CONSCIENCE UTOPIQUE ET ESPACE DE JEU DÉMOCRATIQUE

par | BLE, Politique, UTOPIES

Quel est l’intérêt actuel de la notion d’utopie ? Quels enjeux sociopolitiques charrie-t-elle dans la conjoncture présente ? Cet article vise à apporter quelques éléments de réponse à ces questions en revisitant la théorie de l’utopie élaborée par le sociologue Karl Mannheim en 1929, en pleine crise de la République de Weimar, quelques années avant l’arrivée au pouvoir des Nazis et le démantèlement des institutions démocratiques. En se basant sur les écrits de Mannheim, le présent essai met en relation l’utopie en tant que structure de conscience avec la lisibilité des événements sociopolitiques, c’est-à-dire la capacité des individus à faire sens de ce qui leur arrive afin de s’orienter dans la réalité d’une manière autonome et critique.   

Les sens divers de l’utopie et leur point commun

Depuis la parution de Utopia par Thomas More (en 1516), le mot « utopie » – du grec ancien « u-topos », « nulle part » ou « non-lieu » – est habituellement associé à deux sortes de phénomènes. D’une part, à un type d’œuvre littéraire dépeignant des communautés humaines et politiques fictionnelles et idéales (la République de Platon, La Cité du Soleil de Tommaso Campanella, La nouvelle Atlantide de Francis Bacon, Le Phalanstère de Charles Fourier…). La raison d’être de ce type de littérature est d’exercer une critique sociopolitique : il s’agit de réfléchir sur l’ordre social et politique présent en le mettant à distance grâce à un récit de voyage dans un lieu imaginaire. Cela permet d’exhiber les traits fondamentaux de la société actuelle en tant que contingents et donc en droit questionnables, tout en proposant des réformes et en évitant en même temps de s’exposer de manière trop immédiate à la censure. D’autre part, par extension, l’utopie – narrée chez Thomas More par un certain Raphaël Hythloday, dont le nom d’origine grecque ancienne pourrait se traduire comme « débiteur d’absurdités » – devient associée à une manière de penser politique idéaliste et complètement détachée des réalités.

A considérer ces deux usages de la notion simultanément, on peut dire que ce qui est problématique dans l’utopie du point de vue de ses critiques est la même chose que ce que l’utopie vise à problématiser : le rapport au réel et en particulier à l’ordre du monde présent, à ce qui y est réellement possible versus ce qui n’est que douce rêverie. Dans cette mesure, cependant, le problème de l’utopie dépasse largement aussi bien la littérature utopiste que la critique de l’idéalisme en pointant vers les questions de la possibilité de l’action politique et du sens de cette dernière. C’est probablement dans l’articulation qu’elle permet de ces thèmes que réside son intérêt politique et philosophique continu.

Le présent article propose de réfléchir sur cette articulation en mobilisant des idées développées par le sociologue Karl Mannheim (1893-1947) dans son essai « La conscience utopique », paru dans le recueil Idéologie et utopie (1929). Mannheim posait ce problème dans un contexte politique très critique, celui de la dissolution de la République de Weimar et la montée du nazisme. A ses yeux, il était clair que la question de l’utopie était liée d’une manière décisive au destin de la démocratie. En essayant de comprendre la nature de ce lien, le présent article vise à fournir des éléments pour réfléchir à la situation politique présente, caractérisée elle aussi par la montée en puissance de l’extrême droite.

L’idéologie et l’utopie selon Mannheim

Mannheim élabore son concept d’utopie en établissant d’emblée un lien entre elle et l’idéologie. Idéologie et utopie seraient d’après lui les deux formes possibles de la fausse conscience politique, c’est-à-dire deux « représentations situationnellement transcendantes », ou non-congruentes avec la réalité sociale, au sens où leur contenu ne peut se réaliser au sein de la situation dans laquelle elles cherchent à agir (et à faire agir). Ainsi, l’idéologie refléterait l’expérience issue du conflit politique selon laquelle la pensée des groupes dominants est à tel point sujette à leurs intérêts qu’ils finissent par devenir incapables de percevoir des faits qui auraient un effet dérangeant pour leur conscience de dominants. Quant à l’utopie, elle refléterait une expérience similaire, mais allant dans le sens inverse, à savoir que certains groupes sont à tel point intéressés dans la liquidation d’un ordre social oppressif qu’ils ne perçoivent dans une situation donnée que les éléments susceptibles de permettre l’action transformatrice désirée, et inhibent les signaux qui pourraient paralyser le désir de changement[1].

