DANS LE VENTRE DE LA BÊTE

par | BLE, Démocratie, SEPT 2017

La confusion des antisystèmes s’alimente d’une définition souvent floue du système et d’une stigmatisation négative de celui-ci. Le concept de système n’a pourtant rien de péjoratif. Il mérite d’être réfléchi dans toute sa complexité et sa nécessité, ses usages et ses mirages, sa portée et ses protections, ses ramifications et ses machinations, ses détournements et ses retournements.

QU’EST-CE QU’UN SYSTÈME ?

Étymologiquement, le terme vient du grec et signifie “organisation, ensemble” dérivé du verbe “mettre en rapport, instituer, établir”. D’après les dictionnaires, un système c’est d’abord une construction de l’esprit, un ensemble abstrait dont les éléments forment un tout cohérent, ordonné ou coordonné par des lois : une théorie, une doctrine, un système mathématique, linguistique ou philosophique. Ensuite, c’est un ensemble complexe d’éléments naturels de même espèce ou de même fonction interconnectés : le système solaire, nerveux ou digestif. En s’ancrant dans la réalité sociale, le système désigne un ensemble de pratiques et d’institutions organisées en fonction d’un but : un système politique, économique, social, scolaire, monétaire, judiciaire… avec nombres de variantes de chacun d’entre eux. Enfin, le système s’entend comme ensemble de principes ou de techniques mis en application en vue d’un résultat : un système d’exploitation informatique, un système d’alarme, d’éclairage ou de navigation, un système de débrouille, un système de vie.

Il est à chaque fois question d’un ensemble organisé, structuré, dont les parties sont en interactions fonctionnelles et dont l’agencement produit un effet différent de leurs actions respectives. Ils sont en général échafaudés de manière à se perpétuer nonobstant une défaillance ou opposition d’un des éléments qui les composent. Ils ont une tendance au retour à l’équilibre en cas de perturbation et à la néguentropie, c’est-à-dire à la réduction du désordre et à l’organisation croissante. Avec Lambros Couloubaritsis, on peut distinguer les systèmes compliqués (par exemple un engrenage) et les systèmes complexes (par exemple un organisme). Les premiers sont composés d’éléments en relations les uns avec les autres. Plus ses composantes sont nombreuses, plus le système sera compliqué mais il ne sera pas complexe en ce sens que son fonctionnement demeure linéaire et prévisible. Il se perpétue de manière mécanique et figée. Dans un système complexe, les éléments sont en interactions de manière non linéaire et selon des règles locales. Ce système se caractérise par sa plasticité, il est capable d’adaptation et laisse place aux émergences.[1]

Pour cerner un système, quel qu’il soit, il convient de déterminer sa fonction ou finalité, la nature de ses éléments constitutifs, leurs relations ou leurs interactions, sa frontière ou son critère d’appartenance et ses interactions avec son environnement.

Avoir l’esprit de système revient à comprendre la réalité, l’actualité, les situations de façon globale, en soulignant ou débroussaillant les interactions et les interdépendances, en mettant à jour la complexité du monde et des questions. Cette approche systémique nous parait nécessaire pour dépasser les limites ou impasses de la tendance actuelle aux compartimentages, aux segmentations et aux spécialisations ainsi qu’à la pensée binaire. Il faut cependant veiller à ne pas verser dans le sens péjoratif de l’esprit de système qui consiste à vouloir faire prévaloir la conformité à un système abstrait sur une juste appréciation du réel, à plaquer une structure trop théorique sur la réalité en ignorant ses méandres et imprévus. Ce à quoi nous nous appliquons dans cet article comme dans la plupart des analyses de Bruxelles Laïque.

À partir de ces définitions, nous pouvons mieux comprendre le glissement sémantique qui mène à ne plus parler d’un système mais du système et à en faire le mauvais objet. “Le » système est conçu, presque toujours péjorativement, comme  l’armature économique, politique, sociale, morale et idéologique d’une société à un moment donné et perçu comme rigide et contraignant. Il est pérenne et domine les individus, il s’agit donc de s’en émanciper mais il finit toujours par récupérer ceux qui essaient d’y échapper. Dès lors qu’il contraint l’individu, le système, c’est toujours les autres (et l’on comprend mieux tous ces candidats qui blâment ce système qui les empêche de régner). Dès lors qu’un système fonctionne comme une machine où tout est relié et perdure indépendamment de l’action dissidente d’une de ses composantes, quand on passe d’un système à “le » système, on glisse de l’idée de machine à celle de machination et l’on imagine vite un grand complot. Et selon qu’on envisage cette armature sociétale comme un système compliqué ou comme un système complexe, on accordera ou  non ses droits à la liberté humaine et ses chances au changement social…

LE SYSTÈME N’EST PAS LE PROBLÈME

Il y a donc quantité de systèmes, on en trouve un peu partout. Négligeant les systèmes électriques ou vasculaires,  nous nous intéresserons ici aux systèmes qui concernent les libertés, les droits fondamentaux, les solidarités, la laïcité, le vivre ensemble et la démocratie.

