Tel un miroir ou une pièce à deux faces, la question du radicalisme peut se renverser. La radicalisation de certains musulmans, tout comme celle de certains activistes environnementalistes, anticapitalistes mais aussi, hélas, néonazis, ne serait-elle pas une manifestation symptomatique d’une société en crise profonde et, plus encore, de l’incapacité du système politique à y apporter des réponses à la hauteur des enjeux. Les responsables politiques prennent-ils la mesure de la radicalisation des problèmes auxquels nous faisons face en ce XXIe siècle : croissance inouïe des inégalités et des tensions sociales, surpopulation mondiale, disparition progressive des emplois, épuisement des ressources énergétiques, menace d’effondrement de l’écosystème, nouvelles guerres des religions et croisades antioccidentales… L’ampleur des défis à relever ou des menaces qui pèsent sur le bien-être et l’avenir de la société est telle qu’on ne peut plus se contenter de réponses superficielles et à court terme. N’est-il pas temps d’envisager des réformes radicales et durables ?
De ce point de vue, les réponses proposées ces derniers temps par les gouvernements – quelles que soient les majorités au pouvoir – manquent d’ambition et de profondeur. Elles se réduisent le plus souvent à des “mesurettes” de surface et à des effets d’annonce où l’on feint de jouer les gros bras et de prendre à bras- le-corps les conséquences ou les victimes du problème sans vraiment toucher au fond et aux causes de ce qui inquiète. Certains analystes parlent d’une politique cosmétique ou spectaculaire qui séduit ou impressionne mais ne solutionne rien. Claude Semal chanterait : “on a sauvé la façade et bazardé le reste”.
Les politiques se révèlent ici prisonnières de l’air accéléré du temps dominé par l’instantanéisme et le sensationnalisme, voire par l’esprit du “sauve qui peut” ou du “après moi le déluge”. L’influence des médias n’est pas à négliger dans cette évolution. Tributaire de leurs relais et donc soumise à leur rythme et registre de communication, la politique devient toujours plus réactive, émotive, inquiète et expéditive. Ce qui donne naissance à des décisions de circonstance sans commune mesure avec l’envergure des enjeux. Paradoxalement, cette politique de l’immédiateté et du court terme s’allie à une impassible inertie sur le long terme. Les gouvernements et les ministres se succèdent à un rythme plutôt soutenu, s’affairent sans cesse et au final rien ne change…
DES EXEMPLES BIEN CONNUS DE NOS FIDÈLES
Nous illustrerons cette réflexion à travers quelques exemples puisés dans les thématiques régulièrement abordées par nos analyses. Ils seront ici brièvement évoqués alors qu’ils font l’objet d’argumentaires plus détaillés dans de précédentes publications de Bruxelles Laïque.
Depuis les années septante, tout le monde s’inquiète de la montée du chômage. Quelles que soient les politiques de l’emploi déployées, le phénomène n’a fait que s’accentuer. Aujourd’hui, les réponses politiques principales consistent, d’une part, à contrôler, contraindre et sanctionner les chômeurs afin de les forcer à trouver un emploi ; d’autre part, à allonger la durée de la carrière jusqu’à 67 ans et de la semaine de peine jusqu’à 45 heures. Autrement dit, on oblige les chômeurs à trouver un emploi qui n’existe pas et les travailleurs à travailler plus. Certes ces deux types de mesures sont soutenues par un discours et des politiques d’incitation axés sur la relance de la croissance qui sera créatrice d’emplois. L’histoire montre pourtant une tendance inverse : plus se développent les technologies et l’automation, plus des machines se substituent au labeur et ce, aujourd’hui, dans absolument tous les domaines d’activité. Aussi, la croissance économique ne s’atteint qu’au détriment de l’emploi : en remplaçant des employés par des ordinateurs, en délocalisant le travail ou en déplaçant les investissements de la sphère productive vers la bulle financière. Tant qu’elles ne tiendront pas compte de ces évolutions et ne proposeront pas une réorganisation radicale de la société apte à les intégrer, les politiques publiques ne dépasseront pas le fléau du chômage. Cette réorganisation devrait s’orienter vers un partage généralisé du travail et des avantages générés par l’automation, ainsi que vers un système de cotisation sociale et de fiscalité qui tiennent compte de la dématérialisation de l’économie. Au lieu de précariser à outrance ceux qui n’ont pas d’emploi et de faire travailler davantage ceux qui en ont un, il serait plus logique et judicieux que tout le monde travaille moins et profite des bénéfices de la hausse de productivité.