Ce qui est commun dans ces deux formes de la fausse conscience, c’est donc leur manquement de la réalité : toutes deux se désintéressent au fond de ce qui est effectivement, dans le présent, pour anticiper sur la transformation de l’ordre établi dans le cas de l’utopie et pour s’attacher à une image dépassée et/ou illusoire de cet ordre dans le cas de l’idéologie. Des pans entiers de la réalité, perçus pourtant de manière inconsciente, font ainsi l’objet d’une négation collective.

La symétrie entre idéologie et utopie que ce raisonnement semble induire n’est cependant qu’apparente. Une fois leurs points communs établis, Mannheim insiste sur l’asymétrie des formes de conscience idéologique et utopique, et sur la primauté logique de cette dernière sur la première[2]. Certes, idéologie et utopie sont toutes deux des « idées situationnellement transcendantes », et donc « irréelles », au sens où leur contenu ne peut se réaliser au sein de leur contexte de référence. Cependant, ces deux formes de la fausse conscience politique diffèrent considérablement dans leur « irréalité » : tandis que les utopies sont des représentations qui ne correspondent pas à l’état actuel du monde mais qui peuvent (et veulent) néanmoins transformer ce dernier, les idéologies sont des représentations qui, tout en ne correspondant pas à l’état actuel du monde, soit ne parviennent jamais à la réalisation de leurs constituants, soit le font dans un sens qui n’était pas visé par elles, et qui soutient l’ordre établi. Là où l’utopie, au moment du passage à l’acte, bouleverse, au moins partiellement, l’être-social vis-à-vis duquel elle se montre incongrue, l’idéologie, au contraire, conforte et consolide le régime de vie par rapport auquel elle est en décalage, puisqu’elle motive des actions qui ne mettent pas en cause l’ordre actuel des choses, voire qui le renforcent[3].

En outre, Mannheim présente l’idéologie comme étant toujours en réaction à l’utopie. En un sens, l’utopie est efficace déjà par le seul fait d’être appréhendée par les dominants comme étant potentiellement menaçante, c’est-à-dire qu’il suffit déjà, avant même de produire des effets matériels, qu’elle s’exerce au niveau de l’inconscient des dominants. Les représentations idéologiques seraient alors des mécanismes de défense inconscients ou préconscients qui visent à renvoyer dans l’irréalité toute forme de pensée utopique. C’est ce qui explique que les dominants, dont la légitimité est remise en question par l’utopie, tendent à confondre les utopies qui sont principiellement irréalisables avec celles dont l’effectuation est momentanément impossible, c’est-à-dire qui pourraient être réalisées, en transformant certains segments du régime de vie actuel. Ainsi, la crainte des dominants à l’égard de l’utopie viendrait de l’intuition inconsciente du rapport dialectique qui existe entre l’utopie et la réalité : comme dit Mannheim, c’est l’être-social même qui engendre des utopies qui le dévastent et l’expulsent au-delà de lui-même. L’utopie est en ce sens le principal facteur du dynamisme de l’histoire moderne, du processus de démocratisation qui la caractérise, apte à démontrer dans les faits-mêmes la contingence de l’ordre actuel du monde – ce que les dominants comprennent très bien, d’où leurs efforts visant à refouler et à discréditer les représentations utopiques.

En exprimant cela dans le langage des catégories modales, on peut dire que le propre de l’idéologie est la négation de la possibilité de la transformation de l’état actuel du régime de vie. Elle tend à rendre l’idée du changement insensée et, par voie de conséquence, à sanctifier l’ordre actuel des choses, en le présentant comme nécessaire. En ce sens, l’on peut dire que la fonction de cette forme de fausse conscience est le refoulement dans l’inconscient collectif de l’expérience de la contingence – du sentiment que « tout pourrait être autrement » – par le biais de l’hypostase du factuel en nécessité absolue (TINA – « There is no alternative! »). Bien entendu, la conscience idéologique n’y parvient pas uniquement par le biais de la critique des représentations utopiques, mais par le biais d’une gamme de pratiques de pouvoir et de techniques intellectuelles mises en œuvre par des appareils institutionnels (école, église, presse, droit, police, prison, etc.). À l’inverse, la fonction de l’utopie est la transformation de l’existant au travers de l’affirmation de la contingence de ce qui est, de la négation du caractère idéal et nécessaire de ce qui n’est que factuel – ce qui, poussé trop loin, peut avoir comme conséquence pathologique de passer à côté du réel en tant que factualité efficiente, d’où les critiques et accusations récurrentes (souvent justes) d’« utopisme » à l’égard de certaines tendances politiques. Tout comme l’idéologie, la conscience utopique ne s’affirme pas simplement sous la forme de la critique théorique du régime actuel de vie, mais aussi à travers le refus (déclaré ou tacite) de se soumettre aux appareils idéologiques et répressifs qui le soutiennent et à travers la recherche constante de pratiques et de formes de vie alternatives à celles promues par le système de pouvoir en place.

