PUNIR LES MILITANTS ET MILITANTES ?

par | BLE, Démocratie, Justice, NORMER & PUNIR

Les récentes condamnations de syndicalistes et activistes devant les tribunaux témoignent d’une judiciarisation dans la gestion des conflits sociaux, mais également du prisme de plus en plus répressif adopté à l’égard des mouvements de contestation. La récente tentative de pouvoir condamner des personnes à une interdiction de manifester rappelle également que la vigilance collective est de mise face aux tentations d’entamer les libertés fondamentales, sous des prétextes sécuritaires.

Les tentatives de pénalisation et la répression des actions menées par différents mouvements sociaux ne sont pas nouvelles.[1] L’histoire syndicale européenne en témoigne largement depuis la fin du 19e siècle. La reconnaissance des Droits et Libertés fondamentales par les différents États européens a cependant entravé grandement la volonté des pouvoirs exécutifs de gérer les mouvements sociaux en élargissant la palette pénale. Dans la période d’après-guerre, qui a consacré amplement le droit de manifester et de faire grève comme des libertés fondamentales, les entames ont été tout de même constatées.

Grèves de 1960

Moment crucial de l’histoire sociale du pays, l’année 1960 a été marquée par des changements économiques et sociaux importants en Belgique, déclenchés notamment par l’indépendance du Congo qui entraîne pour un temps, la perte de dividendes importants liés à l’exploitation coloniale pour la métropole. Face à la volonté du gouvernement de voter la « Loi Unique » aux mesures d’austérités inacceptables pour les ouvriers et ouvrières, une grève interrégionale est déclenchée en Wallonie sous la houlette d’André Renard. Face à la mobilisation très importante et aux blocages, le gouvernement déclare l’état d’urgence et mobilise l’armée pour « maintenir l’ordre ». Loin d’être dissuadés, les travailleurs et travailleuses poursuivent la grève et des manifestations massives sont organisées. La répression est violente et fait quatre morts et de très nombreux blessés. Outre les violences physiques, la répression s’abat également sur un nouveau terrain : le domaine judiciaire. Ainsi, les parquets sont mobilisés et les juges saisis systématiquement durant les cinq semaines de grève. Les condamnations pleuvront durant les mois suivants : plusieurs milliers de personnes sont sévèrement punies et peu d’amnisties sont prononcées.[2] L’épisode de 1960 semble marquer un tournant dans l’histoire syndicale et plus largement des mouvements sociaux en Belgique, celle de la judiciarisation des conflits sociaux et de la contestation. Ce qui semble s’apparenter à une nouvelle stratégie politique – punir via les tribunaux les actions de contestations – sera croissante et s’intensifiera d’ailleurs jusqu’à aujourd’hui. Parmi les infractions utilisées de plus en plus couramment, l’entrave méchante à la circulation.

Entrave méchante à la circulation

Créé au 19e siècle, ce crime initialement inséré dans le code pénal concernant les transports ferroviaires sera étendu aux voies routières, fluviales et aériennes en 1963. Lors des débats parlementaires, certains s’étaient inquiétés que cette disposition puisse être utilisée contre des actions syndicales. À l’époque, le ministre s’était voulu rassurant : « Le gouvernement déclare de la manière la plus explicite qu’il n’entend toucher ni au droit de grève, ni au libre exercice de ce droit (…). Il ne paraît pas sage de réprimer des manifestations passives, telles que celles où des manifestants pacifistes s’asseyent sur une voie publique (…) ». Il ajoutera même que l’entrave méchante ne pourra être reconnue contre « ceux faisant partie d’un piquet de grève ou participant à une manifestation même interdite (…) ».[3] En 1963 donc, l’article 406 du Code pénal est élargi et punit  « celui qui aura méchamment entravé la circulation ferroviaire, routière, fluviale ou maritime par toute action portant atteinte aux voies de communication, aux ouvrages d’art ou au matériel, ou par toute autre action de nature à rendre dangereux la circulation ou l’usage des moyens de transport ou à provoquer des accidents à l’occasion de leur usage ou de leur circulation ».