Dans le même ordre d’idées, on s’étonnera de la pertinence et de l’efficience des mesures prises afin de réduire le déficit budgétaire. En avril dernier, le gouvernement annonçait que le Projet individualisé d’intégration sociale (PIIS) serait désormais imposé à tous les bénéficiaires du revenu d’intégration sociale et qu’une centaine d’inspecteurs supplémentaires seraient recrutés afin de lutter contre la fraude sociale et récupérer de la sorte 50 millions d’euros. Quasiment le même jour, les Panama Papers révélaient au monde entier 214 000 sociétés-écrans permettant aux grandes fortunes – dont 732 belges – d’échapper à la fiscalité des États. On estime à environ 30 milliards d’euros l’argent qui échappe au fisc belge chaque année et, de ce côté-là de l’inspection, le gouvernement belge gèle les embauches depuis un petit temps. Y a-t-il une réelle volonté de redresser les finances publiques ou se contente-t-on d’un discours “austéritaire” appelant chacun à se serrer la ceinture mais ne contraignant en pratique que les plus faibles ?
Autre bel exemple d’une politique répressive qui joue les gros bras – en ne frappant que les plus petits – sans réduire ou éradiquer le mal qu’elle prétend combattre : le désastre carcéral. Cela fait des décennies que tous les observateurs s’accordent pour déplorer l’ineptie et l’inefficacité du système pénitentiaire qui ne contribue nullement à réduire la violence dans la société, qui ne parvient pas à réhabiliter et réinsérer les détenus, qui encourage la récidive, qui ne sanctionne que certaines formes de délinquance, qui bafoue la dignité humaine… Plus on constate l’échec du système, plus on remplit les prisons, plus elles se délabrent, plus on déplore la surpopulation carcérale, plus les droits y sont piétinés, plus les conflits et la violence éclatent… Lorsqu’une sonnette d’alarme est enfin entendue, que décide-t-on ? De construire de nouvelles prisons, qu’on s’appliquera à remplir jusqu’à ce qu’on déplore à nouveau la surpopulation et la misère carcérales. Et cela sans corrélation aucune avec l’évolution de la délinquance. Une réponse durable à l’inhumanité et la déficience actuelle de la prison réside dans une politique pénitentiaire résolument réductionniste et, plus loin, dans une réforme radicale du code pénal et l’invention de modalités plus constructives de régulation des écarts à la loi.
Nous avons à maintes reprises pointé les mêmes écueils à propos des politiques de contrôle et de limitation de l’immigration dont l’agence Frontex et les centres de rétention d’étrangers incarnent les emblèmes les plus paradoxaux. Ces barrières à l’immigration coûtent un pont tant du point de vue financier qu’humain. Elles ne parviennent nullement à maîtriser le phénomène migratoire. Elles génèrent des effets néfastes sur le vivre ensemble et la démocratie. Elles sont, enfin et surtout, contreproductives puisqu’elles attisent le mythe de l’Eldorado et alimentent le fonds de commerce des passeurs mafieux. Pourtant, à chaque “crise” ou “problématique” des migrants, les gouvernements ont pour seule réponse, ou presque, un renforcement de ces dispositifs de fermeture qui ne font qu’entretenir la dite crise… Prendre le problème à la racine exigerait de transformer en profondeur les politiques d’asile et de migration afin de les rendre plus conformes au mouvement du monde et aux motifs actuels de migration. Afin aussi de rendre profitable à tous un phénomène qui existe de toute façon et n’est problématique que parce qu’il n’est pas reconnu, assumé et encadré. Afin, enfin, d’accorder à tous les droits et libertés que nous nous octroyons et proclamons universels.
La critique laïque de la politique de prohibition des drogues repose sur des constats et raisonnements analogues. La prohibition ne réussit nullement à réduire la consommation de stupéfiants. D’une certaine manière, elle la provoque et la pousse à se pratiquer dans des conditions clandestines et précaires, avec des produits de mauvaise qualité et dangereux. Elle favorise les consommations problématiques, les dépendances rapides et le business des dealers et de la mafia. Elle ravage la santé et les finances publiques. Depuis quelques années, l’échec de la guerre à la drogue est dénoncé par nombre d’experts, d’instances internationales et d’États. Mais nos gouvernements persistent à investir principalement dans la répression des petits consommateurs – qui engorgent inutilement les prisons – sans s’en prendre à l’industrie du crime et au détriment d’une politique de prévention et de prise en charge publique de cet ancestral phénomène de société.