Les systèmes ne sont pas forcément les ennemis de l’homme et de la liberté.

Certes, il existe nombre de systèmes de domination tels que l’esclavagisme, l’impérialisme, le colonialisme ou le patriarcat. Ceux-ci s’imposent et écrasent des individus à travers l’entrelacement et le renforcement de pratiques et d’institutions qui forment un système en ce sens qu’il se reproduit indépendamment de la volonté individuelle de ceux qui y participent. De ces systèmes, il s’agit évidemment de s’émanciper lorsqu’on en est victime et de les contester lorsqu’on les constate voire les cautionne malgré nous. Une vigilance est nécessaire pour ne pas les reproduire implicitement. S’émanciper ou ne pas entretenir à notre insu un système de domination renvoie à la question de l’autonomie. Celle-ci consiste à oser développer ses propres normes,  à ne pas subir des ordres imposés par l’extérieur et qui ne font pas sens pour soi, à ne pas être emprisonné dans des systèmes qui décident pour soi ou façonnent les jugements et conditionnent les comportements. L’exercice devient de plus en plus difficile face au monde complexe qui est le nôtre et aux puissances de conditionnement qui s’y déploient.

Tout système de domination n’est cependant pas néfaste à l’humanisme et à l’émancipation. Des techniques et systèmes de domination des forces de la nature ont permis de grands progrès à l’humanité (même si aujourd’hui elle doit reprendre le contrôle sur ces systèmes qui se retournent contre elle). Le contrat social, l’État de droit et ensuite l’État social ont été conçus comme des systèmes de domination, l’un de la guerre civile et de la violence interindividuelle, l’autre de la loi de la jungle du marché et de la lutte des classes, pour assurer la paix civile et sociale. Différents systèmes, de la discipline franc-maçonne à la méditation zen, aident l’individu à travailler sur lui-même et dominer ses pulsions ou ses passions.

La sécurité sociale offre un bel exemple de système qui passe par  la  domination ou régulation de certaines forces sauvages pour mettre en place un système de protection au même titre que les systèmes claniques, familiaux, syndicaux, etc. Le système, dans ce cas, est un filet au service de l’individu puisqu’il le met à l’abri des mauvaises conjonctures et lui permet de rebondir suite à des difficultés. Ces filets sont à renforcer en cette période où les puissances du marché et l’idéologie individualiste les détricotent sans vergogne. Ils sont également à retisser sur de nouvelles trames plus en phase avec les données du XXIe siècle2. Ici aussi la nuance est de rigueur : tout système de protection n’est pas bon en soi. Ils peuvent se rigidifier et se recroqueviller sur eux-mêmes en niant l’humanité ou les droits de ceux qui n’en font pas partie. L’excès de protection, maternelle par exemple, peut aller jusqu’à l’étouffement de l’individu. Les systèmes de protection et de surveillance des sociétés sécuritaires se  déploient  et  se ramifient au détriment de la liberté, des droits fondamentaux et de la vie privée des citoyens…

Les systèmes d’exploitation ont mauvaise réputation auprès des humanistes et des progressistes. On pense évidemment au système capitaliste qui spolie la force de travail des humains et épuise les ressources naturelles. Il les exploite, c’est-à-dire qu’il en tire profit. Et son tort majeur consiste à ne se focaliser que sur son profit, sans le partager, sans se soucier du respect ou de l’avenir de ce qu’il exploite, ni même de la pérennité de son propre fonctionnement. Ce système, qui se radicalise à folle allure, doit être corrigé, transformé, renversé ou remplacé dans le mesure où il se révèle génocidaire et suicidaire. Mais tout système d’exploitation ne partage pas les mêmes défauts ni ne charrie les mêmes dangers. Exploiter signifie tirer profit, faire valoir, utiliser avantageusement, développer les potentiels. Ce que fait un agriculteur avec sa terre ou un enseignant avec son élève, ou encore Windows ou Linux avec les ordinateurs.

Les systèmes d’organisation sont sans doute les plus répandus. Ils se retrouvent partout, de l’État à  l’entreprise  en  passant par les collectifs militants et les tournois sportifs. Ils permettent à un ensemble de personnes – mais aussi d’idées ou de machines – de s’agencer, de fonctionner ensemble, de régler leurs interactions pour atteindre un but commun. On les évaluera selon leur objectif, la cohérence des moyens déployés pour l’atteindre ainsi que leur coût, et surtout leur fonctionnalité.