Malgré des déclarations régulières plutôt rassurantes de différents ministres de la Justice (comme ce fut le cas notamment encore en 1997[4]), cette infraction fut utilisée pour tenter de faire condamner des citoyens et citoyennes soucieux et soucieuses des droits et libertés. Ainsi, par exemple, en 2016, six passagers et passagères sont poursuivis après qu’une trentaine de personnes se soient opposées à l’expulsion d’un sans-papier à bord d’un avion en partance depuis Bruxelles. Ils et elles seront finalement acquittés notamment au motif qu’ils et elles avaient agi «par sympathie envers la personne expulsée ou par indignation envers une personne maintenue détenue sous la contrainte à bord de leur vol et poussant des cris selon eux « de douleur » suite à des violences commises à son égard par des policiers l’entourant. ».[5]

Comme le rappelle le chercheur François-Xavier Lievens, « ce nouveau phénomène judiciaire pose question et n’est pas sans rappeler la manière dont la Belgique gérait la question sociale entre 1831 et 1921 (…). C’est d’ailleurs pour éviter ce retour en arrière que, dans les travaux préparatoires de la modification de l’article 406 du Code pénal effectuée en 1963, il est dit que « le gouvernement déclare de la manière la plus explicite qu’il n’entend toucher ni au droit de grève, ni au libre exercice de ce droit ». Si elle est un jour utilisée de manière extensive, cette infraction d’entrave méchante à la circulation pourrait aussi mener à la répression de mouvements sociaux prenant place dans la rue sans l’autorisation administrative de la police. Plus qu’une application stricte de la loi pénale, il pourrait s’agir d’une nouvelle manière de gérer la contestation sociale ».[6]

L’utilisation de l’entrave méchante à la circulation sera également utilisée contre des syndicalistes, condamnés, sur la base de l’article 406 du code pénal. Ainsi en 2016, Bruno Verlaeckt, président de la FGTB d’Anvers, organise un piquet de grève interprofessionnel empêchant l’accès au port. Il est condamné en 2019. Ce fut également le cas pour les « 17 syndicalistes du Pont de Cheratte », condamnés en première instance et en appel sur la même base légale pour avoir entravé la circulation en 2015 sur ledit pont.[7] Notons également que la même infraction sera plaidée à l’encontre de certains Gilets Jaune en 2019, ainsi que dans l’emblématique affaire Mawda à l’encontre de migrants désignés par les tribunaux comme « passeurs » et « chauffeur » de la camionnette prise en chasse par les policiers dans le cadre des opérations Médusa, sur laquelle un policier tira avec son arme de service tuant la fillette kurde de deux ans et demi. Des applications très discutables de l’article 406 du Code pénal car éloigné des intentions affichées du législateur.

Contextes inquiétants

Ces récents jugements et condamnations sont également accompagnés d’un mouvement de fond inquiétant : des tentatives de condamnations judiciaires croissantes touchant d’autres personnes que les syndicalistes : manifestants et manifestantes, activistes et autres contestataires ou simples citoyens et citoyennes soucieux de faire entendre leur voix auprès des mandataires ou d’acteurs privés. L’un des exemples récents les plus emblématique est certainement celui des militants et militantes de Greenpeace. Le 29 avril dernier, une vingtaine de personnes de l’ONG avaient pénétré sur le site de Fluxys, un terminal gazier au port de Zeebrugge. Ils avaient occupé l’infrastructure quelques heures pour demander un plan de sortie européen du gaz dans les prochaines décennies. A cette occasion, ils et elles avaient déployé et accroché une banderole « Gas kills, Zeebrugge guilty » (le gaz tue, Zeebrugge coupable). Quatorze personnes seront arrêtées et poursuivies pour « intrusion illégale en bande dans une infrastructure critique ». À l’audience, quelques mois plus tard, le ministère public requiert six mois de prison ferme à l’encontre de tous les accusés. Finalement, le tribunal les reconnaitra coupables avec une peine assortie d’une suspension du prononcé de 5 ans. A la sortie de l’audience, Vanessa Van Donselaar, directrice des campagnes chez Greenpeace Belgique s’inquiète : « le fait que ces personnes aient été reconnues coupables exerce une pression sur le droit à la liberté d’expression et le droit de manifester. Ce verdict pourrait décourager les activistes, alors que les actions de désobéissance civile sont plus que nécessaires à l’heure actuelle, en pleine crise climatique et de la biodiversité ».[8]

Loi Van Quickenborn, une saga

En novembre 2022, l’après-match Belgique-Maroc est mouvementé dans le centre-ville de Bruxelles. Quelques dégradations et des affrontements avec la police ont lieu. Les réactions politiques sont virulentes. Le président du Mouvement Réformateur souhaite « des mesures qui visent à casser les casseurs ».[9] Plusieurs demandent une réforme sans délais du code pénal. Les lignes politiques traditionnelles se déplacent puisque les mandataires de droite seront rejoints par des personnalités de gauche, principalement les bourgmestres des trois principales villes francophones (Philippe Close pour Bruxelles, Paul Magnette pour Charleroi et Willy Demeyer pour Liège).