Il en va un peu de même avec les politiques de “déradicalisation” qui ne réfléchissent et n’agissent nullement sur les causes multiples et complexes de la radicalisation djihadiste mais se bornent à détecter, dénoncer, confronter ou réprimer de potentiels radicalisés. Ces pratiques visant des populations ciblées ont des effets stigmatisants qui peuvent en retour nourrir un sentiment d’injustice et des formes de radicalisation.
Face au colossal dérèglement climatique, les politiques publiques se focalisent sur les citoyens pour les inciter – à coups d’écotaxes et d’éco-chèques – à consommer mieux et gaspiller moins, ou pour les culpabiliser de laisser couler le robinet pendant qu’ils se brossent les dents. À l’échelle planétaire, quel est le poids de ces petits gestes quotidiens face à des industries gigantesques qui salissent ou gaspillent des hectolitres d’eau à la seconde et émettent des milliards de tonnes de CO2 chaque année ? Au lieu de vouloir contrôler et limiter la consommation, ne serait-il pas plus décisif de s’attaquer à la base du problème en remettant en question les systèmes de production qui détruisent l’environnement et les entreprises de marketing qui poussent à consommer ce dont nous n’avons nul besoin ? Il est évidemment plus facile de responsabiliser le consommateur – d’autant plus avec un vernis de civisme qui donne bonne conscience – que de résister à la pression des lobbys industriels et de contraindre les détenteurs du grand capital à respecter les règles dictées par l’intérêt général et l’avenir de la civilisation.
DES RACINES À DÉTERRER
Toutes ces réponses politiques manquent d’audace et d’ambition face à l’ampleur des problèmes qu’elles prétendent régir. Elles ne prennent plus les choses à la racine, ne cherchent plus à agir décisivement sur les causes profondes des questions sociales dont elles ont la charge. Elles réfléchissent peu à leurs effets secondaires ou à long terme. Elles manquent de congruence. Bref, elles souffrent d’un déficit de radicalité, entendue au sens de s’occuper du principe premier des choses, d’avoir une action décisive sur les causes réelles d’un phénomène, d’aller jusqu’au bout de chacune des conséquences impliquées par un choix, d’être complet et cohérent.
À moins qu’il n’y ait une certaine cohérence à apporter aux problèmes rencontrés des solutions qui les perpétuent et les aggravent selon une logique de cercle vicieux qui permet aux mêmes politiques inefficaces de se répéter, aux mêmes responsables d’être réélus et à la société de surtout ne pas changer de base… Comme nous l’avions souligné avec nos analyses sur l’Antécrise, le gouvernement par la crise consiste à répondre à la faillite d’un système par le renforcement de celui-ci. La crise financière occasionne la prise de mesures fortes pour sauver la finance et les banques. La crise économique souligne qu’il faut relancer la croissance, intensifier la compétitivité et réduire les coûts du travail. L’ébranlement des frontières par la mondialisation s’accompagne de nostalgies nationalistes ou régionalistes…
Ces politiques publiques manquent encore de radicalité dans le sens où elles oublient ou renient leurs racines, leurs origines, leurs fondements. Elles ont d’abord toutes cédé sur la fonction première de l’instance politique en démocratie. Celle-ci a pour vocation d’organiser la vie collective sur le long terme en vue de l’intérêt général, de porter un projet de société et d’agir sur les structures sociales afin de le mettre en œuvre. Cette ambition a été totalement abandonnée au profit d’une gestion du présent, de la crise et des risques qui ne se soucie ni du passé ni de l’avenir. Ensuite, ces politiques foulent régulièrement aux pieds leurs socles que sont les préceptes de l’État de droit et des traités internationaux de protection des droits humains. Enfin, nous pourrions reprocher à la majorité des partis au pouvoir de renier leurs origines historiques et leurs principes premiers, qu’ils soient libéraux, socialistes, chrétiens ou écologiques.
Au final, à défaut de creuser les racines, on se contente de tailler des arbustes en proposant des aménagements du paysage, en coupant ce qui déborde les lisières, en écartant ce qui détonne dans la clairière…