SUBVENTION, PIÈGE A CON ? RÉCIT D’UNE TENTATIVE D’ÉMANCIPATION DE LA SUBVENTION

par | BLE, Economie, MARS 2017, Social

J’ai durant cinq ans travaillé au sein d’une SCOP[1] qui œuvrait dans le champ de l’éducation populaire avec la volonté de promouvoir une éducation populaire politique. Une éducation populaire qui ne consistait pas à instruire ou donner de la culture à … mais qui se proposait de travailler à l’exercice démocratique dans les collectifs et structures qui faisaient appel à nous. Outre sa finalité, cette SCOP, en tentant une cohérence entre sa pratique et son discours, visait à expérimenter un fonctionnement autogestionnaire. Cette SCOP est née d’une recherche action (dont je ne fus pas) au cours de laquelle des travailleurs dans l’éducation populaire, essentiellement dans des associations, décidaient de penser leur travail et le sens qu’ils voulaient lui donner. Un des enseignements de cette recherche les a conduits à penser que le financement de leurs actions, de leurs postes et plus largement de leurs structures via la réponse à des appels à projet modifiait le sens de leur métier et de leurs missions.

SUBVENTION DE FONCTIONNEMENT, SUBVENTION AU PROJET, QUEL EST LE PROBLÈME ?

Jusqu’aux années ‘80, une  grande  partie du financement des associations était constituée de subventions de fonctionnement, d’équipement et de mise à disposition de fonctionnaires. L’État reconnaissait à des institutions privées une compétence a priori qu’il leur permettait d’effectuer une délégation de service public. Nous avons vu ensuite, en France, se réduire à partir des années ‘80 et ‘90 la part de ces subventions dans nos associations au profit de ressources émanant de réponses à des appels à projet. Ce sont précisément ces subventions qui ont été l’objet de notre critique à la constitution de cette SCOP, et après.

PLUSIEURS ÉCUEILS À CETTE PRATIQUE

Ce qui distingue ces deux manières d’attribuer les subventions, c’est que dans un cas – la subvention de fonctionnement – l’État, l’administration, la collectivité territoriale reconnaît en amont, a priori, la compétence de l’association et lui verse une subvention pour une durée assez longue qui lui permet de fonctionner dans le cadre d’une mission qu’on lui laisse  organiser en en définissant les objectifs opérationnels afin de les atteindre à sa guise et sa manière. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de contrôle ou d’évaluation mais que celui-ci ou celle-là ont lieu a posteriori et, qu’ainsi, on peut travailler dans la durée.

Tout inverse est le fonctionnement de la subvention au projet. Les pouvoirs publics ciblent des objectifs très précis et localisés, à  charge pour les associations  qui souhaitent travailler sur le projet de défendre en amont leur stratégie, leurs compétences et la pertinence de leur action pour “avoir le marché”, puisque c’est bien de cela qu’il s’agit. En somme,  il est question de mettre en concurrence les associations entre elles pour accomplir un service.

On est ainsi passé, en quelques années, de services publics fournis par l’État, à une délégation de service public, à travers des associations reconnues par leurs compétences, puis à la mise en concurrence sur un marché de la subvention au projet de structures dont la pérennité économique est devenue dépendante de ce mode de financement. La dernière étape, mais c’est un autre sujet, consistera à faire faire le travail par des bénévoles.

Le premier effet de ce changement de financement consiste globalement à fragiliser le secteur associatif et la pérennité des postes et à mettre sous contrainte budgétaire les salariés. Cependant, les répercussions de ce mode de financement sont bien plus perverses et profondes, elles ont modifié la manière et parfois même le sens du métier de ces travailleurs.

D’une part, quantitativement, nous avons pu observer l’augmentation considérable du temps mis à chercher des financements au détriment du temps mis à exercer en propre son métier.

D’autre part, qualitativement, s’est opéré un changement dans la manière de penser son métier. Le financer, en répondant à des appels à projet, a entraîné toutes les catégories de pensée de la méthodologie de projet dans l’esprit  des  travailleuses et des travailleurs. Une des ambitions de notre SCOP a été de porter la critique de cette idéologie. Brièvement, retenons simplement que “le Projet” comme paradigme de pensée a consisté à rendre toujours plus procédurale la manière de travailler, plus découpée, plus quantitative la manière d’évaluer son action, et ce, par- fois même avant la réalisation de ce der- nier. Nous avons ainsi défendu et montré que ce qui se présentait comme un outil au service de la qualité et de l’évaluation était en réalité un outil de contrôle mais aussi d’auto-censure pour les travailleurs et travailleuses. Il n’est pas rare en effet pour un animateur ou une animatrice d’avoir répondu à un appel à projet pour un temps t+1 en s’appuyant sur l’évaluation supposée d’un précédent projet…  qui n’avait pas encore eu lieu.