C’est ainsi que des mesures sont insérées par le ministre de la justice de l’époque, Vincent Van Quickenborn, dans le troisième volet de réforme plus global du code pénal intitulé « pour une justice plus humaine, plus rapide et plus ferme ». Ces nouvelles dispositions sont rapidement baptisées « loi anti-casseurs » et l’exposé des motifs du projet de loi énonce : « bien que la plupart des protestations et manifestations se déroulent bien, nous observons également que de plus en plus de personnes, le plus souvent masquées, s’y associent dans le seul but de commettre des actes violents à l’égard de la police et de commettre des dégradations. À travers cette violence, la liberté d’expression de l’ensemble des citoyens est menacée, comme celle de manifester ». Le projet s’inspire directement des très répressives lois sur le maintien de l’ordre française adoptées aux lendemain des manifestations des Gilets Jaunes. Les dispositions de la réforme proposée par le ministre Van Quickenborn ouvrent notamment la possibilité aux juges de prononcer une peine complémentaire d’interdiction temporaire de manifester (pouvant aller jusque six ans) envers des personnes condamnées pour des actes de violence ou de dégradation lors de manifestations ou d’événements publics. Très rapidement, une partie de l’opposition critique la mesure. Mais les inquiétudes publiques à l’égard du texte viendront ensuite au printemps 2023 de l’extérieur du Parlement fédéral. Les syndicats, affectés comme nous l’avons vu par de récentes condamnations, s’alarment. « Les faits pour lesquels cette peine pourrait être prononcée, ne sont pas que des faits graves. Le simple fait d’allumer une palette de bois sur un piquet de grève, de taguer une façade ou de bloquer un dépôt en empêchant des denrées périssables de sortir, pourrait être puni par cette peine allant jusqu’à trois ans d’interdiction de manifester », commente le président de la FGTB.[10]

Dans les semaines qui suivent les discussions en première lecture du texte à la Chambre des Représentants, un large front associatif (parmi lesquels Greenpeace, la Ligue des Droits Humains, Amnesty International, CNCD-11.11.11 ou encore le CIRÉ) dénonce les dérives répressives du texte et les risques d’atteinte aux libertés fondamentales (Droit de manifester, Droit de grève, Liberté d’expression…), rejoint par des analyses très critiques comme celle du Conseil Supérieur de la Justice. À la hâte, la majorité revoit sa copie en proposant des amendements au texte qui réduisent notamment la durée possible d’interdiction à 3 ans, et en arguant à qui veut le croire que les mesures ne toucheront pas les syndicalistes ou activistes mais bien « les casseurs ». « Il y avait une inquiétude à ce sujet. C’est bien que l’on affirme que ce sont seulement les casseurs qui sont visés » tente alors de rassurer le ministre de la Justice. Je comprends que la discussion est sensible (…) dans cet amendement, on trouve un équilibre entre deux valeurs : la liberté et la sécurité ».[11]Problème, le projet corrigé vise toujours « des rassemblements revendicatifs », permettant une interprétation extensive par un juge. Au-delà, l’auteur du texte s’entête à défendre un point de vue répressif en opposant les libertés fondamentales au droit à la sécurité. Les mobilisations ne faiblissent pas en parallèle des débats parlementaires. Conjointement, des juristes, universitaires ou praticiens, de plus en plus nombreux s’expriment et s’interrogent : « Le projet de loi du ministre de la Justice soulève une série de questions au regard tant de l’article 26 de la Constitution que de l’article 11 de la Convention européenne des droits de l’homme, les deux dispositions principales garantissant l’exercice de la liberté de manifester en Belgique. Une interdiction préventive de se rendre à une manifestation doit être prévue par une loi, poursuivre un but légitime et être nécessaire. Or, à ce stade, on peine à comprendre dans quelle mesure ce critère de nécessité est satisfait en l’espèce ».[12]

Le texte finit par être adopté en commission en juillet dernier, ouvrant voie à son vote définitif en séance plénière. Entre temps, un avis au conseil d’État est demandé sur les amendements, suspendant ainsi les travaux autour du texte.