Ainsi, l’élément commun aux deux formes de la fausse conscience que sont l’idéologie et l’utopie, sous leur forme idéaltypique en tout cas, est la réification du rapport dialectique entre le possible et le factuel par la voie de leur dissociation. Là où l’idéologie affirme la nécessité absolue de l’ordre actuel des choses, niant jusqu’à la possibilité même de la contingence, l’utopie affirme la contingence absolue de l’ordre du monde et lui dénie ainsi sa dignité et sa nécessité, en la faisant apparaître comme « pure factualité ».

Une intuition remarquable de Mannheim est que les utopies historiquement efficaces ne sont pas des représentations qui flottent librement dans l’espace public, mais sont toujours portées par des groupes et des couches sociales spécifiques et correspondent aux aspirations sociopolitiques de celles-ci. Dans une société où diverses classes et groupes humains sont en compétition les uns avec les autres sur les plans politique, économique et culturel, il est possible de relever l’existence de plusieurs utopies concurrentes dans une même tranche de temps donnée (Mannheim en identifiait quatre à son époque : l’anarchisme, le libéralisme humanitaire, le socialisme/communisme, et le conservatisme). Mannheim suggère qu’il ne s’agit pas simplement d’une coexistence ou d’une simple succession diachronique des utopies, mais bien d’une dialectique historique où chaque forme d’utopie distincte est la contre-utopie des autres, et où ces positions polémiques à la fois se combattent et se nourrissent mutuellement, en créant un champ de forces politiques. C’est aussi précisément à partir de ces positions « contre-utopiques » que les acteurs sociopolitiques deviennent capables de critiquer les idées de leurs adversaires (et se faire critiquer les leurs) en tant qu’idéologiques, utopiques (au sens péjoratif du terme) liées à des intérêts de classe, etc.

Enfin, il faut mentionner que Mannheim ne se contente pas de corréler les diverses formes objectives de l’utopie à des couches sociales, comme si celles-ci s’en emparaient seulement après coup, mais il fait dériver ces formes objectives de l’utopie à partir d’un principe subjectif actif qu’il nomme la « conscience utopique ». Selon le sociologue, une conscience peut être qualifiée d’utopique dans la mesure où « la figure telle ou telle de l’utopie n’est pas seulement un ‘‘contenu’’ vivant de la conscience concernée, mais qu’en tendance du moins elle investit la conscience dans toute son envergure »[4]. En d’autres termes, une conscience est dite utopique dans la mesure où la forme de l’expérience vécue, la forme de l’agir, la façon de penser, et surtout, la forme du vécu du temps historique s’organisent toutes à partir des désirs, des attentes et des fins que cette conscience se donne sous la forme de son utopie – donc, dans la mesure où, c’est à partir de ces désirs, attentes et fins qu’elle confère un sens unitaire à l’enchaînement de ses expériences, qui seraient autrement dispersées[5]. La conscience utopique assume ainsi chez Mannheim la fonction d’un principe architectonique du temps historique, d’articulation subjective a priori de la compréhension du train du monde comme totalité de sens, c’est-à-dire comme Histoire. La conscience utopique en tant que mise-en-forme est « l’indice le plus précieux dont nous disposons pour inférer la structuration d’un champ de conscience (…). Comment un groupe concret, comment une couche sociale articule le temps historique, cela dépend de son utopie »[6].

Le concept de réalité de l’utopie et l’espace de jeu démocratique

Pour Mannheim, la conscience utopique est ainsi une condition fondamentale de la connaissance du monde historique et social en ce qu’elle délivre aux acteurs sociaux des schémas de lecture des événements, d’interprétation des tendances existantes, donnant ainsi le pouvoir à ces acteurs de déterminer leurs actions de manière autonome et rationnelle (c’est-à-dire moyennant le calcul, la prospective, la prévention, etc.). Si la conscience utopique n’est pas une garantie d’une lecture juste ou exacte des enjeux sociopolitiques, elle en est néanmoins une condition de possibilité, et ce d’autant plus que la pluralité de ces lectures (en fonction de la pluralité des utopies) s’affronte et se mesure dans une arène politique publique, et est ainsi sanctionnée