Ainsi, c’était moins les compétences techniques d’animation, de travail avec des publics, qui étaient valorisées mais des compétences techniques de gestion et d’écriture d’appel à projet. Évidemment, les acteurs et  actrices  n’étaient,  et ne sont pas, dupes. Des animateurs qui répondaient à ces appels à projet jusqu’aux financeurs avec lesquels nous avions travaillé, tout le monde s’accordait pour dire qu’il trichait avec la réalité. C’est toute l’idéologie de l’efficience, de la rentabilité, de la quantité, du comptable qu’on retrouvait jusque dans des professions qui avaient eu un public, des valeurs, des aspirations d’émancipation voire de révolution.

COMMENT AVONS-NOUS FAIT DANS NOTRE SCOP ?

Pour ces raisons, nous avons donc, sans en faire un dogme, tenté de vivre de notre métier sans répondre à des appels à projet. Il s’agissait d’abord, pour nous, de définir ce que nous voulions faire avant de trouver comment le financer. Notre activité a donc consisté à vendre des prestations  à des associations qui nous payaient, soit sur des budgets propres, soit en utilisant les fonds de la formation professionnelle… soit en allant “chercher” elle-même des subventions pour nous payer.

Dans les faits, c’est la formation professionnelle qui a constitué notre principale ressource, nos interventions prenant la forme de stage. Nos actions étaient accessibles parce que payées dans le cadre de la formation professionnelle, tout allait bien ! Deux réserves cependant revenaient souvent dans l’équipe : pour celles et ceux qui n’étaient pas sur le marché du travail, un tarif dit “militant” restait coûteux ; mais surtout, il nous a été très difficile à tous et toutes de rentrer dans un paradigme marchand, d’oser annoncer un prix, de penser “négociation”, d’assumer “vendre notre force de travail” alors même  que  nous  ne visions aucun profit, juste permettre le paiement de nos salaires.

L’ENVERS DU DÉCOR

Il ne fait pas de doute encore aujourd’hui que de ne plus répondre à des appels à projet nous a permis de définir et choisir notre métier ainsi que la manière de le faire plus aisément qu’avec des postes financés sur la base de projets définis par d’autres.

Cette liberté ne tient pas seulement à la nature de notre financement mais pour beaucoup aussi à notre statut de SCOP. Nous étions les propriétaires de notre outil de travail, décideurs et décideuses de sa destination et de son usage. Ni conseil d’administration, ni actionnaires, ni organismes financeurs publics ne pouvaient définir le sens de notre action. Notons tout de même que nous n’aurions pas craché sur un financement public de type “subvention de fonctionnement”.

En nous inscrivant dans le champ de la formation professionnelle, nous avons aussi été amenés à user de “langue de bois” pour faire reconnaître nos formations par les organismes financeurs de la formation professionnelle. Nous avons par ailleurs certainement sous-estimé en amont d’autres temps d’administration, de gestion, de prise de contact avec nos interlocuteurs, clients ou financeurs. Ce temps de travail a constitué une part notable de notre activité.

Un autre enseignement pour moi qui n’avais jamais été payé autrement que  par l’État – directement ou indirectement via des subventions – a été de me rendre mieux compte de ce que coûtait “du  temps de travail”, de ce qu’il fallait “rentrer” comme argent pour avoir un salaire, payer des cotisations sociales, avoir des congés, etc. Il s’agit ici pour moi d’un enseignement notable dans la mesure où cette expérience m’a permis une appréhension plus fine des enjeux économiques qu’il pouvait y avoir pour des publics non-salariés, artisans et professions libérales.

Une chose est sûre, c’est que cette expérience ne nous a pas permis de vivre de notre travail de manière libérée de la pression économique, de la productivité… et du travail aliéné. Nous avons beaucoup trop travaillé, et ce fut une des causes de la dissolution de cette entreprise.

À cela plusieurs raisons et il importe pour moi ici de ne pas conclure que c’était dû   à l’absence de subventions tant furent nombreuses les variables. L’une, qui n’est pas l’objet de cet article, pourrait tenir au manque d’efficacité d’un modèle qui s’est voulu autogestionnaire, d’un modèle qui a laissé beaucoup de place à la collégialité des décisions, d’un modèle qui n’a pas voulu assumer – qui a même tenté de lutter contre – des formes d’organisation du travail qui ont permis le déploiement du capitalisme, j’entends la division horizontale du travail et la division verticale.