Après l’été, le front syndical et associatif continue de contester le texte, une journée nationale syndicale en front commun est même organisée et une manifestation rassemble, chose exceptionnelle en matière de défense des libertés fondamentales, plus de 10.000 personnes début octobre. Les discours de l’ensemble des organisations présentes devant le cabinet du ministre font, de manière singulière, le lien entre les différentes crises que nous traversons (sociale, climatiques, politiques) et le respect des droits fondamentaux. « Cette Loi, nous ne pourrons jamais l’accepter. Jamais nous n’accepterons qu’on criminalise des syndicalistes ou autres activistes dans ce pays. Lorsque nous revendiquons, nous faisons vivre la démocratie et les contre-pouvoir. La loi Van Quickenborn nous retire des moyens d’actions. Cette loi est une régression sociale. Voter cette loi, c’est voter une régression pour tous les militants dans ce pays ».[13] Quelques jours plus tard, un premier point de bascule est atteint : le Conseil d’État rend un avis plutôt négatif sur le texte entrainant une première fracture au sein de la majorité (le parti socialiste et les écologistes annonçant ne pas pouvoir voter le texte en l’état suite à cet avis).

Tout au long du débat tant parlementaire que sociétal, la réforme a été personnifiée par le ministre de la justice Vincent Van Quickenborn à l’attitude très volontariste dans la défense de « son » texte, malgré les très nombreuses critiques. Cette incarnation n’est pas étrangère à la deuxième fracture au sein de la majorité gouvernementale et parlementaire. En effet, c’est dans la foulée de sa démission le 20 octobre (pour des raisons étrangères à la loi « anti-casseur ») que les mandataires socialistes et écologistes annoncent ne plus soutenir les mesures critiquées, obligeant le nouveau ministre de la justice et le gouvernement à les retirer de la réforme.

Au-delà des opportunités politiques, cette saga autour des trois articles, jugés par beaucoup comme liberticides, reflète la capacité pour des citoyens et citoyennes à comprendre les enjeux et les risques que faisaient peser sur leurs droits fondamentaux les mesures voulues par le ministre de la Justice, mais aussi à se mobiliser pour montrer leur désaccord. À travers les mouvements, associations et syndicats, c’est un large front inédit qui s’est organisé pour construire un rapport de force. Malgré les disparités et les champs d’actions parfois très différents, des associations environnementalistes, de défenses des droits humains, des syndicats, des cabinets d’avocats et d’avocates, des ONG, ont, pendant de longs mois, structuré les moyens d’actions, mis en commun leurs analyses et leurs réseaux pour contrecarrer un projet de loi pourtant peu original, souhaitant confirmer les virages répressifs auxquels nous assistons depuis quelques décennies. Gageons que les liens construits à cette occasion persistent au-delà, pour que nous restions mobilisés et vigilants dans la défense de nos droits et de nos libertés fondamentales.


[1] Lire par exemple, Crettiez, Xavier, et Nathalie Duclos. « Chapitre 9. Violence et mouvements sociaux », , Violences politiques. Théories, formes, dynamiques, sous la direction de Crettiez Xavier, Duclos Nathalie. Armand Colin, 2021.

[2] Grève de 60-61 et violences gouvernementales, François André, 2011, Revue Toudi

[3] Document parlementaire, Chambre des Repésentant.es, 1961-62, 0424/002.

[4] Bulletin n° : B74, – Question et réponse écrite n° : 0495 – Législature : 49

[5] Ligue des Droits Humains, Les « 6 héros » sont acquittés. Une victoire pour la solidarité, 2017.

[6] Lievens, François-Xavier. Blocage d’une autoroute : illustration des relations entre la grève et le pouvoir judiciaire. In: Courrier hebdomadaire / Centre de Recherche et d’Information Socio-Politiques, Vol. 2021, no.2511-2512, p. 33-47 (2021)

[7] Lire à propos de cet épisode judiciaire et syndicale, Tordre le Code pénal pour réduire le droit de grève ? Daniel Richard, Politique, décembre 2020.

[8] CP Greenpeace, 15 novembre 2023.

[9] Conférence de presse du MR, 2/12/2022.

[10] Thierry Bodson, Le Soir, 15/05/2023

[11] Belga, 14/06/2023

[12] Carte Blanche collective, A trop vouloir corseter la liberté de manifester, elle risque d’étouffer, Le Soir, 5 juillet 2023

[13] Discours de Thierry Bodson, président de la FGTB, 5 octobre 2023

Dans la même catégorie

Share This