  par la réalité objective qui est le résultat de ces luttes. Ce qu’on appelle « réalité » d’un point de vue sociopolitique pourrait ainsi être comprise comme un champ de forces structuré par les diverses tendances politiques qui s’y affrontent, notamment celles utopiques. Dans la mesure où elle consiste à nier la consistance de la réalité actuelle en tant que fait donné et immuable, l’utopie est le ferment actif d’un concept de réalité entendue comme contexte ouvert, c’est-à-dire un grand texte co-écrit (mais jamais terminé) à partir de perspectives antagonistes, et dont la totalité reste cohérente en soi. L’idée d’une pluralité de visions du monde se percevant les unes les autres comme des idéologies ou des utopies (au sens péjoratif) et se critiquant mutuellement au sein d’un espace démocratique est fondée sur ce concept de réalité.

Le concept de la réalité comme contexte ouvert des phénomènes, en tant que présupposé implicite d’un espace démocratique moderne, permet d’anticiper, de contrôler et de négocier efficacement l’émergence de facteurs dont les conséquences pourraient autrement être ingérables. En même temps, ce concept de réalité est intrinsèquement fragile dans la mesure où elle dépend d’une performance, d’une confirmation ou d’une validation de l’expérience qui est toujours à venir et qui, justement, pourrait aussi bien ne pas venir du tout. Cela signifie que vivre selon ce concept de réalité est exigeant et risqué car son maintien dépend de la capacité d’intégrer et de garder sous contrôle une série ininterrompue de faits nouveaux, de s’y adapter, de se laisser transformer par la nouveauté. Il s’agit d’un fardeau qui n’est pas toujours également soutenable pour tous. La question est ainsi de savoir ce qui se passe lorsque la cohérence de la réalité comme contexte est démantelée et lorsque le sujet qui habite cette réalité a le sentiment d’en perdre le contrôle : en bref, lorsque, en temps de crise, l’incohérence devient la règle.

L’histoire enseigne que dans ce genre de situation, la tentation peut naître de se débarrasser du malaise provenant de l’incohérence et de la perte des repères non pas en faisant un effort pour retrouver la cohérence perdue à un niveau supérieur, mais en cassant délibérément les modèles établis de cohérence formelle dans le cadre de la réalité comme contexte ouvert. C’est ce processus que Mannheim, témoin du naufrage de la démocratie constitutionnelle de Weimar, nommait « reprimitivisation fasciste »[7]. Il entendait par là une régression vers un état primitif d’élaboration d’affects et de pulsions dont la caractéristique la plus saillante est l’absence de réflexivité, s’exprimant comme l’expérience vécue du don immédiat et total du réel dans un acte de perception – ou encore, sous la forme de l’acceptation inconditionnée de discours idéologiques jouant sur l’invocation de figures mythiques démesurées, telles le « complot judéo-bolchévique » (ou « islamo-gauchiste »), la « guerre des civilisations », le « Grand Remplacement », l’effondrement climatique et la guerre pour la survie qui s’ensuivra, etc. C’est là évidemment, aujourd’hui comme hier, le propre des discours d’extrême droite.

Face à ces discours, les démocrates de tous bords doivent se rendre compte de l’importance des contre-discours utopiques capables de parler au vécu des divers groupes sociaux affectés par les crises multiples que nous vivons. Cela ne peut se faire que moyennant l’écoute et l’amplification dans l’espace public, des préoccupations, besoins, et propositions de transformations correspondantes, des groupes sociaux les plus dominés, les plus démunis, en particulier et spécifiquement ceux visés par les discours d’extrême droite : les minorités ethniques et raciales, les immigrés et réfugiés sans-papier, les femmes, les segments les plus marginalisés des classes populaires, les minorités de genre… Ce que l’on peut tirer des réflexions mannheimiennes sur l’utopie dans un esprit d’éducation permanente, c’est que c’est dans les idées oppositionnelles et critiques de la société actuelle développées par ces groupes, dans leurs exigences de radicalité, qu’il faut puiser pour renforcer les énergies utopiques nécessaires pour défendre l’espace public démocratique.  


[1] Karl Mannheim, Idéologie et utopie, trad. J.-L. Évard, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2006, p. 32.

[2] Ibid., p. 80.

[3] Ibid., p. 160.

[4] Ibid., p. 169.

[5] Ibid.

[6] Ibid.

[7] Karl Mannheim, « An Introduction to Sociology », In : Karl Mannheim, Sociology as Political Education, ed. D. Kettler et C. Loader, New Brunswick/London, Transaction Publishers, 2001, p. 33.

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