CRISES ET DYSFONCTIONNEMENTS DES SYSTÈMES

Force est de constater que nombres des systèmes qui ont structuré nos existences et notre vie collective depuis quelques décennies se détraquent aujourd’hui. Qu’il s’agisse de la sécurité sociale dont nous avons parlé, du système scolaire, médiatique ou démocratique : ils sont loin de remplir leurs objectifs premiers, ne sont plus adaptés au cours du monde et dysfonctionnent au point d’être discrédités ou désertés par une foule croissante de gens. On pourrait ajouter à cette liste les systèmes économique et financier qui déraillent hors de la réalité, se déconnectent des besoins de la population et ne sont plus aptes à gérer la production et la distribution des richesses. Ils engendrent, outre de l’exploitation abusive, des effets de domination bien plus poussés et pervers que les systèmes de domination évoqués plus haut. À vrai dire, ces systèmes ne dysfonctionnement pas de tous les points de vue. Pour les financiers, les multinationales ou les géants du web, tout tourne rond et toujours plus vite. Ils tirent d’immenses bénéfices de ce qui nous paraît des ratés et des crises, qu’ils entretiennent et accentuent. Ils sont une minorité mais leurs pouvoirs et profits ne semblent pas près d’être remis en cause.

Du point de vue de la majorité, il paraît impératif  de  réformer  ou   révolutionner ces différents systèmes en crise. La plupart des réponses politiques ponctuelles à ces défaillances ne font que les aggraver. Les instances démocratiques se révèlent chaque jour un peu plus impuissantes – par manque de volonté, d’audace ou de marges de manœuvres – à apporter des réponses structurelles et durables aux impasses du présent, autrement dit à transformer de fond en comble les systèmes qui dysfonctionnent et maltraitent l’humanité ou la planète.

Ne leur faisant plus confiance, des initiatives citoyennes et des mouvements sociaux foisonnent de toute part pour proposer ou expérimenter des alternatives à ces systèmes défaillants. Ces alternatives développent chacune des microsystèmes d’entraide, d’échange, de production, de distribution, de monnaie, etc. Dans cette prolifération, il y a à boire et à manger. Elles méritent d’être confrontées quant à leur pertinence, leur portée, leurs motivations, leur idéologie, leur accessibilité et leurs paradoxes. Toute alternative n’est pas vertueuse en soi. Il y a un tri à établir pour ne pas verser dans une idée de système alternatif ou d’initiative citoyenne aussi  fourre-tout  que le concept d’antisystème.[3] Sciemment ou non, certaines d’entre elles ne servent qu’à donner bonne conscience, à faire diversion, à agrémenter les systèmes dont elles se démarquent et donc à les pérenniser.

Surtout, ces initiatives sont dispersées, isolées, minoritaires (parfois confidentielles, affinitaires ou élitistes). Elles ne font pas système. Or les multiples crises, auxquelles nous avons affaire, s’articulent les unes aux autres, se renforcent mutuellement et composent le diagnostic d’une crise systémique et mondiale qui ne se contentera pas de solutions ou de résolutions locales. L’ensemble des dysfonctionnements font désormais système… Un système entretenu par son inertie, consolidé par sa complexité et défendu bec et ongles par la minorité à qui il rapporte.

Les alternatives se développent jusqu’ici essentiellement dans les marges de la société ou des îlots privilégiés. Elles ne paraissent pas en mesure d’apporter des réponses pour tous, d’intérêt général, aux systèmes défaillants. Elles ne s’organisent pas à la même échelle que les systèmes auxquels elles souhaitent apporter une issue. Elles ne sont pas en rapport de forces suffisant pour engendrer des changements globaux. La question du rapport de forces est fondamentale pour ces alternatives sous peine de n’être que des emplâtres sur une jambe de bois ou des ornements dont le système dominant s’accommode très bien et dont il saura tirer profit. Fondamentale mais compliquée dès lors que faire rapport de forces nécessite de sortir des marges, de prendre de l’ampleur, de gagner le soutien populaire, de s’organiser et s’instituer souvent en passant par les lieux et les médias du pouvoir.

Dans cette perspective, ces  micro-  et  poly- systèmes gagneraient-ils à  s’articuler davantage les uns aux autres, jusqu’à former un système global alternatif ? Des tentatives de mise en réseau d’une multitude d’initiatives sont en cours, des essais de synthèse théorique ou programmatique s’opèrent également.[4] Mais ces démarches peinent à dépasser le stade de la collection ou de l’inventaire pour former un réel système alternatif global, cohérent, organisé et fonctionnel où leur agencement produirait un résultat supérieur à chacune de leur contribution.


[1] Lambros Couloubaritsis, La philosophie face à la question de la complexité. Le défi majeur du 21e siècle, éd. Ousia, 2014, tome I, pp. 49-52.

[2] Cf. “Le politique et la sociale : divorce ou enterrement ?”, Bruxelles Laïque Échos, n°96, pp.41-45

[3] Cf. “De l’impotence d’être antisystème”, pp. 4-7 de ce même numéro.

[4] Par exemple, Edgar Morin, La voie : pour l’avenir de l’humanité, Fayard, 2011.

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