vient la source d’une information peut s’avérer cruciale pour l’analyser de manière critique et raisonnée. Enfin, l’entraînement avec des méthodes telles que l’inoculation attitudinale pourrait être une façon efficace de se protéger des théories du complot.

Références :

[1] Bronner, G. (2013). La Démocratie des crédules. Paris: Presses Universitaires de France.

[2] Watson, G. & Glaser, E.M. (1980). Critical thinking appraisal. SA, TX: Psychol Corp.
[3] Farina, M., & Pasquinelli, E. (2019). Les sciences cognitives et l’éducation de l’esprit critique: voies croisées. Raison presente, (2), 25-35.

[4] van Prooijen, J. W. (2017). Why education predicts decreased belief in conspiracy theories. Applied cognitive psychology, 31(1), 50-58..
[5] Douglas, K. M., Uscinski, J. E., Sutton, R. M., Cichocka, A., Nefes, T., Ang, C. S., & Deravi, F. (2019). Understanding conspiracy theories. Political Psychology, 40, 3-35.
[6] Kahneman, D. (2011) Thinking, fast and slow, New York, NY: Farrar, Straus and Giroux.
[7] Van Prooijen, J. W., Klein, O., & Milošević Đorđević, J. (2020). Social-cognitive processes underlying belief in conspiracy theories. Handbook of Conspiracy Theories, 168-180.
[8] Bronner, G., David, P. and Del Bueno, L. (2018) ‘À la recherche de nouvelles traces sociales. L’exemple des conspirationnistes’, Revue Européenne des Sciences Sociales, 56(1): 13–52.

[9] Van Prooijen, J. W., & Douglas, K. M. (2017). Conspiracy theories as part of history: The role of societal crisis situations. Memory studies, 10(3), 323-333.

[10] Olivier Klein, « The Lay Historian: How ordinary people think about History », in Cabecinhas, R. & Abadia, L. (eds.), Narratives and social memory: theoretical and methodological approaches, 2013, 25-45.

[11] Viren Swami, Martin Voracek, Stefan Stieger, Ulrich S. Tran, & Adrian Furnham, « Analytic thinking reduces belief in conspiracy theories », Cognition, 133, 2014, 572-585.
[12] van der Linden, S., Roozenbeek, J., & Compton, J. (2020). Inoculating Against Fake News About COVID-19. Frontiers in Psychology, 11, 2928.

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