Parmi les autres hypothèses que nous avons régulièrement soulevées au cours de notre expérience, la question du statut. Certes nous étions propriétaires de notre outil et le gérions sans le destiner  au profit et l’accumulation du capital mais cet outil entreprise ne portait-il pas en lui ontologiquement l’esprit du capitalisme parce qu’entreprise ? Je ne saurais dire aujourd’hui si c’est cette dimension juridique qui a pesé le plus. Le fait d’avoir un fonctionnement économique qui s’appuie sur la vente d’une production sur un marché est une hypothèse qui me semble moins douteuse que la seule question du statut. C’est le caractère marchand de notre travail qui serait alors en cause comme il peut l’être aussi pour des associations qui vendent des prestations. Ce qui se joue c’est la question de la concurrence entre les structures entraînant la concurrence entre des travailleurs et travailleuses d’un même secteur voire au sein d’un même collectif de travail. Ainsi, ce serait la logique de marché plus que celle de capitalisme qui serait en cause mettant, de ce point de vue, notre situation sur un pied d’égalité avec celle d’associations en concurrence sur le marché de l’appel à projet.

Finalement, je tiens pour une grande partie responsable non pas la nature de notre financement, mais sa hauteur et sa durée qui impacte sur le temps, mais aussi sur les dispositions morales et psychologiques des travailleurs. Nous avons dû, pour assurer notre équilibre économique, multiplier les interventions, les stages, les missions, faute de n’arriver à vendre que des prestations courtes en durée. Ainsi, la part de notre métier qui n’était pas prise par du temps de rédaction de réponse d’appel à projet s’est vu “remplacée” par un appareillage économique, un travail d’organisation du travail à court terme, un travail de commercialisation, de relation avec des clients dont nous avions certainement minimisé la portée.

La question devient non pas comment est financée l’activité ? mais quelle place prend dans le procès de production de l’activité la recherche de son financement ?

QUE FAIRE ?

Tant de phrases et de mots pour conclure au final que peu importe le flacon… pourvu qu’il y ait assez de liquide pour ne pas penser au flacon… conclusion bien triviale. Alors, si nous prenions la question

par un autre bout ? Ce qu’il faudrait regarder à mon avis c’est le déploiement dans les organisations du travail des termes de la pensée économique : rationalisation, mutualisation, synergie, efficacité, comptabilité, gestion. Évaluations qui peuvent se déployer par-delà les modes de financement. Tous ces termes qui prennent la place de termes d’un autre paradigme qui se dit en : raisonnable, coopération, qualité, service rendu, commun, autonomie, indépendance, égalité.

Ce qui est en jeu autour de la question de la subvention c’est la sortie d’une pensée de l’économie : faire reconnaître la nécessité d’activités sociales dont la valeur se doit d’être incommensurable en terme monétaire. Le déploiement du comptable, du quantitatif à toutes les sphères de la vie sociale y compris dans l’éducation, la culture, le social est ce qui pèse le plus sur la vie associative en France. Il s’agit en réalité de séparer radicalement la valeur sociale fournie par les travailleurs du monde associatif de la manière de les rémunérer afin que le souci se porte uniquement sur le métier et non sur la pérennisation des emplois.

Dans cette perspective, le combat  à mener se situe dans les termes du politique autour du commun, de l’égalité, du service public, de la citoyenneté, de la reconnaissance du métier sans rentrer dans des considérations comptables. De la même manière qu’il y a danger à penser l’organisation collective à travers le seul prisme de l’autogestion… qui risque d’être toujours de la gestion si on n’y prend pas garde. Le risque est grand de défendre le travail effectué par les associations parce qu’elles effectueraient un travail “rentable” pour la société avec un calcul des externalités positives de leurs actions telles que : “la culture crée de la richesse parce qu’elle fait travailler aussi les commerçants”, “l’alphabétisation permet aux gens de s’intégrer sur le marché du travail”, “la délinquance a un coût pour la société, il faut donc défendre le métier d’éducatrice”, etc.

C’est en terme de “droit à”, droit à la santé, droit à l’éducation, droit à la culture pour les publics plutôt que pour les associations qu’il y a à lutter auprès des pouvoirs publics. Ainsi, on évitera, d’une part, de rendre comptable ce qui ne doit pas l’être, d’autre part la mise en concurrence des acteurs et actrices qui œuvrent dans les champs du social, de la santé, de l’éducation… Pour ce faire, c’est d’alliance entre les associations, de coopération entre les acteurs des territoires dont nous avons besoin. De ce que j’ai pu observer en France à l’occasion de réformes visant à modifier les règles d’attribution des subsides d’État sous couvert de mutualisation, maîtrise de l’argent public, synergie etc., il y a eu bien des gagnants : les grosses associations au détriment des petites, parfois même des entreprises, mais rarement le public visé !


[1] Société Coopérative de Production

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